Eugène Le Roy
Le Moulin du Frau (1891)
Bibliothèque-Charpentier, (p.i-TdM).
AVANT-PROPOS
I
Je ne me rappelle pas avoir jamais eu, du tempsque j’étais critique, l’occasion d’apprécier un romanrustique offrant la moindre ressemblance de factureavec le Moulin du Frau. Le Marquis des Saffras,de La Madelène, les Païens innocents, de Babou,non plus que le Chevrier, de Fabre, et le Bouscassié,de Cladel, ne sauraient lui être comparés.L’arrangement de la réalité, l’inquiétude constantede la forme, qui s’accusent également dans cesœuvres rudes ou délicates, ne s’aperçoivent pasune fois dans le Moulin. Ici, nul artifice littéraire «l’auteur» est absent, il semble que le livre se soitfait tout seul, soit venu de lui-même.
Quand je lus dans l’Avenir de la Dordogne lespremiers feuilletons, je fus pris d’emblée au charme,absolument nouveau, d’une naïveté d’exécution sansanalogue dans mes souvenirs. Le récit se déroulaitsi simplement à travers les villages, les champs,les landes et les bois, qu’on eût juré l’histoire dumeunier écrite par le farinier en personne. Rien deprémédité, d’agencé: le Périgord comme il est etles Périgourdins comme ils sont, voilà tout. Oui,c’est bien le meunier qui raconte au jour le jourla vie de sa famille et celle de ses voisins, qui nousdit bonnement leurs idées, leurs peines, leursgaietés, au fur et à mesure que tels ou tels incidentsles déterminent, sans qu’il tente jamais de combinerces incidents pour en tirer un effet ou une situation.Et cependant, quel intérêt elles éveillent, ces existencestout unies, où les surprises et l’extraordinairen’ont point de place! Quel attrait dans ces tableauxdu monotone train-train rural!
On pourrait dire que, par là, le Moulin du Frauest un tour de force, si l’effort se trahissait en quelqueendroit. Mais non. Si nous sommes conquis dèsle début et gardés jusqu’au bout, cela tient avant toutà l’entière sincérité du narrateur, à ce qu’il a vécuson sujet:
«Le pays où l’on naquit, où l’on a grandi, où, petitenfant, on tendait des gluaux au bord des mares clairesfréquentées par les linots et les chardonnerets; les taillis,les chaumes et les maïs que, jeune homme, on a tantde fois arpentés, guêtres au mollet, carnassière au flancet fusil sur l’épaule; le paysage familier enfin, qui vousa pénétré insensiblement, voilà ce qu’il faut décrire, carvoilà seulement ce que vous rendrez avec puissance, defaçon à impressionner votre lecteur. C’est qu’il faitpartie de nous pour ainsi dire, ce paysage, c’est qu’ilest en nous, qu’en le donnant nous nous donnons nous-mêmes:il vit et, partant, il émeut.
«L’écrivain aura beau disposer d’une langue riche enmots qui peignent et qui sculptent, je le défie de metoucher par la description, quelque matériellementexacte qu’elle soit, d’un pays traversé en touriste ou vupar une portière de voiture. La nature n’a pas de cesfacilités de courtisane et ne s’abandonne pas ainsi aupremier passant venu[1].»
II
Cette sincérité du narrateur, déjà si précieuse enelle-même, est servie, dans le Moulin, par une justesse de vision des plus rares — et mise en valeur par une prose singulièrement expressive, maisqui, par bonheur, n’a aucun rapport avec le styletendu, compliqué, surchargé, dont les professionnelsdu pittoresque font un usage si fatigant. Elle estau contraire aisée, courante, toute spontanée… Etcomme elle convient, comme elle s’adapte auxchoses et aux personnages représentés!
Personnages? Ce n’est pas le mot. Un «personnage»est toujours plus ou moins de convention,et je vous répète que nous avons affaire ici à lanature seule. Vous n’y trouverez donc point depersonnages, vous y verrez uniquement les gens duterroir périgourdin, chacun avec son allure propre,ses traits, ses façons et ses dires, si fidèlementreproduits qu’on s’écrie à toute minute: Mon Dieu,que c’est vrai, comme c’est cela! — Et, notez-lebien, car ce n’est pas la moindre originalité de celivre si particulier, jamais ils ne sont amenés deforce dans le récit, ils y paraissent, ils y passent àleur heure, vous les y rencontrez comme on lesrencontre dans la vie… Et si vous ne les reconnaissez pas à première vue, c’est que vous y mettrezde la mauvaise volonté, tant ils sont d’une ressemblancecriante! Tenez, les voici, «messieurs» etpaysans:
Les meuniers du Frau, les Nogaret, laborieux et rangés, mais de cœur généreux, accueillants auxporte-besace, serviables aux voisins dans la gêne,et qui, républicains fiers de leurs quatorze quartiersde meunerie, ne s’en laissent pas plus imposer parla grosse importance des bourgeois tout neufs quepar les grands airs des hobereaux en bottes molleset en casquette à deux becs; — M. Silain de Puygolfier,type du gentillâtre insouciant et dissipateur,chasseur de lièvres et de bergères, buveur,joueur, perdant aux cartes l’argent de la paire debœufs qu’il vient de vendre sur le foirail; sa fille,«la demoiselle», qui vieillit au logis, délaissée etcharmante, regardant avec une mélancolie résignéeles métairies, attachées de temps immémorial aucastel de famille, s’en aller une à une aux mainsdes marchands de biens; — le petit tailleur sec ettaciturne qui, après avoir ruminé toute la semainel’article socialiste de la Ruche en tirant l’aiguillesur son établi, s’évertue inutilement, dans les veillées d’hiver où l’on énoise, à catéchiser la tabléedes métayères et des bouviers, lesquels réserventleur attention effarée à des histoires de l’autremonde: la chasse-volante, le loup-garou, la biche-blanche,contées en tremblant par le garçon-meunierGustou; — Nancy, la bâtarde de l’hospice; labonne Mondine, servante chez les Nogaret; lefacteur Brizon; le rebouteux Labrugère; et le curé, et le sacristain, et le sorcier, et le maréchal, et lesmuletiers, conducteurs de minerai, et les charbonniers de nos forges disparues, dont les hauts fourneauxflambaient toute la nuit, embrasant la nappenoire des étangs! qui sais-je encore? car ils y sonttous, nos ruraux, et saisis sur le vif, définitivementfixés par le meunier Hélie ou par le maîtreEugène Le Roy, que, j’ai beau faire, je ne puisdistinguer l’un de l’autre.
Nos paysages ont trouvé leur peintre, qu’on nesurpassera point: les coutumes, les travaux et lesfêtes de nos campagnes, un conteur qui ne serapas égalé. Si vous ouvrez le volume, vous ne lefermerez pas avant de l’avoir lu tout entier, d’uneaffilée, — et vous le reprendrez souventes fois, jevous le prédis: vous surtout, compatriotes, queles exigences de la vie retiennent dans la grand’ville,mais qui gardez au cœur le regret violent du«pays», où vous reviendrez sur le tard pour yvieillir doucement et reposer à côté de vos anciens.
Ah! quelle joie pour nous, les Parisiens, quelenchantement qu’un ouvrage pareil! Il est de ceuxqu’on installe sur le bas rayon de la bibliothèque,dans la rangée des «amis», à portée de la main.C’est là que je le placerai. En attendant, je vaiscommander pour lui une de ces reliures solides et cossues d’autrefois, une reliure en veau fin, couleurdes armoires de noyer aux veines foncées quidécorent nos fermes et nos manoirs périgourdins:je veux à ce livre un vêtement durable commelui.
Alcide DUSOLIER.
I
C’était à Périgueux, le soir de la Saint-Mémoirede l’année 1844. Nous étions à souper dans notrepetit logement de la rue Hiéras; il y avait là mononcle Sicaire, le meunier du Frau, et son vieux camaradeet ami, M.Masfrangeas, chef de bureau à laPréfecture, puis moi troisième, jeune drole de seizeans. La quatrième place était celle de ma mère;mais la pauvre femme ne s’asseyait que par moments,tant elle était occupée du service, comme c’est lacoutume chez les petites gens, dans notre vieuxPérigord. Parmi les amis de mon pauvre défuntpère, ma mère était en grande réputation de bonneménagère et de fine cuisinière, et ce soir-là elle nela faisait pas mentir; aussi lorsqu’après la soupe etle bouilli, elle apporta un gros barbeau en court-bouillon,M.Masfrangeas ouvrit les nasières et, ense penchant un peu, renifla doucement le fumet bonsentant qui montait du plat: Ha! Ha!
— Tu vois Frangeas, dit mon oncle, que je suisde parole; je t’avais promis de te faire manger unbarbeau de quatre livres pour le moins, et le voilà.
— C’est vrai, et tu fais bonne mesure, car celui-làen pesait au moins cinq.
Là-dessus mon oncle servit à son ami, dont ilécourtait le nom par coutume d’enfants, de même quel’autre l’appelait Rétou, un gros morceau de la bête,et la tête, à laquelle tenait un joli morceau du collet.
— Ho! Ho! faisait M.Masfrangeas, là! là! doucement!Mais on voyait bien, quoiqu’il ne fût pasfaçonnier, que c’était un peu par honnêteté, et quecette part ne lui faisait pas peur, et la preuve, c’estqu’il y revint.
— Tiens, cherche là-dedans les instruments de laPassion, dit mon oncle, en lui donnant la tête, on ditqu’ils y sont tous; pour moi, je ne les y ai jamaisvus.
— C’est que vous êtes un païen, mon pauvreSicaire, dit ma mère, qui fort en retard, mangeaitseulement sa soupe.
— Le gueux! reprit mon oncle en se riant, j’aibien cru le manquer; j’en ai eu tout mon faix de letirer de son trou, sous le roc de Marty.
— Tu finiras par y rester quelque jour, ditM.Masfrangeas, sans autrement s’émouvoir; maisil disait ça sans y croire, pour parler, et de vrai, ilétait bien attrapé à sa tête de barbeau.
— Bah! fit mon oncle, nous autres meuniers,nous plongeons comme des loutres.
Après le barbeau, ma mère apporta un beau platd’oronges cuites sur le gril avec de l’huile fine et unpetit hachis dedans.
— Diantre! madame Nogaret, vous nous traitezjoliment bien, dit M.Masfrangeas.
— Je n’ai pas grande peine à ça, voyez-vous,monsieur Masfrangeas; c’est Sicaire qui a porté leschampignons, comme le barbeau, et aussi l’autrebête qui est à la broche.
— Oui, oui, mais il n’y a que vous pour arranger les affaires aussi bien. Vous serez toujours la plusfine cuisinière que je connaisse dans notre pays oùelles ne sont pas rares pourtant. Le chef de la Préfecturen’est qu’un gargotier au prix de vous.
Et la pauvre bonne femme souriait, heureuse devoir son hôte content; toutefois allant à la cuisine etsongeant à son défunt mari, mon père, qui aimait àse réjouir à table avec ses amis, elle essuyait sesyeux mouillés.
Nous buvions de bon petit vin du Frau, et mononcle ne le ménageait pas. Les gobelets d’une roquilleétaient toujours pleins, et il conviait souventM.Masfrangeas à vider le sien en trinquant. D’eausur la table, il n’y en avait point, selon l’anciennecoutume du pays, et personne n’en demandait.
Après un petit moment, pendant lequel j’avaislevé les assiettes, ma mère revint apportant un levrautpiqué de lard sur le râble et les cuisses, etallongé dans son plat, comme une grenouille quisaute à l’eau.
— Que dis-tu de cette bête, Frangeas?
— Je dis, mon vieux Rétou, que c’est un joli levrautd’avocat, et qu’il est rôti si à point qu’il yaura du plaisir à lui dire deux mots; oui.
— Surtout, ajouta mon oncle, avec une ailladecomme les sait faire ma belle-sœur, hein?
— Seulement, reprit M.Masfrangeas, une choseme dérange; tu n’étais pas, bien entendu, en règleavec la loi.
— Quelle loi?
— Hé! la nouvelle loi du trois de ce mois. Dorénavanton ne pourra plus chasser qu’à de certainesépoques, et avec ça il faudra un permis qui coûteravingt-cinq francs.
— Une propre loi! s’écria mon oncle. Ah ça, ce vieuxfarceur de Philippe a donc encore besoin d’argentpour doter quelqu’un de ses enfants? S’il n’y a que moi, pour lui foutre vingt-cinq francs, il attendralongtemps!
Ah! il va bien, le fils d’Égalité; le mois dernier,c’était la loi sur les patentes: voilà que nousne pourrons plus faire moudre, travailler, sans lepayer; aujourd’hui, nous ne pourrons plus tuer unlièvre dans notre rétouble sans le payer encore!
— Allons! allons! faisait M.Masfrangeas en riant,pour le calmer; mais mon oncle était parti.
— L’argent! l’argent! ils ne connaissent que ça,lui et toute sa clique; il faut payer deux cents francsde taille pour être électeur; ça fait que des vieillesbêtes, comme chez nous ce grand Champalimaou deLoubignat, nomment nos messieurs à cinq centsfrancs, et moi et tant d’autres, nous n’avons que ledroit de payer; de payer pour travailler, de payerpour respirer, de payer pour chasser!
Mais ça ne peut pas durer longtemps commeça!
— Mon pauvre Rétou, dit M.Masfrangeas, çadurera plus que nous.
— Jamais de la vie! s’écria mon oncle, dans quelques années tu verras ça. Vous autres, dans les bureaux,vous ne savez pas ce qui se passe. Les mairesne disent à la Préfecture que ce qui peut faire plaisirau gouvernement. Laisse faire un peu, les gens sontbien sots, mais ils commencent à s’embêter d’êtreécrasés sous la charge et rondinés comme des ânesqu’on mène au moulin.
— Tu as raison, mauvaise tête, mettons-le, ditM.Masfrangeas; mais avec tout cela le levraut va serefroidir.
— C’est vrai; tu vas voir.
— Hélie, mon fils, dit mon oncle en aiguisant soncouteau avec le mien, c’est le moment de descendreà la cave. À droite, dans le coin, tu prendras dans lagrande caisse où il y a de la paille, trois bouteilles de ce vin de Saint-Pantaly que l’ami Cluzel avait donnéà ton pauvre père… et ne les secoue pas, tu entends.
— Trois bouteilles! fit M.Masfrangeas, et qu’enveux-tu faire?
— Pardieu, les boire, dit mon oncle en attrapantle levraut.
— C’est trop, nous en avons déjà bu quatre.
— Ah, bah! quatre et trois font sept; qu’est-ceque c’est que ça à nous trois, car je ne compte pasma belle-sœur.
Quand je remontai, M.Masfrangeas était en trainde dire ses deux mots au râble du levraut. Mon oncledéboucha doucement une des bouteilles et remplitles verres, puis, prenant le sien, il le leva: Nousallons commencer par boire à la santé de l’ami Masfrangeas!Et les verres se choquèrent, et chacun vidale sien rubis sur l’ongle.
— Eh bien! Comment le trouves-tu, Frangeas?
— C’est un crâne vin, du bouquet, de la finesse,passablement de corps… Cela vaut mieux que tousles bordeaux du commerce.
— Qu’on fait avec du vin de Domme et de Bergerac,acheva mon oncle. Allons, mon vieux, unautre petit morceau de cette cuisse, tiens…
M.Masfrangeas fit bien: Oh! oh! mais ce n’étaitpas trop sérieux.
Une bonne salade de chicorée à l’huile de noixvierge, pressée au Frau, avec force chapons à l’ail,termina le repas.
Puis ma mère servit le dessert: de bons petits fromagesde Cubjac, des noix, des pommes, puis unetourte aux confitures et un gâteau d’amandes. Cespâtisseries campagnardes faites par elle étaient réussiesà souhait, comme le remarqua M.Masfrangeas.
Cependant, mon oncle avait toujours de nouvellessantés à proposer. Après M.Masfrangeas, ce fut sa dame; puis l’aînée des demoiselles Masfrangeas, puisla seconde, la troisième…
Mais leur père se récriait en riant:
— C’est assez, allons! allons!
— Dans une famille il ne faut pas de préférence,disait mon oncle: la plus jeune n’est pas bâtarde,que diable!
Et M.Masfrangeas vidait son verre en déclarantqu’il ne boirait plus.
— Mange donc, lui dit mon oncle en lui donnantun morceau de la tourte bien coupé en coin.
Puis quand la tourte fut avalée:
— Si nous buvions à la santé de Gustou, qui atué le levraut? dit mon oncle.
— C’est assez bu, Rétou, dit M.Masfrangeas enposant la main sur son verre.
— Allons, eh bien! à la santé de la petite Nancy,qui est allée, à demi-lieue, au Bois-du-Chat, pourramasser les oronges! Hein?
— Ah ça! est-ce que tu voudrais me faire griser?
— Non pas, je te connais, mon vieux Frangeas, cen’est pas trois ou quatre bouteilles qui te font peur.
— Autrefois, oui,
— Tiens, du gâteau d’amandes.
Au bout d’un moment: — L’ingratitude, dit mononcle, est un grand défaut. Tu ne refuseras pas aumoins, mon ami, de boire à la santé de ma belle-sœur,qui nous a fait si bien souper?
— Ha! pour ça non, et ce sera de bon cœur, ditM.Masfrangeas en tendant son gobelet.
Et nous trinquâmes tous à la santé de ma chèremère.
— Ah! dit-elle, si mon pauvre Nogaret était là,comme il serait heureux!
— C’était un homme comme il n’y en a guère, ditM.Masfrangeas, d’une voix devenue profonde toutd’un coup: bon comme le bon pain, franc comme l’or, droit, courageux et honnête, et toujours prêt àse sacrifier pour les autres…
Et il continua ainsi un moment, faisant l’éloge deson défunt ami.
Pendant ce temps, mon oncle, les paupières abaissées,tapotait de petits coups sur la table avec soncouteau, et ma mère et moi nous essuyions nos larmesqui coulaient doucement.
Il y eut un instant de silence après cette pieuseressouvenance; puis ma mère dit:
— Mes pauvres amis, je vais vous donner le café.
— Tiens, mon fils, me dit mon oncle en me donnant des sous, va chercher des cigares; Frangeas enfumera bien un ou deux.
Le café était servi lorsque je revins. Je posai lescigares devant M.Masfrangeas qui en prit un. Cependantmon oncle avait tiré de sa poche sa pipe queje trouvais si jolie, et qui était tout simplement unepipe de terre avec une garniture de cuivre brillant,et un couvercle retenu par une petite chaîne; et il labourrait. J’apportai une braise pour allumer cigare etpipe, et puis chacun remua pour faire fondre le sucre.Après avoir vidé leur tasse à moitié, mon oncleet M.Masfrangeas firent un fort brûlot avec debonne eau-de-vie d’Azerat. Ce faisant, ils se mirentà parler de Delcouderc qui allait passer aux assisesdans quelques jours, et ils tombèrent d’accord qu’ilserait condamné à mort. Pour les autres, sescomplices, Marie Grolhier et Thibal, on ne savaittrop.
— Ce sont tous de fameux coquins, dit M.Masfrangeas.
Là-dessus, mon oncle me dit en riant:
— Tu ne veux pas fumer un cigare, Hélie?
— Sainte Vierge! s’écria ma mère, y pensez-vousSicaire; un enfant de seize ans!
— À propos, dit MM.Masfrangeas, puisqu’il sera un homme bientôt, vous êtes-vous décidée; que comptez-vous en faire, d’Hélie?
— Ça dépendrait un peu de lui, dit ma mère, maisil n’a d’idée pour aucun état.
Et c’était bien la vérité.
— Vous savez ce que je vous ai dit; s’il veutentrer à la Préfecture, dans les bureaux, je m’encharge. Qu’en dites-vous?
— Je voudrais bien assez, dit ma mère.
— Et toi, Hélie?
— Je veux bien, monsieur Masfrangeas, répondis-je,pour ne pas paraître ingrat devant tant d’intérêt.D’ailleurs, j’avais tant entendu vanter cette administration,que ça me flattait aussi.
— Il va aller quelques jours au Frau avec sononcle, reprit ma mère; alors, au retour, vous pourriezle faire entrer.
— C’est cela; je vais en parler à M.de Marcillac.
C’est ainsi que fut décidée mon entrée dans lacarrière de bureaucrate. Si mon père eût vécu, quiétait prote à l’imprimerie Lavertujon, il m’eût faitapprendre son métier; mais ma mère se figurait, lapauvre femme, que les bureaux c’était plus relevé.Tout ce qu’elle avait ouï conter à M.Masfrangeas,de préfets, de députés, ne lui en avait pas donné unepetite idée.
Mon oncle et M.Masfrangeas achevaient tranquillementleur gloria, et je les admirais naïvement pendantce temps. M.Masfrangeas était le bon vraiportrait du Périgordin: tête grosse, encadrée d’ungrand faux-col qui lui guillotinait les oreilles, cheveuxchâtains ébouriffés, yeux bruns, figure rouge. Il avaitles traits un peu forts, mais toute sa figure pétillaitd’esprit et respirait le bon sens pratique de notrerace.
Mon oncle Sicaire ne ressemblait en rien à sonami: il avait les traits réguliers, le nez droit et les yeux gris-bleu. Tandis que M.Masfrangeas étaitentièrement rasé, manque deux petits favoris qui nedépassaient pas les oreilles, lui avait rapporté deschasseurs d’Afrique une barbe noire et frisée quiallait bien à sa figure hâlée. Sur son front carré sescheveux coupés ras faisaient des pointes régulières.Mes yeux allaient de l’un à l’autre; il me tardait qu’ilseussent fini, pour aller voir les baraques de la foire.
Mais ma mère arriva avec une toupine de prunes:
— Ce sont des prunes du Frau, c’est moi qui les aifaites; vous allez bien en tâter, monsieur Masfrangeas.
— Pour sûr, j’en goûterai avec plaisir pour cettedouble raison.
Et nous prîmes une prune.
Je pensais que c’était fini; mais mon oncle allongeantle bras vers le cabinet me dit:
— Porte cette petite roquille, Hélie.
— Qu’est-ce que tu veux me faire boire encore?dit M.Masfrangeas.
— Ça, dit mon oncle, en prenant la petite bouteille,c’est de l’eau-de-vie faite par mon grand-père, en l’anonze.
— Bigre! fit M.Masfrangeas.
— Ça fait, reprit mon oncle, qu’elle a ses quaranteet un ans. Après ça, si tu as peur qu’elle te fasse mal?ajouta-t-il en goguenardant.
— Les bonnes choses ne font jamais mal, ditM.Masfrangeas en tendant sa tasse après l’avoirbien rincée.
Cette vénérable eau-de-vie fut bue avec recueillement,et M.Masfrangeas exprima ainsi sa façon depenser:
— On devrait se mettre à genoux pour boirecela!
— Malheureusement, il n’en reste plus que deuxou trois pintes, ce sera pour quand Hélie se mariera.
Je me mis à rire, et ma mère dit: — Alors ellea encore le temps de vieillir, ça ne sera pas demain.
— Non, reprit mon oncle, et en ce moment, ilpense plutôt à aller voir les baraques; nous allons yaller, tu vas voir, mon fils.
Nous nous levâmes. Après tous les remerciementset les compliments coutumiers, M.Masfrangeasembrassa ma mère:
— Eh bien, c’est entendu, n’est-ce pas, quand cegarçon reviendra du Frau, vous me l’enverrez: d’icilà, j’aurai arrangé tout cela.
En sortant, nous prîmes par la place de la mairie,parce que mon oncle voulait aller voir de sa jument,et au bout de la rue Saint-Silain, nous voilà descendantla rue Taillefer. Je les regardais aller devanttous deux. M.Masfrangeas avait une grande lévitebleu foncé, un pantalon gris et un chapeau de mêmecouleur à longs poils. Avec ça une cravate haute, etun gilet à fleurs, sur lequel battaient les breloquesde sa montre. Il représentait bien ainsi le petit bourgeoiscossu de l’époque.
Mon oncle, lui, était habillé en meunier, de drapblanc en entier; veste dite: sans-culotte, gilet boutonnécarrément, avec deux rangées de boutons decuivre poli, culotte à pont-levis; tout cela était blanc,et le chapeau de feutre ras était blanc aussi. C’étaitun vrai chapeau périgordin, à larges bords, à calotteronde, comme on n’en fait plus guère; les meuniersd’à présent suivent la mode. La seule chose qui nefut pas blanche dans l’habillement de mon oncle,c’était une cravate de soie noire, nouée tout bonnement,et sur laquelle se rabattait le bord-de-cou de sachemise en bonne toile de ménage.
Ces deux bons amis avaient bu, à eux deux, six ousept bouteilles, puis le café, des glorias, de l’eau-de-vie,et ils s’en allaient tranquilles, la tête froide et les jambes solides; ils étaient contents, comme nousdisons, et voilà tout.
Au fond de la rue Taillefer, l’hôtellerie du ChêneVert flambait, et par toutes les fenêtres on voyaitles servantes aller et venir en portant des piles d’assiettes.
— Romieu a fait bigrement des bons dîners là,avec M.Sauveroche et d’autres bons vivants, ditM.Masfrangeas. C’est une bien ancienne auberge,ajouta-t-il. Vergnaud, Ducos et d’autres députés dela Gironde y ont logé au commencement de la Révolution.
Tout en parlant, nous coulions par la rue de Condé,jusque derrière la tour Mataguerre et nous entrâmesdans l’écurie où était la jument. La Grise, nous entendant,tourna la tête et rossignola tout bellementen reconnaissant son maître.
— Tu vas voir, ma vieille… Et il alla la détacheret il la mena boire au bac dans la cour. Après ilappela le garçon, se fit donner quatre litres de civade,les cribla bien, ôtant les petites pierres, et les donnaà sa bête. Pendant ce temps, M.Masfrangeas s’étaitretiré dans un coin, et on entendait sur la litièrecomme un bruissement qui n’en finissait pas.
La botte donnée, la paillade faite, nous remontâmesvers le Triangle. La place était, en ce temps-là, élevéeau-dessus du niveau des routes qui la bordent, etentourée de banquettes de pierre avec de beauxarbres; on a rasé tout ça depuis et on a eu tort,selon moi.
Ce soir-là, on menait grand bruit sur la place. Leslampions fumaient avec une sale odeur de graillon,car on ne voyait pas alors des baraques éclairées augaz, comme aujourd’hui.
M.Masfrangeas s’arrêta devant une baraque assezpropre pour l’époque. Sur l’estrade, un grand hussardrouge avec des tresses blondes qui lui plaquaient sur les joues, soufflait à en crever dans un trombone àcoulisse. À côté de lui, un pierrot tout enfariné s’essoufflaitdans un cornet à piston. De l’autre côté del’entrée, un gamin faisait des roulements superbes surle tambour et un paillasse tapait à tour de bras sursa grosse caisse, avec accompagnement de cymbales.
Au milieu de l’estrade, devant l’entrée, se promenaitles bras nus, les épaules décolletées, une belle filleen maillot rose et en jupe de gaze très écourtée quechaque coup de reins, lorsqu’elle se retournait, raccourcissaitencore. Je ne sais pas ce qui décida M.Masfrangeas,mais la musique finie, il dit: Entrons là, etnous entrâmes, aux premières places, qu’il paya enfaisant changer cent sous.
Après avoir vu des tours de force, d’adresse,d’équilibre, des farces comiques, la jeune fille auxjupes courtes dansa sur la corde avec beaucoup dejoliesse, ce qui intéressa grandement M.Masfrangeaset me fit plaisir aussi à moi, sans que je susse pourquoid’ailleurs.
Après cette représentation, nous allâmes voir unéléphant savant qui faisait aussi des tours d’équilibre,et soupait ensuite en public, servi par unsinge habillé comme un petit pastronnet.
Au sortir de là nous nous promenâmes un peudans la place, et en passant nous vîmes une baraqueoù on montrait des oiseaux savants. Dans une autre,des ours se battaient avec des chiens. Tous lesbouchers de la ville étaient là en amateurs, et avaientamené leurs dogues et leurs boule-dogues pour leséprouver et faire des paris. Les abois enragés deschiens et les grognements féroces des ours faisaientun train assourdissant; aussi à peine entendait-on lebruit des chaînes de l’homme sauvage qui mangeaitles poulets tout vivants, et dont la baraque était enface.
Tout en nous promenant, est-ce que nous n’allons pas voir sur la porte de l’hôtel Védrenne, le curéPinot, de chez nous, qui fumait tranquillement sapipe en prenant le frais. Comme ça m’étonnait, mononcle et M.Masfrangeas se mirent à rire de mabêtise.
— Il grille plus de tabac que moi, dit mon oncle,en bourrant sa pipe.
Après avoir passé devant le théâtre bien éclairé,où on jouait La Grâce de Dieu, M.Masfrangeasproposa de prendre un verre de punch, et nousentrâmes au café Rose Beauvais.
Fayolle l’improvisateur y était justement pour lors,et il chantait une de ses chansons patoises, qu’il coupaitde brocards à l’adresse des assistants.
Lorsqu’il vit M.Masfrangeas, il le salua de troiscouplets patois qui se peuvent tourner ainsi:
C’est monsieur Masfrangeas,
De la Préfecture,
Qui s’est certes fait friser
Chez Jean La Verdure!
Tout le monde s’esclaffa de rire, en voyant la têtebroussailleuse de M.Masfrangeas, et en pensant àLa Verdure, qui était un petit perruquier du côté duPont-Vieux, qui ne savait point seulement ce quec’était qu’un fer à friser.
— Encore! encore! Fayolle! cria-t-on.
Et Fayolle continua:
Il aime le bouteillon,
C’est un franc Périgord,
Lorsqu’il voit un cotillon,
Il y court tout d’abord!
Les battements de mains et les éclats de rirerecommencèrent, et M.Masfrangeas riait plus fortque les autres. Le silence un peu fait, il cria:
— Va toujours, Fayolle!
Et mon Fayolle reprit:
Vif comme il n’y a personne,
Bon homme tout de même,
Pour arranger quelqu’un
Il ne tire pas en arrière!
C’était bien la vérité, aussi tout le monde applaudit longtemps et quelques-uns qui connaissaientM.Masfrangeas vinrent lui toucher de main;et lui riait de bon cœur avec tout le monde. Aujourd’hui,ça ne se ferait plus, les messieurs de la Préfecture ne s’y prêteraient pas. Je ne veux pas dire pourça qu’ils soient fiers, mais ce n’est plus le genre. Ence temps on était plus proche de la Révolution; labourgeoisie sortie du peuple tout fraîchement, nes’était pas encore élevée au-dessus de lui, et M.Masfrangeasn’oubliait pas que son père était un simpleouvrier tanneur d’Excideuil.
Au sortir du café, nous montâmes jusqu’au Pouradier,histoire de prendre l’air. Il y avait foule surles boulevards, et en redescendant, étant en face dupalais de justice fini depuis cinq ou six ans, M.Masfrangeasproposa d’entrer sur le Bassin, où il y avaitbeaucoup de marchands et de baraques.
Mon oncle acheta trois ou quatre bagues de laSaint-Mémoire en perles de couleur variées, et puisnous voici allant, vaguant de çà de là dans la foule,comme des badauds, regardant les marchands et lesbaraques.
Tout d’un coup, M.Masfrangeas s’arrêta devant laloge d’une géante. Une géante de quinze ans, appeléeCaroline, disait un grand tableau où était tiré sonportrait en grande toilette de soirée, avec forcechaînes, carcans et le reste.
— Il faut voir cela, dit mon futur chef.
Mon oncle lui envoya, en se penchant un peu, quelque brocard que je n’entendis pas: je n’ouïs quela réplique faite en patois:
— Avec ça que tu craches dessus!
J’étais si nice alors, que je ne pus m’expliquer surquoi mon oncle ne crachait pas. Depuis, je l’ai compriset je puis bien dire que M.Masfrangeas se trompait grandement.
Jamais je n’ai connu d’homme plus honnête avec lesfemmes que mon oncle.
Mais M.Masfrangeas, à ce moment-là, voulait luirendre la monnaie de sa pièce, en le badinant surles bagues qu’il venait d’acheter, parce que c’est decoutume chez nous que ceux qui vont à la Saint-Mémoireapportent une bague pour leur bonne amie.
À propos de ce patois, il me faut dire que ce soir-là,comme toujours, les deux amis employaient souventnotre langage paysan. C’était une coutume généralealors, même dans la bonne bourgeoisie, deparler le patois, et d’en faire entrer des mots et mêmedes phrases dans les parlements faits en français.De là, ces locutions patoises, ces tournures de phrasestranslatées de périgordin en français dont nous avonsl’accoutumance. J’en devrais parler au passé, car, siautrefois, chacun tenait à gloire de parler familièrementnotre vieux patois, combien de Périgordinsl’ignorent aujourd’hui! Cette coutume a disparuavec les bonnes coiffes à barbes, de nos grand’mères,avec nos vieilles mœurs simples et fortes, notre amourdes coteaux pierreux, et ces habitudes de vie rustique,qui avaient fait cette race robuste et vaillante,dont Beaupuy, Daumesnil et Bugeaud sont des typesremarquables. Aujourd’hui, on voit des Périgordinsqui n’aiment pas l’ail, et ne savent pas le patois!
Mais il n’y a plus que quelques vieilles badernescomme moi qui regrettent ces choses.
Ce petit écart de mon récit, expliquera pourquoij’emploie, en écrivant en français, des expressions qui ne sont pas françaises, et pourquoi je donne à desmots français leur signifiance patoise. Les anciensme comprendront tout de même, et ceux qui n’ontpas tout à fait oublié les coutumes du pays; lesautres, non, mais je n’y puis rien. C’est que je ne suispas un savant, il s’en faut de plus de cent empans. Jene suis pas allé au collège, à mon grand regret, cartout enfant, j’avais bonne envie d’apprendre, maismes parents n’avaient pas le moyen. Lorsque jevoyais passer, allant en promenade, les collégiensd’alors, avec leur habit bleu de roi à boutons dorés,et leur chapeau haut de forme, ce n’était pas cethabillement dans lequel j’aurais été mal à l’aise quej’enviais; mais les facilités qu’ils avaient de s’instruire.Le latin surtout; oh! que j’aurais voulul’apprendre. J’avais trouvé une vieille histoire romaine,et j’aurais aimé lire dans leur langue, leshistoriens de cette Rome antique que je trouvais sigrande.
Depuis, j’ai attrapé quelques bribes de çà de là,mais rien qui vaille la peine d’en parler. Le fondsmanque du tout; aussi je conviens qu’il m’est impossibled’écrire autrement que j’ai parlé depuis quaranteans que je suis revenu au Frau. Que l’on m’excuse donc si je patoise en français, et si je francise enpatois.
Tant que j’y suis, il faut que j’explique une autreaffaire. Si on trouve quelquefois, par-ci, par-là,des F et des B, il ne faut pas s’en étonner. Nousautres paysans nous lâchons un: foutre, ou un:bougre, assez facilement, de manière que si on n’enavait pas rencontré on aurait trouvé ça bien étonnantde ma part. D’ailleurs, voyons, on entend de cesparoles tous les jours, sans s’en fâcher, et que çaentre dans l’entendement par les yeux ou par lesoreilles, c’est kif-kif, comme disait mon oncle. Etpuis enfin, c’est sans malice que nous nous servons de ces mots-là, mais tout bonnement pour orner unpeu notre langage et lui donner du nerf.
Pour en revenir à la géante, à bien dire la vérité,elle n’avait pas tant de chaînes et de colliers et dedentelles que sur le tableau, mais, au demeurant,l’enseigne ne trompait point. Ce n’était pas une deces grandes créatures, de ces colosses de femmes auxallures de grenadier, aux traits homasses, avec desmoustaches. Non, c’était comme le disait le tableauune fille de quinze ans à peu près, de six pieds dehaut, bien faite, avec une jolie figure fraîche et unsourire tout jeune, qui contrastait fort avec sesformes très accusées.
Je ressentis, à la vue de cette belle créature, je nesais quel sentiment encore inconnu. Il me semblaitque j’aurais eu du plaisir à me coucher à ses pieds, àla regarder toujours, à dormir près d’elle comme unenfant près de sa mère.
M.Masfrangeas, dans ce temps, faisait quelquesquestions au jeune phénomène, qui répondait trèsbien avec une voix douce qui augmentait le plaisirque j’avais de la voir. Elle montra de très près sesbras superbes et les fit tâter aux gens qui étaientlà; puis relevant honnêtement sa robe jusqu’au-dessousdu genou, elle offrit un mollet magnifique àleur admiration: voyez, Messieurs, il n’y a rien depostiche, vous pouvez vous en assurer. M.Masfrangeass’en assura assez longtemps, et quelques autresaprès lui; mais lorsque poussé, je ne sais par quelsentiment, je voulus vérifier à mon tour, elle laissaretomber sa robe, et me dit en se riant: vous êtestrop jeune mon petit ami!
J’étais timide d’habitude, mais ce soir-là, j’avaisbu un peu plus que de coutume, et je répartis:
— Trop jeune! mais j’ai seize ans, un an de plusque vous!
Tout le monde se mit à rire, y compris la géante,et nous sortîmes là-dessus.
— Ce punch, dit M.Masfrangeas, ça altère; sinous prenions un petit bol de vin à la française!
— Tout à l’heure, dit mon oncle. Et nous continuâmes à nous promener dans la foule.
Nous voilà arrêtés devant une baraque de lutteurs.Ah, il n’y avait pas de luxe dans cet établissement;six ou huit grandes barres soutenaient une toiletoute rapetassée. Sur le devant, des planches sur desbarriques faisaient une estrade, où étaient rangés cinqlutteurs éclairés par des lampions de suif qui puaientfort. Ils étaient là, en maillot, les bras croisés pourmieux montrer leurs muscles, et, bien campées surdes cous énormes, leurs têtes au front bas, avaientune expression ennuyée et bestiale qui n’était pas bienplaisante à voir. Au-dessus de l’entrée une bande decalicot faisait savoir au public que l’arène était dirigéepar le célèbre Jeanty, dit Le Rempart du Périgord.
— Tiens! fit tout d’un coup mon oncle, le Canau!
En entendant ça, un des lutteurs se pencha versla foule et dit:
— Qui parle du Canau?
— Ici, répondit mon oncle en s’approchant.
L’hercule se pencha encore, cherchant son hommede ses gros yeux myopes qui lui sortaient de la tête.Sur son front ridé, ses cheveux roux se tortillaient enmèches courtes qui, avec sa grosse tête et ses yeuxlui donnaient la ressemblance d’un bœuf, d’un bongros animal pas méchant.
Il lui fallut mettre le nez sur mon oncle pour lereconnaître.
— Ah, c’est toi! dit-il en lui serrant la main.
Puis après:
— C’est la dernière séance, il est dix heures etdemie, entre avec ta société, et dans une demi-heurenous pourrons parler un peu.
Mon oncle se retourna, mais pour lors, je composais toute sa société, M.Masfrangeas avait disparu.
En regardant bien, nous le vîmes devant un muséede figures de cire, mais il n’était plus seul, Mme Masfrangeaset ses trois demoiselles le tenaient etn’avaient pas l’air de vouloir le lâcher.
Il vint nous dire qu’il se trouvait forcé de faire entrertoute sa famille au musée, ayant eu l’imprudencede le promettre, et il nous quitta en pestant, aprèsnous avoir secoué la main.
Nous entrâmes dans la baraque des lutteurs, précédésdu Canau. En passant devant le bureau représenté par une petite femme sèche qui n’avait pasl’air trop jovente, le bourgeois dit: Ce sont des amis,et après nous avoir installés, il alla à ses affaires.
Bientôt après entrèrent dans l’arène, entouréed’une corde tendue sur des piquets, deux des lutteursde la troupe: ils se donnèrent la main et s’empoignèrent.La lutte dura quelques minutes, et l’un d’euxfut renversé tout bravement à terre, puis l’autre luitendit la main pour se relever.
Un autre couple lui succéda, et ce fut toujours àpeu près la même chose. Tout ça ne m’amusaitguère, car il me semblait que ces gens-là n’y allaientpas bon jeu bon argent, et qu’ils paraissaient plusoccupés de faire des effets de muscles, que de lutterpour la victoire qui paraissait arrangée d’avance.
Mais tout d’un coup, voici un meunier qui entredans la baraque avec deux autres individus.
— Voilà Poncet, dit mon oncle, ça se passera mal.
C’est que la réputation de Poncet était grande.Ses tours de force étaient connus de tous. Il chargeaitune barrique de vin sur une charrette, commeun autre un panier de vendange. On racontait aussiqu’un jour, luttant dans une baraque avec un ours,et se sentant un peu pressé, il avait cassé les reins àla bête en la serrant dans ses bras.
Mon oncle alla à lui, et l’emmena dans un coin dela baraque.
— C’est le Canau, tu sais bien, le Canau de Saint-Médard,qui est le patron; ménage-le, ça lui feraitdu tort.
Ha foutre! c’est lui qui est le Rempart du Périgord,dit Poncet; eh bien! n’aie crainte, je ne luiveux pas de mal, le pauvre chien, je ne veux pasl’empêcher de gagner sa vie. Mais quant à ses hommes,je sais que dans leur auberge, ils se sont vantés deme tomber, et je les foutrai tous sur le cul!
Après cette déclaration énergique, Poncet se mit àregarder avec les autres.
En ce moment, le Rempart du Périgord était surl’estrade, et invitait les amateurs qui pouvaient setrouver parmi le public à entrer, car il y avait déjàdeux caleçons de demandés. Lorsqu’il revint, mononcle lui dit deux mots à l’oreille pour le prévenir dece qui allait se passer.
Le Canau revint aussitôt vers le public et dit:Messieurs, on m’apprend à l’instant que le fameuxPoncet est dans mon établissement, et qu’il veutlutter avec tout le personnel de l’arène. Cet amateurdistingué est trop connu à Périgueux, pour que jerappelle ses tours de force. C’est une vraie chance detomber sur une séance comme celle-là. Entrez, Messieurs,entrez, nous allons commencer.
Cette annonce fit encore entrer une trentaine depersonnes, curieuses de voir lutter Poncet.
Le premier amateur qui sortit du recoin où onse déshabillait derrière une toile, était un garçonboulanger, tout jeune, sans un poil de barbe, maisbien bâti: ses bras développés par la maie étaienténormes, mais ses jambes paraissaient un peu faiblesen proportion.
Quoiqu’il n’entendit rien aux finesses de la lutte,il se défendit bien, donna du fil à retordre à son homme et se fit applaudir à plusieurs reprises. Il futenfin couché sur le dos par un coup d’habileté plutôtque de force, comme on s’accorda à le dire.
Le deuxième amateur était loin d’avoir la force dupremier; aussi ne pesa-t-il guère aux mains de sonpartenaire, l’Invincible Auvergnat.
Pendant ce temps, Poncet se déshabillait. Lorsqu’ilarriva, enfin, trapu, carré, poilu comme un loup,en balançant ses bras noueux et longs, ces bras terriblesqui avaient broyé la charpente de l’ours, il yeut de grands claquements de mains.
— Hé bien, vous autres, dit-il en se campant dansl’arène, il paraît que vous voulez me tomber: Jevous attends, venez comme vous voudrez.
Les lutteurs s’étaient entendus, et l’un d’euxs’avança au milieu de l’arène. Celui-là avait nom: LeFort de la Halle; c’était un Parisien, ancien porteurà la Halle aux farines, bien fait, et connaissant toutesles ruses du métier.
Il donna en coyonnant la main à Poncet:
— Entre meunier et porteur de farine, on ne sefait pas de mal, n’est-ce pas?
— Que non, dit Poncet.
Le plan des lutteurs, qui étaient revenus de leursvantardises, était de commencer par fatiguer le meunier,en lui dépêchant d’abord les moins forts, et deréserver le plus dangereux, le Colosse du Nord, qui,venant le dernier, le tomberait bien sûr.
C’est pour cela que l’habile Parisien commençait,mais il n’eut guère le temps de montrer son escrime;en moins de trois minutes, il était enlevé et posé àterre comme un enfant.
— Vous êtes mon maître, dit-il à Poncet en serelevant.
L’Invincible Auvergnat lui succéda, et ne pesa pasdavantage dans les mains du meunier.
Celui qui vint après, avait nom: Le Tombeau-des-Forts, et sa personne était bien répondante à sonnom. Il avait le regard en dessous et méchant, commeun taureau qui va donner un coup de corne, et defait il passait pour traître.
Poncet vit d’abord qu’il avait affaire à une méchantebête, mais il ne s’en étonna pas.
Ce Tombeau-des-Forts avait, à ce qu’on disait, desmoyens secrets et des coups de reins auxquels on nepouvait résister. Cependant le meunier résista, et aubout de dix minutes il fut clair que le lutteur nepensait plus qu’à se défendre. Toutes ses feintes,toutes ses habiletés ne servaient de rien, et le meunierrestait là planté en terre comme un chêne, et sesbras serrant toujours davantage. Enragé, écumant, leTombeau-des-Forts essaya de passer la jambe, ce quifit crier tout le monde. Mais Poncet, furieux, ayantrepris son aplomb, lui donna, de colère, une serréeterrible qui lui fit faire couic, et l’envoya à troispas, les quatre fers en l’air, comme un chien dont onse débarrasse.
— Bravo! bravo! Et pendant deux minutes, lesmains battirent ferme en l’honneur de Poncet.
Le Tombeau-des-Forts se retira en s’époussetant,l’oreille basse et le regard mauvais.
C’était au tour du Colosse du Nord, il s’avançapesamment au milieu de l’arène.
— Si vous êtes fatigué, dit-il à Poncet, nous pourrions remettre la partie à demain.
— Merci bien, mais je ne suis pas fatigué. Letemps de souffler un peu seulement.
Ce Colosse du Nord, n’avait pas volé son nom.C’était un homme de cinq pieds neuf pouces, avecdes membres à proportion. Ses cuisses étaientgrosses comme le corps, et ses bras gros comme lescuisses d’un homme ordinaire; avec ça des épaules àporter un bœuf et des poings à l’assommer. Parexemple, il y avait de la graisse dans ce grand corps, et son ventre commençait à le gêner un peu. Jusque-là,il n’y avait pas eu de gageures, tout le mondeétait pour ainsi dire sûr de Poncet. Mais le Colossedu Nord, avec cette taille et ces membres de géant,imposa à quelques amateurs, qui parièrent pourlui. Voyant ça, mon oncle s’écria:
— Une pistole contre un écu pour Poncet!
— Tenu! tenu! firent plusieurs.
— Voyons, vous êtes, un, deux, trois, quatre, çava.
Et les enjeux furent mis entre les mains d’un tiers.
Puis les deux hommes se crochèrent.
Ils commencèrent par se tâter l’un l’autre, chacuncherchant à deviner le côté faible de son adversaire.Puis ils s’engagèrent sérieusement, et sur leurs jarretset leurs bras, les tendons se dessinaient ensaillie. Le lutteur se méfiait des bras du meunier, ets’arc-boutait sur ses reins pour ne pas lui donner deprise; mais cette position qui l’éloignait de sonhomme le gênait pour l’attaque. Il réussit pourtantà le faire branler un peu sur ses jambes, mais tousses efforts commençaient à le faire souffler. AlorsPoncet raidit ses bras, et l’attira un peu à lui. Sesentant serré de près, l’hercule voulut se servir de samasse, pesa sur le meunier et le poussait, afin desaisir, dans un mouvement de recul, l’instant de l’enlever.Mais Poncet porta un jarret en arrière, et nebougea plus. C’était beau à voir, ma foi, ces deuxhommes qui luttaient, butés l’un contre l’autre commedeux taureaux entêtés. Leur front luisant sous laflamme rouge des lampions, leurs nasières ouvertesà y fourrer le pouce, leurs yeux brillants, leurbouche serrée, marquaient que cette fois c’était pourde bon. Tous leurs membres accusaient leurs efforts;leurs tendons sortaient de la chair, comme des cordes,et les veines de leur cou se gonflaient comme prêtesà crever. Cependant Poncet sentant l’hercule souffler, serra peu à peu ses bras terribles, et finit par le tenirétroitement serré contre lui. L’autre, mâché par cesbras noueux durs comme des câbles, se laissa étreindredavantage, et tous ses efforts pour reprendre unpeu de liberté furent inutiles.
Lorsque Poncet le tint bouclé, serré à en perdrehaleine, il le porta à gauche, à droite comme unarbre que le vent va déraciner, augmentant à mesurece balancement, et finalement par un effort vigoureux,l’enleva et le coucha à terre.
Si l’on claqua des mains, si on cria: Bravo!vive Poncet! point n’est besoin de le dire. Tous lesgens qui étaient là, braillaient, grisés par la victoiredu Périgordin. Lui, cependant, le maître detous, s’essuyait le front avec son bras, et reprenaithaleine. Mon oncle ayant empoché ses quatre écus,lui criait d’aller se vêtir.
Poncet leva la main et dit:
— Ce matin, j’avais fantaisie de lutter avec tous,mais à cette heure, je suis fatigué. D’ailleurs il nereste plus que le patron, qui est mon ancien camaradeJeanty, et je vous dirai bonnement que quandnous étions encore des droles, et que nous luttionspour nous exercer sur la promenade où on faitdes cordes, là-bas à Excideuil, il me couchait toujours.De longtemps donc il est mon maître, il n’estbesoin de le montrer, je le reconnais.
Personne ne fut pris à cette défaite, on se mit àrire, et le Canau vint secouer la main de Poncet,pour lui marquer qu’il le comprenait bien, après quoile meunier alla s’habiller derrière le rideau, dans lecoin.
Cependant tout le monde s’écoulait, et en s’enallant, il y en avait qui disaient:
— C’est bien dommage que M.Savy ne se soitpas trouvé là.
Quand tout le monde fut sorti, Jeanty passa un paletot sur son maillot, et Poncet étant prêt, mononcle dit: Il y a douze francs à manger, nous allonsfaire un vin chaud. Et nous voilà partis pour unpetit café voisin. Sur la sortie de la baraque, la bourgeoisede Jeanty arrêta son homme:
— Ne bois pas trop, Jeanty, tu entends… Messieurs,ne le faites pas boire, il ne pourrait pas travailler demain.
— N’ayez crainte, lui dit Poncet; un petit vinchaud avec des anciens camarades, ça ne peut paslui faire de mal.
Ce petit vin chaud de trois pintes fut servi aubout d’un moment, dans une bassine à faire les confitures,faute d’un bol assez grand. Et la quantité nefaisait pas tort à la qualité, car mon oncle avait commandétout ce qu’il y avait de meilleur en fait de vinvieux.
Tandis que nous buvions en trinquant à chaqueverrée, j’appris plusieurs choses, entre autres que leCanau avait été ainsi baptisé, parce qu’un jour dansla classe, le régent lui ayant demandé comment onappelait un cours d’eau artificiel, il avait répondu:Un Canau! ce qui avait fait esclaffer tous les autres,et lui avait valu une bonne gifle.
Puis il raconta sa vie, le pauvre Canau. À causede ses mauvais yeux, il n’avait pu apprendre demétier. Faut y voir, pas vrai, pour taper sur une enclume,pour équarrir une pièce de bois, ou montersur une tuilée, ou faire quoi que ce soit. Et alors nepouvant, il s’en était allé à Bordeaux, travailler surle port où il gagnait sa vie au jour la journée. Puisun soir à une foire de mars, il était entré sur les Quinconcesdans une baraque de lutteurs et s’était essayé,et ma foi il s’était laissé embaucher.
Depuis ce temps, il courait les foires dans toute laFrance ou guère ne s’en fallait; et un jour, la demoiselled’un café où il allait, à Beaucaire, pendant les foires, s’était amourachée de lui et l’avait suivi.Comme c’était une fille de tête, elle avait vendu sespetits bijoux, et ils avaient acheté une voiture etmonté une baraque. Ah, c’était une crâne femme, quifaisait marcher tout son monde d’hercules à la baguette;et c’était elle qui tenait la bourse, et ils avaientcent pistoles de placées chez un notaire, dans sonpays là-bas, et ils en auraient davantage, s’il n’avaitpas fallu, il y a six mois, retirer cent écus pouracheter un autre cheval, le leur étant crevé à Orléans.Mais tout de même, cette vie ne lui allait pastrop, il aurait mieux aimé bûcher sur une enclume,ou quelque chose comme ça, à Excideuil, ou par là,tranquille avec sa femme…
— Alors, tu es marié? dit Poncet.
— Derrière la mairie!…
Et ils se mirent à rire tous.
Derrière la mairie? qu’était cela? mais je commençaisà dormir sur la table, et je n’en entendis pasplus long.
Lorsque mon oncle me réveilla, il y avait plantésdevant nous, deux agents de la police de la ville quidisaient bien tranquillement: Allons, Messieurs, ilest minuit passé, il faut s’en aller.
— Pas avant d’avoir trinqué ensemble.
— Ha! té! c’est vous Poncet.
— Hé oui! mettez-vous là donc, que nous trinquions,un peu. Bourgeois, deux verres!
Ils n’avaient pas l’air méchant du tout, ces deuxsergents de ville. Il y en avait un grand maigre,avec de fortes moustaches, qui poussait de grossesbouffées d’un gros cigare de contrebande, et s’appuyaitsur sa canne sans rien dire. L’autre avait lasienne de canne pendue par un cordon à un boutonde sa capote, et il bourrait sa pipe; c’était un bongros vivant qui riait toujours. Ils étaient rouges tousles deux pour être entrés déjà dans beaucoup de cafés et d’auberges pour faire fermer. À l’offre detrinquer, le gros répondit:
— Sur le pouce alors, le commissaire ne badinepas aujourd’hui; il est en permanence à son bureau,et il faut que nous allions au rapport après notretournée.
— Bah! dit Poncet, Claverie ne peut pas empêcher les gens de se rafraîchir, que diable!
Après avoir trinqué tous ensemble, il fallut repiquerd’un autre verre, et enfin nous sortîmes avecles agents.
Après que tout le monde se fut bien secoué lamain, mon oncle me dit:
— Maintenant mon petit, nous allons aller nous coucher;il est bien temps. Demain, en nous levant,nous irons voir si je peux m’arranger pour cettemule que j’ai vue aujourd’hui, ou pour une autre.Après ça, il me faut acheter une bastine, une brideet une casquette. Nous rentrerons déjeuner ensuiteet vers les deux heures nous partirons pour cheznous.
Il mit le loquet dans la serrure, ouvrit doucement,et nous montâmes l’escalier sans bruit: Il fautprendre garde de réveiller ta mère.
Après nous être vitement déshabillés, nous nouscouchâmes dans le même lit, car nous n’en avions quedeux à la maison. Je songeai un peu à la jeunegéante, et je m’endormis.
Le lendemain matin il fallut voir les écuries desmarchands, et enfin, vers les dix heures, nous voiciderrière la mule en question. Ce qu’il fallut detemps pour faire le marché, et de jurements, et desacrements du maquignon, de coups dans les mainsà tour de bras, histoire de se mettre en train, ceserait trop long à dire. Enfin, un accordeur vint là,qui fit couper la différence, mais ce ne fut pas sanspeine, au moins on l’aurait dit. Cet homme prit une main de mon oncle et voulut prendre celle du maquignonpour les rejoindre, mais l’autre cachait la siennesous sa blouse, derrière son dos. Oh! il ne taperaitpas à trente-cinq pistoles, jamais de la vie! Est-cequ’on voulait lui manger les foies? La mule lui encoûtait trente-huit, à la dernière foire de Niort! Unebête comme ça! douce comme un agneau! et il allongeaitun petit coup de manche de fouet sur la croupede la bête qui tressautait.
— Allons, disait l’accordeur, baillez-moi votremain!
— Non, ferai pas! le diable m’écrase!
— Donnez-la! je vous dis! allons foutre!
— Non! non! Je ne peux pas, là!
Et il détournait la tête comme s’il se fût agi d’avaler une médecine.
Enfin l’accordeur lui attrapa la main, et la tira deforce pour la mettre dans celle de mon oncle: maintenant il fallait le faire taper.
— Tapez là! tapez là, je vous dis!
— Mais vous me saignez! criait le maquignon.
Et il avait la voix piteuse et la figure malheureuse.On aurait juré à le voir qu’il était contraint et forcé.
Enfin, comme tous ceux qui étaient là autour, àvoir faire le marché, lui criaient: Tapez! tapez! LaJeunesse! Allons, tapez! moitié de son gré, moitiépar force à ce qu’on aurait dit, il tapa: tout doucementd’abord, suivant le mouvement que lui donnaitl’accordeur, puis plus fort, et enfin, s’étant décidé, ilconclut seul le marché par deux ou trois fortes tapesdans la main de mon oncle en disant:
— Si je fais beaucoup d’affaires comme ça, je feraibanqueroute, c’est sûr.
Après le marché, il fallut aller boire le vinage auCoq Hardi, avec l’accordeur. Tout en buvant, mononcle aligna sur la table trente-cinq pistoles en écusde cent sous qu’il tira d’une ceinture en cuir. Alors le maquignon demanda encore quarante sous pour lelicol: il avait vendu la bête, mais pas le licol! Maismon oncle se mit à rire, et se leva après avoir trinquéencore un coup.
La mule fut amenée à l’écurie auprès de la jument.Les deux bêtes furent bien soignées et après il fallutaller déjeuner.
En passant dans la rue Taillefer, mon oncle s’arrêtachez Coustou pour une casquette.
M.Coustou était un grand, gros, bel homme, quiétait canonnier dans la garde nationale. Je ne sais passi ça venait du canon, mais il était sourd comme unpot. Comme les gens sont sans pitié pour les infirmitésdes autres, on racontait qu’un jour de fête, étantprès de la pièce et regardant d’un autre côté, il nes’était pas aperçu que le coup était parti, et avaitdemandé au porte-lance:
— Ça a craqué, petit?
Mon oncle lui cria:
— C’est pour une casquette!
— Ah, bien!
Et il alla chercher un chapeau à grands rebords.
— Non! une casquette! une casquette de meunier!
— Ah! diantre!
Et M.Coustou ayant enfin entendu, ou plutôtguidé par le doigt de mon oncle, qui lui montrait lesobjets à travers les vitrines, mit sur le comptoirdes casquettes en drap blanc. L’oncle en choisit unesemblable de forme à celle de Louis XI, dans lespetites histoires de France des écoles de ce temps-là.
— Ça va bien, dit-il, pour rabattre sur les oreilles,quand on va à l’affût des canards.
Après déjeuner, ma mère me remit mon petitpaquet avec force recommandations. Puis l’ayantembrassée tous les deux, nous fûmes à l’écurie, oùmon paquet fut attaché derrière la selle. Il fallutaprès mener la mule chez Lanusse pour la faire harnacher, et cela fait vitement, car les bastines ça va àtoutes les bêtes, revenir prendre la jument. Enfin, ladépense d’écuriage étant payée, avec une bonneétrenne pour le garçon, me voilà grimpé sur la Grise.L’oncle me raccourcit les étriers, saute sur la mule, etnous voilà partis.
De crainte que tout ce tapage des baraques ne fîtpeur à la jeune mule, mon oncle aima mieux passerpar le quartier bas de la ville. Devant la Préfecture,il dit: À cette heure, Masfrangeas doit être à sonbureau. Ça l’a ennuyé de nous quitter comme ça sitôt,je l’ai bien connu. Il aurait mieux aimé être aux luttesde Poncet, que d’aller voir des assassins avec desfigures de cire.
En suivant la rue du Gravier, une femme, avec unfoulard jaune sur la tête, et des accroche-cœurs d’unnoir luisant, nous cria de sa fenêtre comme uneeffrontée:
— Hé! meunier, il y a de la mouture à prendre ici!
— Alors ça sera pour une autre fois, dit mon onclesans se retourner.
— Est-ce que tu la connais, oncle? dis-je dans moninnocence.
— Non, mon fils, c’est une folle qui crie comme çaà tous ceux qui passent.
Nous voici devant le vieux moulin de Saint-Front;puis nous traversons la descente du Grelle qui va auPont-Vieux; nous attrapons la rue du Port-de-Graule,et nous voilà hors de la ville sous la terrasse deTourny. Il reste à passer les tanneries de l’Arsaultqui puent fort, et nous sommes en pleine campagne.
Les montures bien soignées, marchent d’un bonpas, et le chemin se fait. Voici Trélissac et la maisonde M.Magne, bien petite et simple à côté du châteaud’aujourd’hui. Puis c’est le petit castel de Trigonant etAntonne, et au-delà de l’Isle, Escoire avec sa façadeblanche et le pont nouvellement fini. C’est près de là, à la rencontre de l’Haut-Vézère et de l’Isle, qu’étaitla villa de Boulogne dont parlent nos anciens.
Quel beau pays, et quel plaisir de voyager ainsi.Nos bêtes s’en allaient tranquillement; mon oncledevisait de choses et d’autres, et moi je l’écoutaiscomme un oracle. En passant le long du parc des Boriesque ce vieux original de marquis de Saint-Astiervient de donner, avec le château et la terre, au petit-filsde Louis-Philippe, qui en avait bien besoin, lepauvre homme! l’oncle coupa une branche pourémoucher sa mule que les taons tracassaient. Letemps était beau, le soleil chaud déjà, mais l’air frais,et un bon petit vent mouvait les blés dans la plainecomme les vagues d’un lac.
Au beau milieu d’une terre, sans jardin ni arbresautour, voici une grande maison isolée. Les contreventssont fermés et à moitié pourris. Les ardoisessont pleines de mousse, les murs sont noirs etsales.
— Voilà la maison du Diable! dis-je.
Mon oncle se mit à rire, et me raconta qu’on avaitété obligé d’abandonner cette maison, parce qu’il yrevenait. Des fantômes, sur le coup de minuit, descendaientles escaliers avec des bruits de chaînes. Ily avait pourtant des gens crânes qui avaient essayéd’y habiter. Le dernier, c’était un capitaine enretraite qui n’avait peur de rien, comme unhomme qui avait sauvé sa peau de la retraite deRussie. Il s’était fait arranger une chambre, et lapremière nuit, s’était enfermé tout seul dans lamaison. En se couchant, il avait mis ses pistoletssur une table à côté de son lit, et son sabre sous sontraversin. Comme c’était un crâne homme, je l’aidit, il s’endormit tranquillement en attendant lesrevenants.
À minuit, il est réveillé par un pas lourd qui marchaitdans le grenier. Il allume sa chandelle, se lève, boucle son sabre autour de lui, prend le chandelierd’une main, un pistolet de l’autre, et ouvre la portede la chambre, pendant que le revenant descendaitl’escalier avec un grand bruit de chaînes. Tandisqu’il est là, le vent lui éteint sa chandelle; il la poseà terre, tire son sabre et s’avance sur le palier toutnoir. Ça descendait toujours, lentement, et le capitaineattendait au débouché de l’escalier. Tout d’uncoup il s’en va voir quelque chose de blanc commeun mort dans son drap, qui était là. Il lâche son coupde pistolet, et tombe à coups de sabre sur le revenant.Après avoir bien bataillé il ne vit plus rien, il n’entenditplus rien et fut se recoucher. Le lendemainmatin, il trouva que sa balle avait fait un trou dansle mur et que la boiserie de l’escalier était hachée decoups de sabre.
De cette affaire il en eut assez. Des hommes enchair et en os, il n’en avait point peur; mais que fairecontre des fantômes sur lesquels les balles et la lamed’un sabre ne font rien?
Entendre ça, en plein soleil, raconté par mon onclequi n’y croyait pas et riait des revenants, ça n’étaitrien; mais quand c’était Gustou, notre garçon dumoulin, qui racontait ça les soirs d’hiver, avec destriboulements dans la voix, tandis que le vent soufflaitdans la haute cheminée, j’avais grand’peur.
À Laurière, nous laissons le chemin de Cubjac, etnous dépassons Sarliac et La Bonnetie. Sur la route,on connaissait mon oncle et les gens nous envoyaientleur: à Dieu sois! Sur la porte des auberges, ceuxqui revenaient, comme nous, de la Saint-Mémoire,et qui s’étaient arrêtés pour boire un coup, sortaientpour voir qui c’était.
À la forge de Saint-Vincent, un grand diable toutnoir sortit et dit à mon oncle:
— Ha! tu as fait foire, Nogaret?
— Hé oui, j’ai acheté cette petite mule.
— Ça te coûte dans les trente-cinq ou quarantepistoles, hé?
— Tu ne te trompes de guère.
— Et autrement? rien de nouveau? dit le forgeron.
— Toujours la même chose, mon pauvre. Lesgros bourgeois cherchent toujours quelque moyen denous tirer de l’argent. Est-ce qu’ils n’ont pas encoreinventé de nous faire payer pour chasser?
— Tu coyonnes! ça n’est pas possible!
— C’est sûr, mon vieux. C’est Masfrangeas, tusais Masfrangeas, d’Excideuil, qui est à la Préfecture,qui me l’a dit.
— Ça ne peut pas durer comme ça! dit l’autre;mais ces Jean-foutre ont tout dans leurs mains, l’argent,les juges, les gendarmes, les soldats; et nousautres nous n’avons que nos bras.
— C’est égal, reprit mon oncle, d’après ce quej’ai ouï dire, j’ai dans l’idée que d’ici quelque tempsil y aura un chambardement pas ordinaire, et ce nesera pas trop tôt.
— Non, dit le forgeron; tu n’as rien?
— Si, tiens, et fouillant dans sa poche, l’oncle luidonna un journal et deux ou trois petits papiers.
— Allons, bonsoir! et ils se secouèrent la main,après quoi nous continuâmes notre route.
La petite mule marchait bien et dépassait la jument.
— Allons! allons! dit mon oncle, fais-moi marcher un peu la Grise qui s’endort!
D’un coup de verge, je la fis avancer à la hauteurde la mule, puis je dis à mon oncle:
— Et pourquoi l’appelles-tu la Grise, puisqu’elleest rouge?
— Ah! voilà; elle est née au moulin, et comme onappelait sa mère la Grise, parce qu’elle l’était devrai, nous avons donné le même nom à la fille.
— C’est drôle, tout de même, fis-je.
— Ça n’est pas plus drôle que de voir un petithomme comme le charron de Coulaures s’appelerGrand; ni un rousseau comme le tisserand du Tabourys’appeler Brun. On voit tous les jours desGros qui sont minces, des Petit qui ont cinq piedssix pouces, et des Blanc qui sont noirs; mais l’accoutumancefait qu’on n’y prend garde.
À Savignac, il fallut nécessairement nous arrêterun peu. Un ami de mon oncle, l’aubergiste du Cheval-Blanc,se planta sur la route, les jambes écartées, lesmains dans les poches, comme s’il eût voulu nous barrerle passage. Quand nous fûmes arrêtés, il tournaautour de la mule.
— Jolie petite mule; et tu as payé ça?
— Devine!
— Dans les quarante pistoles, hé?
— Pas tout à fait.
— Allons, attache tes bêtes à l’anneau, vous allonstrinquer.
Quand il eut versé dans les trois verres au bout dela table, l’aubergiste dit:
— C’est ton neveu?
— Oui, répondit l’oncle en me regardant, c’estmon neveu, et depuis que mon pauvre frère est mort,il y a tantôt deux ans, c’est comme mon fils.
— C’était un brave homme, ton aîné, Sicaire, reprit l’autre. Cette gueuse de suette a tué bien desgens, mais je ne pense pas qu’elle en ait emporté unmeilleur.
— C’est comme ça, mon pauvre, les bons s’envont les premiers: Allons, à ta santé, nous allonspartir.
Et l’oncle ayant bu, alluma sa pipe.
En sortant de Savignac, je questionnai mononcle.
— Pourquoi donc que vous vous appeliez tousdeux Sicaire, mon père et toi?
— Mon petit, c’est que le père de mon arrière-grand-père,qui vint comme garçon au Frau, il y a unecentaine d’années, était de Brantôme, et s’appelaitSicaire, comme de juste; car il faut que tu sachesqu’à Brantôme ils s’appellent tous Sicaire, en l’honneurde leur saint, comme à Jumilhac, ils s’appellenttous Aubin; en Limousin, tous Léonard ou Martial:et du côté de Marseille, tous Marius, principalementles perruquiers. Il y a comme ça des pays où tousles enfants sont nommés de même au baptême. J’aiouï dire à mon grand-père, qui le tenait de Roux-Fazillac,que tous les députés du département de laHaute-Saône, à la Convention, s’appelaient Claude,de leur petit nom. Mais pour en revenir à nousautres, tu sais que c’est la coutume du pays, queles grands-pères soient parrains de leurs petits-enfants.Le père de mon arrière-grand-père donc,qui s’était marié avec la fille du meunier du Frau,nomma ses petits-enfants tous du nom de Sicaire.Lorsque son fils, qui s’appelait Hélie, en eut à sontour, il leur donna son nom. Et ça s’est toujourscontinué ainsi: une nichée de Sicaires, et unenichée d’Hélies. Ça n’est pas toujours aisé de s’yreconnaître avec cette mode, mais on appelle communémentl’aîné du nom de la famille. Ainsi, on appelaitnotre aîné à tous, qui est mort il y a six ans: Nogaret;ton père, on l’appelait Sicaire, et moi, le plus jeune,on m’avait fait un petit nom avec notre nom: onm’appelait Rétou.
Nous laissâmes, sur ces propos, Chardeuil à notregauche, et au bout d’un petit moment nous voici àCoulaures. De passer là, sans s’arrêter, il n’y fallaitpas penser. D’ailleurs mon oncle avait besoin detabac. Il descendit et entra dans le bureau, qui étaitchez un épicier, qui tuait des cochons l’hiver et faisaitauberge. Les rouliers s’arrêtaient là, et les postillons,pour boire un coup, en sorte qu’il y avait toujours dans le coin du feu une soupière qui se tenaitau chaud.
Le vieux Puyadou sortit vers moi avec son bonnetde coton un peu jaune et ses sabots:
— Donne-moi tes bêtes et entre, je vais les attacher.
Lorsque j’entrai, la vieille qui pesait le tabac, etfaisait le poids pincée par pincée, s’écria:
— Ha! mon pauvre, comme il a grandi ton neveu!
— La mauvaise herbe croît vite, dit mon oncle enriant.
— Oh! Je suis sûre, dit la Puyadoune, que cen’est pas un méchant garçon; d’ailleurs il ne tiendrait pas de son pauvre père.
Tous ces témoignages d’estime qui me revenaientsur mon défunt père, me faisaient bien content, etaujourd’hui encore, après bien des années, je n’ypense pas sans plaisir.
Ayant pesé le tabac, la vieille mit la soupière surla table et nous convia à nous servir. L’oncle prit unepleine cuiller de soupe, histoire de réchauffer l’assietteet m’en donna autant. Après que nous eûmes fini, lepère Puyadou, avec une grande pinte, nous remplitnotre assiette de vin. Là! là! disait mon oncle, maisl’autre versait toujours.
— Ah! par ma foi, dit la vieille, pour faire un bonchabrol il faut que la cuiller baigne: et puis vousn’êtes pas encore au Frau.
— Il nous faut une grosse heure, dit mon oncle.Et votre Jeantain n’est pas encore rentré?
— Oh! il viendra demain matin sur le coup deonze heures ou midi. C’est lui qui ferme toutes lesfoires.
— Je l’ai vu en passant dans la rue Limogeannedevant chez Guillaumin; mais il y avait beaucoup demonde; je ne lui ai pas parlé.
— Oui; il avait pas mal d’affaires à prendre: un quintal de sel, du sucre, de la chandelle; ça lui a prisdu temps; et puis tu sais, Nogaret, il aime un peu às’amuser, dit la vieille.
— Ah! par ma foi, interrompit le vieux Puyadou,les garçons ce n’est pas comme les filles; pourvuqu’ils reviennent avec leurs deux oreilles, c’est tout cequ’il faut.
Nous nous mîmes à rire et nous repartîmes.
En sortant de Coulaures, il nous fallut quitter laroute pour suivre un chemin qui remontait dans lamême direction que l’Isle.
— Avec tout ça nous nous sommes amusés, fitmon oncle, nous n’arriverons guère avant la nuit.
— C’est le tabac qui en est cause, dis-je.
— J’aurais bien pu en prendre à Périgueux, maisvois-tu, il faut toujours donner du débit à ceux quinous en donnent. Les Puyadou font moudre cheznous et presser l’huile, et nous, nous leur prenons lesel, le poivre, l’empois et tout ce qui nous fait besoin.Par ce moyen chacun fait ses affaires, et l’argent nesort pas du pays. Il faut qu’il circule entre tous lesgens de métier: cordonnier, tailleur, tisserand, faure,menuisier. Tous ces gens-là vont chez Puyadou,n’est-ce pas, boire un coup ou acheter quelque chose;il est juste qu’il leur en revienne une partie en travail.
Ils vont aussi chez les marchands; et chez lenotaire, et chez Le curé, pour se marier, faire baptiserou enterrer; il faut donc que les aubergistes, lesmarchands, le notaire et le curé fassent travailler cesgens-là, leur fassent faire des souliers, des habits, dela toile, des meubles, et leur fassent ferrer leurs chevauxet leurs bœufs, sans quoi ils sont bonnementperdus.
Ce qui ruinait nos pays avant la Révolution, c’estque les seigneurs recevaient tous leurs revenus, percevaientleurs rentes, leurs redevances, tiraient toutce qu’ils pouvaient de leurs gens, et s’en allaient fricasser tout ça à Paris ou à Versailles. Aussi les pauvresdiables de leurs terres crevaient de faim.
— Tiens, dit mon oncle en étendant le bras sur ladroite; tu vois ce village? C’est Fazillac, c’est de làque le conventionnel Roux-Fazillac tenait son nom.Il est un de ceux qui nous ont aidés à sortir de cettemisère. Malheureusement depuis, les bourgeois que lepeuple a aidés à faire la Révolution, une fois établisdans les châteaux, enrichis par les biens nationaux, sesont mis du côté des nobles et sont aussi durs pourle peuple que les anciens seigneurs: il y en a quelques-unsqui sont restés avec nous, mais guère.
Ils ont changé le système; ce n’est plus la noblessequi est dominante, mais la richesse. Il faut payertant pour faire les lois, tant pour nommer ceux quiles font.
Quant au peuple, il est toujours esclave. Commeon a fait accroire aux gens que tous sont égaux, iln’y a pas moyen de rétablir les privilèges pour labourgeoisie: alors, qu’est-ce qu’ils font? Sous lacouleur d’un impôt, ces bons messieurs empêchentde chasser tous ceux qui n’ont pas vingt-cinq francsà leur donner, et voilà comment il n’y a plus de privilèges.
Tout en parlant ainsi, nous arrivons à la Croze,puis à Chaumont. Les chemins étaient mauvais commepartout; je conviens que c’était ennuyeux, mais onen avait plus de plaisir d’arriver. À la Pouge, nousprenons un petit chemin qui va au Frau.
Au bout d’un moment nous arrivons. Le moulinest sur la gauche et la maison à quarante pas sur ladroite, un peu élevée sur le terme. Mon oncle envoieà ce moment deux ou trois coups de fouet à toutevolée, et voici la Finette, notre chienne courante, quis’en galope vers nous, en jappant de sa voix forte etles tétines pendantes, car elle nourrissait. La vieilleMondine sort sous l’auvent de l’escalier, avec sa quenouille dans son fichu. Elle lève les bras enl’air:
— Sainte Vierge! voilà Hélie!
Et elle rentre aussitôt pour faire le souper, pensantque nous sommes affamés.
Enfin, en dernier lieu, Gustou sort du moulin;Gustou qui ne s’est jamais pressé, qui n’a jamais ditun mot plus vite que l’autre. Il sort lentement, enpantalon gris clair, le gilet déboutonné, tout déparpailléet un bonnet de coton sur la tête. Toute sonattention est prise par la mule; les deux mains dansles poches de son gilet, il la regarde, tourne tout autour,tandis que mon oncle, toujours sur la bête, leregarde faire en riant un petit.
— Eh bien, qu’en dis-tu, Gustou?
— Ça fera une bonne petite mule.
— Bonsoir, Hélie! Tu es donc venu nous voir;allons, c’est bien pensé.
Et là-dessus, après m’avoir serré la main, Gustouprend les brides et mène nos montures à l’écurie.
Notre maison était une bonne vieille maison périgordineà toit aigu, bâtie sur la pente du coteau. Ony accédait par une rampe pavée de gros cailloux derivière, tout comme notre rue Hiéras, et on arrivaitdans une cour formée par des murs de soutènement.Du côté de la cour, la maison tournée au levant, avaitde plain pied, le cellier et le cuvier. La grange etl’écurie étaient dans un bâtiment séparé, en équerresur la cour, à droite. Le premier et seul étage étantdu côté de la cour, se trouvait de niveau avec lejardin, du côté du coteau. On y montait par un escalierde pierre extérieur, abrité par un auvent soutenupar des piliers massifs. Là, sous l’auvent étaient lesseilles, ou les seaux si l’on veut, et le chambaloupour les porter, et la grande oulle à faire cuire pourles cochons. De l’auvent on entrait dans la cuisine, etensuite il y avait d’un côté deux chambres où couchaient mon oncle et la Mondine, et de l’autre unegrande plaisante chambre regardant sur la rivière etle moulin, avec deux lits à l’ange, où couchaientceux qui venaient à la maison. Lorsqu’elle me vitentrer, la Mondine entortilla vitement la ficelleautour de la queue de la poêle qu’elle avait sur le feu,et vint m’embrasser à plusieurs fois en s’extasiantsur ma taille, ma force et ma bonne figure:
— Tu vas voir, mon petit Hélie, le souper serabientôt prêt; tourne-toi vers le feu.
— Ah ça, dit mon oncle en plaisantant, tu leprends donc pour un étranger, que tu fricasses làquelque chose?
— J’avais fait de la soupe et des haricots, mais çan’aurait pas de bon sens, vois-tu, Sicaire, de fairesouper comme ça ce drole, pour le premier soir quele voilà chez lui.
— Comment, comment, chez lui?
— Sans doute chez lui, le pauvret. À qui doncque tu laisseras ça tien, Sicaire?
— Ha! ha! à ce compte-là, tu as raison, Mondine,il est bien chez lui.
— Oui, oui, j’ai raison, et je lui fais un bon petitsaupiquet avec un quartier de dinde; je sais qu’ill’aime, le pauvre drole.
Je m’étais assis dans le coin du feu pendant cetemps, quoiqu’il ne fît pas froid, au contraire; maisc’est toujours bon de se mettre près du feu quand ona voyagé. Les pieds sur les grands landiers de fonte,je revoyais avec plaisir toutes les choses qui m’étaientconnues dès l’enfance. C’était la maie avec soncouvercle, le vieux buffet et son vaissellier au-dessus,où on voyait bien rangée d’ancienne vaisselle d’étain,puis des plats et des assiettes de faïence, rondes oudécoupées à pans, avec des fleurs comme on n’en ajamais vu, et des coqs superbes, portraiturés commeceux que je faisais sur mes cahiers, mais avec de si belles couleurs: du rouge, du jaune, du vert, du bleu.Les couleurs n’étaient pas toujours bien placées, maisque faisait cela.
Puis, dans le coin, la vieille pendule dans sa grandeboîte de noyer, percée d’un rond vitré qui laissaitvoir le balancier battre lentement les secondes. Aumur étaient accrochés les chaudrons et les bassinesde cuivre. Au milieu, la table massive avec unebarre d’appui pour les pieds et ses deux bancs dechaque côté.
Je me levai et je fis le tour de la cuisine, reconnaissanttout ce mobilier campagnard: la chaise où j’avaismis mon nom en chicotant avec la pointe d’un couteau,et le crochet à peser pendu derrière la ported’entrée. Je passe devant la porte de l’escalier dugrenier avec son trou du chat, fermé par une planchettependue à l’intérieur, au moyen d’une ficelle,et que nos chattes écartaient avec la patte pour passer.Puis voici les marmites, les tourtières, l’oulle auxchâtaignes. Sur des planches sont les toupines deconfit; et le râtelier au pain, garni de tourtes, est aufond de la cuisine solidement attaché aux poutres.Aux poutres encore, pendent des quartiers de lard etaussi de la graisse pliée dans la toile du ventre, etposée sur des cercles en vimes suspendus comme desbalances.
Je reviens vers la cheminée: au-dessus, au râtelier,le vieux fusil à pierre à un coup, avec lequelmon oncle ne manquait guère le lièvre, et puis unegrande canardière dont le canon a bien cinq piedsde long.
Il y a quarante-cinq ans de ça; mais je pourraisrefaire l’inventaire, je crois qu’il n’y manqueraitguère de choses. Mon grand-père reviendrait aumonde, qu’il trouverait encore la plus grande partiedes affaires qu’il y avait de son temps. Nous aimonsbeaucoup, chez nous, garder comme ça les vieilleries qui nous viennent de nos anciens et leur ontservi.
La nuit était venue cependant. La Mondine allumale chalel de cuivre et le pendit dans la cheminée àseule fin de voir au fricot. Puis elle mit la touaille,les assiettes, les cuillers d’étain, les fourchettes. Pource qui est des couteaux, dans nos pays, chacun a toujoursle sien dans sa poche; le couteau est inséparable de l’homme, et c’est la première chose que lesdroles demandent à leur père quand ils commencentà marcher.
Tout étant prêt, mon oncle prit une pinte et s’enfut tirer à boire. La Mondine sortit sur l’escalier etcria à Gustou, qui arriva un moment après sans sepresser; puis elle accrocha le chalel à une cannevelleencochée qui pendait du plancher du grenier, au-dessus de la table.
Mon oncle, comme le maître de la maison, étaitassis au bout de la table sur une chaise; moi à sadroite, Gustou à sa gauche, sur les bancs, et la Mondine allant et venant:
— Tu vois, Hélie, dit-elle, je t’ai donné ton assiette.
C’était un beau coq, avec une superbe queue detoutes couleurs, que je voulais toujours avoir quandj’étais petit. C’est miracle que je ne l’aie jamaiscassée.
Gustou mangeait sa soupe à l’ancienne mode avecsa cuiller et sa fourchette. Mon oncle avait perducette coutume au régiment, et moi à la ville. LaMondine, elle, avait l’habitude de manger debout ense promenant avec son assiette, allant de la table aufoyer. Une habitude bien conservée, par exemple,c’est celle du chabrol; chacun de nous avala sa pleineassiette de vin.
J’étais bien de goût de manger, ce voyage à chevalm’avait creusé, et puis en ce temps-là, je n’avais pasbesoin de ça. Après avoir mangé la moitié de l’aile de dinde, je pris une pleine assiste de haricotsbien arrosés avec de l’huile de noix. Tout le mondeme regardait faire avec plaisir.
— Bien manger, dit Gustou, c’est signe de bonneconscience et de bon estomac.
Tandis que nous étions à table, la Finette tournaitautour de nous, attrapant un morceau de l’un, unmorceau de l’autre, et mon oncle lui fit donner lereste de la soupe, car il n’aimait pas à voir pâtir lesbêtes autour de lui.
Après souper, Gustou prit la lanterne pour allersoigner nos montures, et mon oncle alluma sa pipe.
— Puisque nous faisons la noce, dit-il, donne-nousun peu de pineau, Mondine.
Et nous nous mîmes à boire, en parlant de choseset d’autres.
— La demoiselle m’a bien parlé de toi l’autrejour, tu sais, Hélie, me dit la vieille servante.
— Il te faudra aller la voir, cette pauvre demoisellePonsie, ajouta mon oncle.
— Bien sûr, répondis-je en demandant de ses nouvelles.
— Elle est toujours brave et bonne, dit la Mondine,et point méprisante pour le pauvre monde. Onpourrait chercher à vingt lieues à la ronde, pourtrouver une demoiselle qui la vaille.
— Et avec ça, dit mon oncle, elle reste à la pendille.
— Ça veut dire que les messieurs de par ici sontbien bêtes, repartit la vieille: une demoiselle commeça!
— C’est que vois-tu, il leur faut de l’argent avecla fille, et il n’y en a guère à Puygolfier.
— Les hommes ne valent pas cher! que veux-tuque je te dise, Sicaire.
— Tu veux dire les messieurs, hé Mondine!
— Oh! je ne parle pas pour toi. Je t’ai assez porté sur mes bras pour te connaître. Je sais bien que tu neregarderais pas à l’argent, tant qu’à la convenance.D’ailleurs, les Nogaret n’ont jamais été avares; detout temps, ils ont été de braves gens. Ton grand-père,celui du temps de la grande Révolution, n’étaitpas des plus tendres, mais c’était un homme franc,juste et courageux comme on n’en voit guère. Tonpère et tes oncles étaient bons comme du pain defleur de farine. Le père d’Hélie, le pauvre, ressemblaitau grand-père, mais il avait avec ça, la bonté deson père en plus.
Lorsque Gustou remonta, il posa sa lanterne sur latable, but une goutte de pineau et s’en fut se coucherdans sa chambre au moulin. Nous en fîmes autantbientôt; la Mondine avait mis des draps à un des litsde la grande chambre, et lorsque je fus couché, ellevint me border dans les couvertures, comme lorsquej’étais petit, puis s’en alla après avoir fermé les courtines.
II
Je m’éveillai le lendemain à la pointe du jour. Deshirondelles faisaient leur petit ramage du réveil, etportant mes yeux en haut, je vis le nid attaché à unesolive et les hirondelles sur le bord, prêtes à sortir.Juste au-dessous du nid, la Mondine avait mis unpaillasson plein de sable pour la propreté. Les deuxbestioles, après avoir jasé assez, s’envolèrent par uncarreau cassé.
J’étais dans cet état de bien-être qu’on sentlorsqu’on a l’esprit tranquille, et le corps bien reposé.Le bruit des eaux qui passaient sur l’écluse,me berçait doucement, et je me laissai aller à desrêveries d’autrefois.
Je me revoyais petit enfant de cinq ou six ans,jouant au-dessous du moulin sur le bord de l’eau, etfaisant dans le sable de petits lacs où je mettais desgardèches, ou quelqu’autre fretin que j’attrapais avecun crible. Couché sur le ventre je les regardais alleret venir tout étonnées de se voir enfermées.
Une fois la demoiselle Ponsie vint me chercher là.C’était alors une belle fille de seize ans, qui mordaitdans mes joues rouges comme dans une pomme. Qu’elle était jolie avec son grand chapeau de paillefine, et sa figure rose encadrée de grappes de cheveux blonds annelés! Elle était venue faire laver lalessive, et comme c’était l’heure du mérenda, ellevoulait me faire manger des crêpes. La charrette quiavait porté le linge était là-bas le long du pré dumoulin, et, sur les haies, le linge blanc séchait avecune bonne odeur d’eau de rivière. À l’ombre despeupliers, la servante de Puygolfier avait posé sonlourd panier et sa grande pinte, et les lavandièresétaient assises sur l’herbe. Ha! les bonnes crêpes quec’était, et comme la demoiselle savait les replierjoliment, après avoir épandu dessus de bon mieljaune qu’on prenait avec une cuiller dans un petitpot.
Après m’être bourré de crêpes, je m’endormis àl’ombre, et la demoiselle me mit sur la figure sonvoile vert, pour me garder des mouches.
Une autre fois, j’étais à cheval sur le mur de lacour, regardant dans le chemin, lorsque je la visvenir sur sa bourrique. Je m’encourus à son avance,et elle me fit grimper sur la pierre montoire du moulinet me prit en croupe, après avoir fait dire à cheznous, par Gustou, de ne pas s’inquiéter de moi. Nousvoilà partis pour le Bois-du-Chat, à ramasser desmarrons. À la montée des termes, elle descendaitpour soulager la bourrique, et alors je passais devantet je tenais la bride, tout fier comme si c’eût été unechose difficile.
Dans le bissac attaché au panneau de la bourrique,il y avait des affaires pour la vieille Jeannillotte, quidemeurait dans une cabane en plein bois de châtaigniers.C’était une bien pauvre demeure: les mursétaient moitié en bois, moitié en pierres et elle étaitcouverte de ces genêts sauvages dont on fait les balaischez nous. Le foyer avait pour chenets deuxpierres, et il était éclairé par le jour qui venait de la cheminée, tant elle était basse. Dans un coinun vieux châlit piqué des vers, avec une paillassebourrée de paille d’avoine et un méchantcouvre-pieds tout rapetassé. Sous la table, une oullepour les châtaignes, et une petite marmite de fonteoù la vieille faisait rarement de la soupe. La tableétait faite avec des planches clouées sur des piquets.Dessus, deux ou trois assiettes, une soupière ébréchéeen terre brune, une cuiller de fer et une crucheà l’eau, petite, car la vieille n’était pas forte, et lafontaine était loin. Et puis, avec un petit pilo de boismort dans un coin, c’était tout. Quand on levait latête on voyait le toit de balais. Sous la porte onaurait passé la main. Dans les nuits d’hiver, les loupsqui hurlaient par les bois et trottaient sur les chemins,venaient fourrer leur nez sous la porte et reniflaienten grognant.
C’est là que vivait la vieille Jeannillotte, au grandregret de la demoiselle qui avait toujours peur qu’ilne lui arrivât malheur, de façon ou d’autre. Elle avaitbien voulu la faire entrer à l’hospice d’Excideuil, maisla vieille ne voulait pas entendre parler de ça, nimême de venir demeurer dans le bourg.
Les gens de par chez nous la croyaient sorcière,et pas un n’eût voulu la rencontrer le matin en allantà la foire, sûrs que, s’ils achetaient une paire de veaux,ils se seraient écornés, ou, s’ils ramenaient des brebis,elles auraient eu le tournis. Et ce n’était pas seulement les paysans qui la fuyaient. Quand M.Silain,le père de la demoiselle, allait à la chasse et qu’ill’apercevait sur la porte de sa cabane, ou dans leschâtaigniers, cherchant du bois mort ou des châtaignes,il désarmait son fusil, cornait ses chiens et s’enretournait à Puygolfier, où il ne faisait pas bonautour de lui ce jour-là.
Mais la demoiselle Ponsie n’avait peur de rienelle, et nous fîmes notre entrée chez la vieille après avoir attaché la bourrique à un arbre. La soi-disantsorcière, assise sur un petit banc, sommeillait dansla queyrio, autrement dit le coin du feu, les coudes surses genoux, la tête penchée dans ses mains, pliée endeux. La demoiselle tira du bissac et posa sur latable, un pain blanc, une bouteille de vin, un poulet,de la bonne cassonnade, des fromages de chèvre etun verre. La vieille oyant quelque bruit, tourna latête sans la relever, et ne dit mot. Puis la demoisellela fit manger, lui sucra du vin et la fit boire, etalors la vieille Jeannillotte se redressa un peu etcommença à parler un brin, remerciant de son mieux:que le bon Dieu et la sainte bonne Vierge vous fassentheureuse, demoiselle!
Elle but encore un petit coup, et ça la remit tout àfait, et elle se mit à babiller. Elle parlait de sa jeunesse:c’était du temps du grand-père de M.Silain,qui avait un habit rouge, une perruque blanche, uneépée à poignée d’or et un chapeau à trois cornes qu’ilmettait souvent sous le bras. Ah! celui-là ne se détournaitpas d’elle comme le M.de Puygolfier d’aujourd’hui.Quand il allait chasser, et qu’il la rencontraitdans les bois, jeune pastourelle gardant ses brebis,il lui prenait le babignou, comme elle disait pour lementon, et des fois l’embrassait. Puis ses souvenirsse brouillant, elle confondait avec les histoires ouïesdans sa jeunesse. Voilà, les Anglais étaient arrivésvenant d’Auberoche, et ils avaient tout brûlé à Puygolfier,et le seigneur était parti après les Anglaisqui allaient au château des Chabannes qu’ils brûlèrentaussi. Dans toutes ces affaires le seigneur avait ététué… Que le bon Dieu le garde dans son saintparadis! disait-elle en joignant les mains.
Au sortir de là, nous fûmes au Bois-du-Chat, ramasserdes marrons, et comme nous avions emportéde chez la vieille, une braise avec de la cendre dansun vieux sabot, nous allumâmes du feu pour faire griller des marrons sous les charbons. Ah, que c’étaitbon de manger comme ça dans les bois!
Le bissac bondé de marrons fut attaché sur labourrique et nous redescendîmes vers le moulin. Magrand’mère remercia bien la demoiselle de m’avoiremmené; mais elle se mit à rire, m’embrassa encore,remonta sur sa bourrique et s’en fut vers Puygolfier.
Une autre fois encore… mais à ce moment mononcle entra dans la chambre: Allons! allons! monvieux, le soleil est levé depuis un moment; saute dulit. Il me faut aller du côté de Verdeney parler à uncouvreur pour faire repasser le toit du moulin; ça tepromènera.
Après avoir cassé une croûte, et bu un verre devin gris, mon oncle prit son fusil en cas de bonnerencontre, et je le suivis.
À deux cents pas du moulin il y avait une droled’une douzaine d’années, qui touchait un troupeau debrebis.
— Tiens, Nancy, dit mon oncle, ça tombe bien, tevoilà ta foire. Et il lui donna les bagues de la Saint-Mémoire.
— Grand merci, notre Monsieur, dit la petite.
— Tu mènes tes brebis dans les raisses, ajouta mononcle; donne-toi garde de les laisser entrer dans lacoupe jeune.
Cette petite me fit impression par sa figure calmeet sérieuse. Sous son bonnet d’indienne, devenu troppetit, d’épais cheveux noirs sortaient de partout. Sessourcils étaient bien recourbés, et, sous de longs cilsnoirs, ses yeux gris bleu avaient une assurance tranquillequi m’étonnait, car les drolettes de chez nousétaient nices en ce temps, et n’osaient regarder lesgens.
— C’est la petite bâtarde de chez le bordier, ditmon oncle.
— Je ne l’aurais pas reconnue.
— C’est qu’elle a grandi et s’est bien faite; etavec ça plus de raison et de sagesse que bien desfilles de vingt ans. Ça aurait été dommage de laissercette drole sans lui faire apprendre quelque chose.Mais j’ai eu bien du mal à obliger Jardon à la laisseraller ces hivers chez la vieille demoiselle Vergnolle.Elle n’y a pas appris grand’chose, car la pauvre fillene peut enseigner que ce qu’elle sait, et elle n’en saitpas long. Ça m’a coûté six écus, mais je ne les plainspas; aujourd’hui la Nancy sait lire, écrire et compterun peu. Il faut dire aussi que la demoiselle Ponsie luimontre quelquefois, et lui a prêté des livres declasse, moyennant quoi elle a étudié un peu par-cipar-là, en gardant ses moutons, ou le soir à la veillée.
Arrivé à Verdeney, mon oncle s’entendit avec lecouvreur, et nous fûmes revenus pour manger lasoupe.
Après déjeuner, Gustou chargea des sacs sur unemule et sur la jument; mon oncle prit son fouet,et partit pour rendre de la farine aux pratiques.
— Donne-moi la clef? lui dis-je.
La clef, point d’autre explication; mais il savait ceque je demandais. Il tira une clef de sa poche.
— Tiens, et ne dérange rien.
Là-dessus il fit claquer deux ou trois fois son fouet,et suivit ses bêtes.
Notre moulin était planté sur la rivière comme unpont. En le traversant, on allait, du bord, à l’îlotformé par le trop plein des eaux du goulet, autrementdit du bief, qui passaient sur l’écluse, et faisaient unbras de rivière qui allait à deux cents pas en avalrejoindre les eaux qui faisaient tourner les meules. Del’îlot, on passait sur l’autre rive, par un gué longé degrosses pierres que les piétons enjambaient tandisque leurs bêtes, quand ils en avaient, suivaient legué.
À l’entrée du moulin était un espace libre, où on attachait les bêtes qui venaient porter le blé àmoudre. À l’autre bout, c’était le pressoir pourl’huile; entre deux, les meules. Au-dessus, il y avaitdeux chambres où on montait par un escalier debois. L’une était celle de Gustou, l’autre était à mononcle, et c’est là qu’il serrait ses affaires et montait detemps en temps quand il avait un moment.
Avant d’entrer au moulin, Gustou me fit voir sur laclef de voûte de la porte ronde une raie qu’il avaitfaite au ciseau. C’était la marque de l’inondationde l’année d’avant. Les eaux avaient monté jusque-là,dans la nuit du 16 au 17 janvier 1843, et tout le moulinavait été inondé. Ce n’était pas chez nous seulement qu’il y avait eu de grandes crues; notre nouvelleroute de Périgueux à Saint-Yrieix, avait été toutabîmée, et les eaux avaient emporté le pont d’Eymetet celui de Mussidan.
Quand Gustou m’eut bien raconté tout ça, avecforce explications sur les dégâts que le moulin avaiteus, et toujours avec sa manière lente et tranquillequi me faisait bouillir, je montai vivement l’escalier,et je crois bien qu’il parlait encore tandis que je mettaisla clef dans la serrure.
Pour sûr, la recommandation de mon oncle étaitbien inutile, car rien n’était rangé dans la chambre.Dans un coin était le lit à quenouilles avec desrideaux rouges à grands ramages, où mon oncle couchaitquelquefois, s’il y avait du monde à la maison.Mais en ce moment il y avait sur le couvre-pieds despelotons de fil à faire le filet. Contre le mur, un grandvieux cabinet à colonnes et à quatre portes taillées enpointes de diamant; à l’opposé, une grande table oùétaient éparpillés de vieux livres à tranches rougesou bariolées. Dans une grande écritoire de faïence àfleurs, étaient plantées des plumes d’oie venant del’aile de nos bêtes. Dans un coin, le lourd fusil àpierre avec lequel l’aïeul avait fait les campagnes de la République. Aux murs, un shako moins ancien,large du haut, avec un grand pompon jaune, unhavresac poilu et des vieilles images attachées avecdes clous à ferrer les souliers.
À côté de la table, étaient accrochées une peau debouc et une sacoche à je ne sais combien de poches,brodée de fils de soie et couverte d’une peau de bêtesauvage; mon oncle avait apporté ça d’Afrique. Ailleurs,de grandes gourdes accrochées à des clous,contenaient des graines, et, du côté de la fenêtre, unépervier tôt fini pendait d’une poutre du plafond.
Parmi les images clouées au mur, il y en avait uneau-dessus de la table que j’aimais plus que les autres.Cette image représentait la Liberté, patronne desFrançais. C’était une jeune fille de seize à dix-septans, coiffée d’un bonnet ramené par devant avec unepetite floque; elle avait une ceinture tricolore et unsabre pendu à un baudrier: qu’elle était jolie!
J’aimais cette chambre de passion étant enfant etjeune garçon, à cause de toutes ces choses, et surtout pour ces vieux livres où on trouvait des histoiressi belles. Le haut du cabinet en était bondé. Dans lebas, partagé avec une étagère, il y avait, pêle-mêle,de vieilles ferrailles, des pierres à fusil, des cornes àmettre la poudre, d’anciennes fioles verdâtres, desgrelots, des boutons de cuivre, des bouts de galonsd’uniforme, un pistolet à pierre, un coudouflet àappeler les perdrix, des balles de calibre, des tabatières,des bésicles de corne, enfin tout ce bric-à-brac qui s’amasse dans les maisons où on ne jetterien. J’aimais à farfouiller dans toutes ces vieilleries,m’amusant avec. Je recherchais aussi les antiqueshistoires, les anciens almanachs. Oh! les Quatre filsd’Aymon, que l’on voyait sur la couverture montéstous quatre sur le cheval Bayard, que de fois je l’airelu! Il y avait aussi un vieux Plutarque dont je nepouvais me déprendre. Mon oncle y avait fait des marques avec des morceaux de papier, et moi jemangeais ces vies des hommes illustres. Lorsquej’étais encore enfant, j’étais plus curieux des faits quede l’enseignement qu’ils donnent, mais plus tard, ç’aété le contraire, en sorte que le peu que j’ai acquisde ce côté, je le dois à ce livre.
Il y avait encore une vieille Maison rustique, toutabîmée, où je cherchais principalement la manièred’attraper les oiseaux, et les affaires de chasse.
Mais il y avait aussi dans cette chambre un tableaucomme aucun peintre n’en a fait. Quand j’eus achevé letour de la chambre, je m’assis, un coude sur la table,pour le regarder. Par la fenêtre ouverte, on voyaitle bief du moulin dans toute sa longueur de deuxcent cinquante à trois cents toises. La rivière sortd’une gorge, bordée d’un côté par une étroite lisièrede prés dominés par des coteaux boisés, et de l’autre,par un grand terme de rochers presque à pic surl’eau et pleins d’ajoncs, de houx, de bruyères et degenêts sauvages que nous appelons des balais. Toutà la cime, de grands châtaigniers, venus là par hasard, se penchaient comme pour regarder dans larivière. Au bord, de chaque côté, les vergnes, lesaubiers retombaient sur les eaux tranquilles.
En quelques endroits, un peuplier miné par lescrues s’inclinait aux trois quarts tombé, comme pourjeter un pont sur la rivière. Tous ces arbres penchéssur l’eau, se rejoignaient quasi des fois, ce qui, vu deloin, faisait comme une longue voûte de verdure. Lesoleil passant à travers le feuillage, tremblotait à lasurface de l’eau. Les demoiselles aux ailes bleues etvertes, voletaient çà et là, et se posaient sur lescrêpes et les marguerites d’eau, où les hirondellesqui chassaient en rasant la rivière les attrapaient quelquefois;sur les bords, des iris dont les feuilles semblent des baïonnettes. De temps en temps, un cabotou une perche montait à le surface happer une chenille ou une barbote chue des feuilles, et le cercleformé par le remous, allait s’agrandissant toujourset finissait par disparaître. Des fois, un martin-pécheurpassait d’une rive à l’autre comme une flècheempennée de bleu, en jetant son petit cri aigu; oubien un rat d’eau traversait la rivière en laissant derrièrelui un long sillage. Dans le bois, on entendaitle bruit sourd du pic sondant un arbre à coups debec.
C’était une vue plaisante que celle-là, aussi jerestai là, toute l’après-dînée, lisant et regardant, etje ne descendis que vers le soir, lorsque le fouet demon oncle se fit entendre. Je ne m’en suis jamaisfatigué, et encore aujourd’hui, quarante-cinq ansaprès, de la vieille table où j’écris ceci, je pose souventla plume dans l’écritoire pour regarder.
Voici un an, que les dimanches je m’amuse à coucherpar écrit ces histoires de jadis, et j’ai vu cetableau changer plusieurs fois.
Au printemps rien n’est encore formé; les bourgeons ne sont pas développés, la verdure est claire,l’herbe des prés commence à pointer; c’est le tempsoù les droles font des chalumeaux avec des branchesde saule: sève, sève… c’est le renouveau de laterre; les oiseaux dans le taillis prochain, babillentet font l’amour, et on entend au loin le coucou chanterdans les bois.
Dans ce moment où j’écris; en novembre, lesfeuilles jaunissent et tombent. Dans les taillis, lefeuillage couleur de tan du chêne se mêle aux feuillesjaunes du châtaignier et aux feuilles grisâtres desnoisetiers, tandis que par places les cerisiers sauvagespiquent sur ce fond leurs belles couleursrouges. Toutes ces couleurs se nuancent selon l’âgeou la vigueur des arbres, pour se fondre vues deloin, dans ces belles teintes des bois à l’automne.Seuls les peupliers déjà dépouillés dressent tristement sur les bords de l’eau, leurs cimes pointues au-dessusdes vergnes et des saules. Quelquefois unepluie serrée tombe lourdement sur l’eau comme desballes de plomb, et c’est triste. Mais en ces beauxjours de la Saint-Martin, où nous sommes, la rivièrecharrie lentement les feuilles mortes; elle fume, etcette brume fine se répand dans la gorge, amortissant encore les derniers rayons d’un pâle soleil qui semeurt pour renaître à la Noël.
L’hiver c’est encore autre chose: plus une feuilleaux arbres; les prés sont morts, grisâtres et tristes;la terre est durcie par la gelée; les herbes folles etles grands chardons desséchés sont blancs de givre,et le long des rives dans les petits creux où l’eaudort, la glace est prise. En haut des rochers, lessquelettes noircis des grands châtaigniers se dressentimmobiles sur le ciel couleur de plomb. Toutest endormi et repose; pourtant dans le terme, lesajoncs vivaces au milieu des bruyères grises et desfougères séchées, éclairent leur verdure terne dequelques fleurs jaunes, et les houx aux feuilles luisantesmontrent leurs belles grappes de grainesrouges. Lorsqu’il gêle fort, on voit quelquefois toutlà-bas, dans le fond du goulet, une troupe de canardssauvages qui cherchent leur manger, tandis que dansl’air monte lentement la fumée lourde de quelque feude bergères, et que plus haut passe en couahnantdes bandes de graules.
J’ai entendu quelquefois des gens de la ville dire:oui, la campagne, c’est jolie l’été et pendant les vacances,mais l’hiver, c’est bien triste.
Hé bien, moi, je l’aime en tout temps la campagne;lorsqu’elle commence à s’éveiller, lorsqu’elle porteles blés mûrs, lorsqu’elle décline comme un maladequi s’en va, lorsqu’elle est morte l’hiver. Quelquefoisde la cime des côteaux au-dessus de chez nous, jeregarde une grande étendue de pays couverte de neige, jusque vers Saint-Raphaël. Plus rien: les genssont chez eux au coin du feu, les bestiaux à l’étable,et les oiseaux des bois à l’abri sous les mères branchesdes arbres; plus rien, si ce n’est de temps en tempsune pétée au loin qui rappelle aux soldats de l’hiverde 1870, les coups de fusil des avant-poste… Revenons au moulin.
J’ai oublié de dire jusqu’ici, que cette année-là,1844, le 26 mai était tombé un dimanche, de manièreque la foire avait été repoussée au lundi et mardi. Jene parle pas du troisième jour qui, dès cette époque,n’était guère plus rien pour le commerce; on y voyaitplus de gens faisant la noce que des affaires.
Le surlendemain de ma venue au Frau était doncun jeudi, jour de marché à Excideuil, et mon oncle yayant des affaires, j’y fus avec lui.
Pour dire la vérité, je ne m’amusai pas beaucoup cejour-là. Je fis souvent, en suivant mon oncle, lechemin du foirail au minage, et du minage à la placedes cochons, où il fallut en acheter deux que Jardon,le bordier, emmena. Nous passâmes je ne sais combien de fois dans la rue des Cordeliers, sans parlerdes entrées dans les cafés ou les auberges pour chercherquelqu’un à qui mon oncle avait affaire. Detemps en temps, nous rencontrions des gens qui l’accostaient,lui secouaient la main, et après les informationssur la santé: Comment ça va? etchez toi? disaient en me regardant: Qui est cedrole?
Sur la réponse de mon oncle, ils se mettaient alorsà parler des affaires de la politique, et de ce qui sepassait. Et ma foi on ne disait pas de bien des gensqui étaient à Paris à la tête. Les principales chosesdont on se plaignait, c’était que le sel était trop cheret les impôts mal répartis. La loi nouvelle sur lespatentes faisait crier les gens de métier ou de commercequi payaient cet impôt. Mais tous et un chacun se révoltaient de bien travailler, de payer les tailles,les prestations des chemins, les patentes et tout, etde n’être rien, vu qu’il n’y avait d’électeurs que ceuxqui en payaient jusqu’à deux cents francs, ce qui étaitbeaucoup en ce temps. On se vengeait de ça, enbrocardant sur quelques-uns du pays, qui avaientplus de terres que d’esprit et de bon sens. On nedisait pas guère de bien de nos députés non plus.Comme il était du pays, que c’était un général, etqu’il faisait beaucoup travailler à la Durantie, on neparlait pas du maréchal Bugeaud, mais les autresdéputés étaient mal arrangés. Lorsque mon oncledisait qu’il y avait une nouvelle loi pour empêcher dechasser sans payer vingt-cinq francs, et un tas de règlementsqui n’en finissaient plus pour tuer un lièvre,alors les gens juraient, et ne se gênaient pas pourtraiter de canailles, de gueux, tous les messieurs quivoulaient rétablir à leur profit les anciens droits desnobles, au moyen de l’argent. Il y avait surtout unhomme de Cubas qui se mit fort en colère. Il disaitqu’il faudrait recommencer la Révolution, parce queles bourgeois et les nobles s’entendaient pourremettre le peuple à ce qu’il était autrefois; et ilassurait que dans son endroit, tout le monde était decet avis.
— Tant mieux! faisait mon oncle, et que tout le départementet toute la France puissent penser ainsi!
C’a toujours été un grand sujet de mécontentementque cette loi sur la chasse. Chez nous, tout le mondea son fusil au-dessus de la cheminée, et celui qui s’enva couper de la bruyère, ou abattre un arbre dans lesbois, ou faire le tour de son bien, emporte son fusilavec lui. Les charbonniers qui travaillent pour lesforges, ont le leur dans leur cabane, et les mineursqui cherchent le minerai, le cachent dans le creuxd’un châtaignier. Dans les foires et les marchés, onne voit que gens avec leur fusil. Aussi cette loi faite par les bourgeois, personne ne s’y trompait; tousnous autres paysans, nous comprenions bien, qu’elleétait faite pour que nous ne chassions pas, nous quinourrissons le gibier, afin que les messieurs pussenttirer plus de lièvres et de perdrix. Ce n’était pastant pour l’argent qu’elle devait rapporter au gouvernement,que pour ça, qu’elle avait été faite. AussiM.Chavoix qui nous connaissait bien, lorsque nousl’eûmes nommé représentant du peuple, il fit tout lepossible pour la faire ôter, mais il y avait trop degens intéressés à ce qu’elle restât, et il ne put jamaisy arriver.
Tandis qu’on causait comme ça dans le foirail ousur les places, lorsque les gendarmes venaient à passer,avec leur grand chapeau bordé, leurs habits àqueue, leurs buffléteries jaunes croisées sur la poitrineon ne parlait pas haut, et on avait l’air de causer duprix du blé ou des cochons, ou de choses comme ça.Eux cependant n’avaient pas l’air commode avec leursmoustaches en brosse et leurs petits favoris, et jeme donnai garde qu’ils nous regardaient beaucoup enpassant, et principalement mon oncle. À cette époque,on ne voyait guère de gens barbus, surtout dans nospays, et ceux qui avaient leur barbe étaient regardés,je ne sais pas pourquoi, comme des républicains, despas grand’chose, des communistes, enfin des gensqu’il fallait surveiller. Mon oncle, barbu comme ill’était, passait pour un homme dangereux, à ce quej’ai su depuis. Mais ça, c’est des idées bêtes commeles gens s’en mettent quelquefois dans la tête. Roux-Fazillac,Elie Lacoste, Lamarque, Bouquier, et tousles autres conventionnels qui ont fait guillotinerLouis XVI, étaient bien rasés, et n’avaient pas tantseulement un poil aux joues, pas plus que ceux quiont commencé la Révolution, Mirabeau et les autres.Ce n’est pas la barbe qui fait les révolutionnaires;mais à cette époque les gens en place croyaient ça.
Nous revînmes le soir avec quelques voisins. Touten marchant, mon oncle leur parlait des affaires etleur disait qu’il fallait regarder plus loin que le clocherde son village, et s’intéresser à ce qui se passaiten France. Ils trouvaient bien qu’il avait raison; maisvoilà ils avaient peur, les pauvres gens: oui, ça peutsembler fort à ceux qui ont la vie et la liberté assurées;ils avaient peur des nobles, revenus aussipuissants que sous le roi d’avant; peur des curés quifaisaient la pluie et le beau temps dans nos campagnes;des notaires qui leur avaient fait prêter de l’argent;peur des maires aussi, qui représentaient legouvernement, et des gros bourgeois qui vous faisaientdes procès aux mauvaises têtes, comme ils lesappelaient, et les ruinaient. Les métayers craignaientleurs maîtres; les journaliers, les propriétaires quiles occupaient; les artisans, les bourgeois qui lesfaisaient travailler: Faut bien du pain pour lesdroles, n’est-ce pas?
— Les pauvres seront toujours les pauvres! disaient-ilsbonnement: que pourrions-nous faire?Nous ne sommes pas libres, nous ne votons pas,nous ne sommes rien, nous ne comptons que pourpayer les tailles!
— Patience, cela viendra, disait mon oncle, Périgueux ne s’est pas bâti en un jour. Ceux qui travaillent,finiront par comprendre qu’ils sont les plusnombreux et les plus forts. Ce n’est pas les richesqui vous donnent le pain; c’est au contraire vousautres qui les nourrissez et les entretenez de tout.Que feraient-ils de leurs biens si vous ne les leurtravailliez pas? Que produiraient leurs propriétés sansvous? des ronces, des chardons et du chiendent.Leurs revenus, ils les tirent de vos bras, n’est-ce pas?Le jour donc où les paysans ne travailleraient plus poureux, que deviendraient-ils? ils crèveraient de faim.C’est le peuple qui fait tout marcher, vous entendez bien; qu’il se couche seulement comme un pauvreâne trop chargé, mal nourri, et tout s’arrête dansle pays.
Il ne faut pour ça que s’entendre. Quelque jour, jevous le dis, la terre sera au paysan. Nous autresnous ne le verrons pas, je crois bien, mais ceux quiviennent après nous, verront ça. En attendant, ilfaut prendre courage, se relever, se retourner quelquefoiscontre les gens méchants et durs. Ça ne sertde rien d’être craintif et soumis, au contraire: c’estsur le cheval qui tire le plus qu’on tape toujours.Rappelez-vous qu’une poule en colère fait fuir unchien, et ne craignez pas de résister à l’injustice,quoiqu’elle ait la force pour elle en ce moment.
Nous avancions en parlant ainsi, et la compagnies’égrenait dans les villages. À Saint-Germain, deuxnous donnèrent le bonsoir et restèrent. À la Maison-Rouge,un autre prit le chemin de Saint-Jory, et nousdeux nous continuâmes le nôtre:
— Dire que nous en sommes là, cinquante ansaprès la Révolution! fit mon oncle quand nous fûmesseuls.
Le lendemain après dîner, je m’en fus vers Puygolfier,et, en chemin, je pensais à la demoiselle. Étanttout enfant, je l’aimais avec passion, et même quelquechose de plus, car j’avais pour elle une sorte d’adoration,tant elle était bonne, et belle plus qu’aucunefemme que j’eusse vue. En suivant le chemin creux,pierreux et bordé de chênes qui contourne le flanc duterme, et où les roues des charrettes avaient fait desornières dans le roc, voici que toutes mes innocentesadmirations se ravivaient comme un feu dans lesterres au souffle du vent.
Quand on était en haut, le chemin tournait en revenant un peu sur lui, et finissait à une allée denoyers d’une centaine de pas, au bout de laquelle onvoyait, percée dans un fort mur de clôture de dix pieds, la grande porte charretière, accolée d’uneautre petite porte ronde pour les piétons. De chaquecôté, les murs étaient percés de meurtrières. Lesportes, ferrées de gros clous à tête pointue, étaientcoiffées d’un toit aigu d’ardoises mousseuses, dans lacharpente duquel piaillaient les passereaux. Ce jour-là,au grand portail, était clouée, les ailes étendues,une dame-pigeonnière.
En entrant dans la cour, on voyait, à gauche, lamaison du métayer, la grange, le cuvier, le fournil,le clédier, ou séchoir à châtaignes, et dans une autrepetite cour entre deux bâtiments, le tect des cochons.En face, la terrasse bordait la cour et les bâtiments,et au milieu de la cour était un grand vieux marronnier,où la poulaille se juchait. À droite, contre le mur declôture, les écuries et le chenil, et, après un espacevide, le long de la terrasse, le château dominant laplaine; petit château assez délabré, formé de bâtimentsinégaux irrégulièrement assemblés autourd’une petite cour intérieure isolée de la grande. Enentrant, on se trouvait en face d’une galerie soutenuepar des arceaux de pierre. À gauche, la tour à toitpointu avec une girouette, qui contenait l’escalier.Sur la galerie s’ouvraient des portes, dont la premièreétait celle de la cuisine, et la seconde celle du salonà manger.
La grande Mïette était là dans sa cuisine, quis’exclama en me voyant, et se mit à me faire desquestions sur ma santé, mon arrivée et le reste. Maisj’étais pressé, et lorsqu’elle m’eut dit que sa demoiselleétait au salon qui repassait, j’y courus. La portevitrée était ouverte et je la vis tout en blanc, cotillonet manteau de lit, et ses grappes de cheveux en bouclessur ses joues roses.
— Ho! c’est donc toi, mon petit! s’écria-t-elle;mais je m’étais déjà jeté dans ses bras comme jefaisais étant enfant, et je l’embrassais. En sentant à travers le linge ses seins fermes sur ma poitrine,j’éprouvai une sensation qui me fit rougir, ce dontelle s’aperçut, sans doute, car elle se retira.
— Comme tu as grandi! dit-elle en riant; et tamoustache qui pousse, te voilà un homme! Tu estrop grand, maintenant, je ne t’embrasserai plus, tume donnerais de la barbe!
Et moi je riais aussi, quoique pas trop content deça, sans trop savoir pourquoi; seulement, je sentaisqu’elle ne pouvait plus être avec moi, comme lorsquej’avais dix ans et elle vingt, et que, me menant penduà son cotillon, j’embrassais sa main, ne pouvant mehausser jusqu’à elle.
Tout en causant, elle se remit à repasser des collerettes,des mouchoirs et des petites affaires defemmes, et m’interrogeait sur ceci, cela. Je fus toutfier de lui apprendre que j’allais entrer à la Préfecture,avec M.Masfrangeas. Dans ma sottise naïve,il me semblait que j’allais devenir un personnage.Lorsque la demoiselle me demanda pourquoi je nerestais pas avec mon oncle, pour lui aider et le remplacerplus tard, je lui répondis avec un petit airimportant, que M.Masfrangeas avait dit à ma mère,que je pourrais arriver à quelque chose dans l’administration.
— Et à quoi arriveras-tu? Masfrangeas a eu de lachance, tout le monde le dit; le voilà chef de bureau,c’est son bâton de maréchal. Si tu as autant de capacitéset de chance que lui, tu y arriveras peut-être,après avoir gratté du papier pendant vingt-cinq outrente ans, et avoir supporté les ennuis du métier,les caprices des chefs, les injustices des supérieurs.Vois-tu, mon petit, il te vaudrait mieux être toutbonnement meunier et vivre là, chez toi, libre et tranquilleen travaillant.
C’était bien la vérité, mais je n’étais pas alorscapable de comprendre ça. D’ailleurs, ma mère, à la persuasion de M.Masfrangeas, avait tourné de ce côté,tous les rêves d’avenir qu’elle faisait pour moi,comme font toutes les mères, et je ne pouvais bonnementguère penser autrement qu’elle, après avoirtant entendu vanter cette carrière, ni la contrarier,quand même j’aurais pensé autrement. Au reste, lesquelques années que j’ai passées à la 3e division de laPréfecture ne m’ont pas été inutiles, car elles m’ontdégoûté pour toujours, de toute vie enfermée, malsaine,éloignée de la nature; elles m’ont appris lesmisères qui se cachent sous des apparences plusbrillantes, et m’ont fait estimer à leur valeur, la santé,le grand air et la liberté. Combien de fois depuis, j’aireconnu la grandissime vérité de ce dicton de mononcle, que je translate ici de notre patois en français:
Maître de soi, maître chez soi; petite maison, grandcœur: voisin du bonheur.
Quand la demoiselle Ponsie eut fini de repasser,je lui aidai à monter dans sa chambre tout son lingequ’elle empilait sur mes bras étendus. C’était toujourssa petite chambre avec des boiseries peintes enblanc; ses rideaux de lit et de fenêtre, en anciennetoile à fleurs bleues; ses chaises à pieds contournés,et sa commode au ventre arrondi, avec des poignéesde cuivre. Au-dessus de la cheminée, il y avait dansun cadre doré, une petite glace, et, plus haut, unepeinture représentant un berger; non pas de cesbergers dépenaillés de chez nous, mais un berger enculotte rose et bien poudré, qui offrait à sa bergèredeux tourterelles dans une cage.
Après que tout fut bien rangé dans les tiroirs, lademoiselle me fit monter au second, où personne necouchait, et qui n’était même pas meublé. Dans unechambre tournée au nord, on mettait le fruit sur descouches de paille et sur des claies. Après avoir choisiquelques pommes, nous redescendîmes faire collationavec, et des fromages de chèvre au gros sel.
Quand ce fut fait: Si tu veux, me dit la demoisellePonsie, nous irons à Prémilhac: j’ai des affaires àporter à la femme de notre ancien métayer desBoiges. La pauvre a un petit enfançon nouveau-né,et pas de langes, pas de brassières, pas de bourrasses,rien, ils sont si pauvres! Je vais m’habiller,dis à la Mïette de mettre le panneau sur la bourrique.
Tandis qu’elle s’habillait, je renouvelai connaissanceavec le salon à manger. Rien n’était changé:de chaque côté de la cheminée, de grands placardsen noyer; au milieu, la table ronde massive à piedstournés; autour, le long des murs tapissés d’un vieuxpapier imitant des boiseries, étaient rangées leschaises à dos façonné en forme de lyre. Au coin dufoyer, un grand fauteuil à dos carré, recouvert d’unetapisserie assez fanée, où M.Silain, le père de lademoiselle, se reposait, après souper, d’une chassefatigante. À l’autre bout du salon, en face de la cheminée,il y avait un grand buffet à dressoir, où sevoyaient des restes d’un service d’ancienne porcelainede Limoges, assiettes, plats, et des tasses à café enforme de gobelet, avec des filets d’or et des chiffresentrelacés.
Autour, étaient accrochées aux murs, dans descadres à la dorure ternie, des gravures qui avaientfait le bonheur de mes premières années. Quand lademoiselle m’amenait au château, je les suivais uneà une en montant sur les chaises pour mieux voir, etj’avais une réflexion pour chacune de ces images.
C’était d’abord un portrait en pied de Louis XVI,en manteau parsemé de fleurs de lys, et son bâtonappuyé sur une table où était la couronne royale.
— Pourquoi, disais-je à la demoiselle, ce grosmonsieur lève-t-il sa robe; c’est-il pour montrer sabelle culotte?
Et elle de rire.
En face, c’était Marie-Antoinette en robe de cour, la poitrine étalée, avec une haute coiffure qu’on auraitdit bâtie par un architecte, et qui ne devait pas passeraisément sous les portes.
Il y avait aussi le petit duc de Bordeaux en pantalonblanc, court, avec des souliers découverts àboucles, un petit justaucorps et une collerette. Ilgoûtait la soupe de l’ordinaire, dans la cuisine deshussards de la garde, à Fontainebleau. Derrière luides généraux et des officiers, le chapeau sous le bras.
Comme le petit prince n’avait pas l’air d’y aller debon cœur, je disais toujours:
— Il ne la trouve pas bonne, la soupe!
Puis c’était le duc d’Angoulême en général, arrivant sur le front des troupes pour passer une revue.Il était reçu par les généraux qui le saluaient tousensemble, le chapeau au bout du bras demi tenduvers lui:
— Est-ce qu’ils lui demandent la charité? disais-jeà la demoiselle.
Ils étaient curieux, ces généraux; ils se ressemblaienttous: ils avaient de grands nez droits, depetits favoris, pas de moustaches, et les cheveux frisottésramenés sur le front.
Il y avait encore Henri IV à cheval, entrant àParis; la prise du Trocadéro, où on ne voyait rien,rapport à la fumée; un portrait de feu Monseigneurde Lostanges, et quelques autres tableaux.
Sur la tablette de la cheminée, était toujours ungros chat sauvage empaillé, tué par M.Silain dansle bois que depuis on a appelé le Bois-du-Chat: au-dessus,était accroché un baromètre, que le Monsieurne manquait pas de consulter en partant pour lachasse.
Mais de tout ça, ce qui m’amusait le plus, c’était unparavent curieux. Sur le papier de couleur claire, ladéfunte dame de Puygolfier et sa fille avaient collépartout des images découpées, qui n’étaient, pour la plupart, que des caricatures sur Louis-Philippe, safamille et son gouvernement. Il faudrait une heurepour les mentionner toutes. Le roi des Français étaittoujours représenté avec une tête de poire! Il y avaitune de ces images représentant un musée, où tous lestableaux, paysages, monuments, portraits, objetsquelconques, ressemblaient à des poires; et parmi lesmessieurs qui regardent, en voici encore en tête depoire, avec un parapluie…
J’en étais là de ma revue, lorsque la demoiselleredescendit. Qu’elle était jolie avec sa collerette àpointes découpées, sa robe froncée avec une boucledorée à la ceinture, des manches à gigot, et une jupecourte qui laissait voir le bas des jambes, où desrubans noirs s’entre-croisaient sur les bas blancs,pour tenir le petit soulier! Elle portait dans une couverturede berceau, tout plein de petites affairesd’enfant: drapes, maillots, brassières et des petitsbonnets qu’elle mettait sur son poing pour me fairevoir. Pauvre chère demoiselle! comme on voyait bienqu’elle avait fait tout ça avec affection, et qu’elle auraitété bien contente d’avoir à elle de petits enfançons àhabiller. Elle avait pour lors vingt-six ans; elleaurait été une bonne mère; elle méritait d’être heureuse,mais le sort ne l’a pas voulu, et elle restaitau crochet, ou à la pendille, comme disait mon oncle.
Toutes ces petites nippes furent bien pliées, etmises dans un grand cabas attaché au panneau de labourrique, et après ça en croupe, la grande Mïetteattacha encore un bissac plein de vivres. Quand toutfut prêt, la demoiselle noua un foulard sur sa tête, etnous voilà partis.
En sortant de la cour je demandai un peu tardivement des nouvelles de M.Silain.
— Ah! répondit la demoiselle, mon père est àchasser les loups à Jumilhac, avec des messieurs duLimousin; qui sait quand il reviendra.
Elle marchait, ou montait sur sa bête, suivant lechemin. Moi je tenais la bride, le long des grossespierres, pour l’aider à monter, et ensuite j’allaisderrière, touchant la bourrique avec une verge dechâtaignier. Je ne me lassais point de la regarder,de l’admirer, avec ses petits frisons d’or dans le cou.Lorsqu’elle se tournait vers moi, je me baignais, ilme semblait, dans ses beaux yeux bleus si bons.Quelquefois, je courais devant dans les taillis, pourécarter une branche qui pendait sur le chemin. Quellebelle journée! J’avais oublié le moulin, la Préfectureet tout: J’aurais voulu que Prémilhac fût aussi loinque Limoges.
Notre chemin était par la Boudelie et Magnac,mais nous prenions quelquefois des traverses. Aupassage du ruisseau du Ravillou, ce fut le diable; labourrique ne voulait pas passer.
— Descendez, dis-je à la demoiselle; quand vousne serez plus sur la bourrique, je la ferai bien passerde force, et après ça, je vous traverserai sur mes bras,vous ne vous mouillerez pas.
Elle se mit à rire en secouant la tête:
— Nenni, tu me jetterais peut-être dans l’eau.
Je ne sais pourquoi, mais il me montait dans l’idée,une envie folle de la passer comme ça dans mes bras.
— N’ayez crainte, demoiselle, je suis fort, plusfort qu’il ne faut, vous ne risquez rien.
Mais elle ne voulut pas entendre à ça, et ayantinutilement essayé de la persuader, je mis mon mouchoirsur les yeux de la bourrique, et je la poussaidans le ruisseau que je lui fis traverser en reculant,la demoiselle toujours dessus et riant.
Nous arrivâmes enfin dans cet ancien village dePrémilhac, où on voit des restes d’anciennes constructions,des marques d’antiques murailles, quedans le pays on dit être l’ouvrage des Anglais. Çan’est peut-être pas vrai, et il y en a qui disent que ces ruines viennent d’un ancien moustier bâti, il y aquinze cents ans, par un saint homme appelé Sulpicequi donna son nom à la paroisse dans laquelle étaitPrémilhac. Mais par chez nous, à entendre les gens,toutes les vieilles murailles, tous les anciens châteauxont été bâtis par les Anglais, tant sont vivaces lessouvenirs de la grande guerre de Cent ans.
L’accouchée était dans son lit, gardée par unevieille voisine, et son petit enfant à côté d’elle. Lorsqu’ellenous vit entrer, elle joignit les mains ets’écria: Oh! demoiselle! Elle n’en put dire plus longpour lors, mais ses yeux se mouillèrent.
Après les questions sur la santé, la demoisellePonsie prit le poupon qui était plié dans un mauvaismorceau de drap tout percé, et l’habilla avec lesaffaires qu’elle avait apportées: et tout ce temps, ellele baisait et le rebaisait, puis comme il commençait àgimer un peu, elle le rendit à sa mère pour le fairetéter.
Une poule toute plumée et vidée, fut tirée du bissacet donnée à la vieille, qui apprêta une marmiteet la mit au feu pour faire de bon bouillon. Après ça,la demoiselle serra dans un mauvais cabinet unebonne miche blanche, du sucre, et deux bouteilles devin vieux.
— Que vous êtes bonne, notre demoiselle! disaitla pauvre femme dans son lit; que le bon Dieu et lasainte bonne Vierge vous le rendent! Je les prieraibien qu’ils vous fassent heureuse, comme vous leméritez!
— Oui, oui, ma pauvre Mariette, je vous en remercie bien, mais c’est peu de chose que tout ça.
— C’est bien quelque chose tout de même, notredemoiselle, et plus que nous ne méritons; mais ce quivaut le plus de tout, c’est votre bonté d’avoir pensé ànous.
Le petit enfançon s’était endormi en tétant. La demoiselle l’embrassa encore, promit de revenir etnous repartîmes.
Il était déjà sur la brune lorsque nous fûmes àPuygolfier. Le souper fut vite prêt: une omelette àla vignette, et des bonnes rimottes de bouillie demaïs que la grande Mïette fricassa dans la poêle, là,devant nous. On ne faisait pas grande cuisine à Puygolfier,quand le monsieur n’y était pas. Je mangeaiavec appétit et gaîté, et la demoiselle était heureuse,comme elle l’était toujours, après avoir fait du bien àquelqu’un.
Après souper, elle voulut me faire tâter de sescerises à l’eau-de-vie. Et pour faire comme autrefois,lorsque j’étais tout petit, elle me les présentaitcomme on fait aux jeunes geais nouvellement dénichés,pour leur apprendre à manger. Elle riait de cejeu qui m’amusait aussi, car en attrapant la cerise, jetouchais quelquefois ses doigts de mes lèvres.
Sur le coup des neuf heures, je m’en redescendisau moulin bien content de ma journée.
Quel temps heureux! mes journées se passaienten paix et tranquillité, dans ce recoin perdu du Périgord,au milieu d’une nature paysanne et forte. Il mesemblait que cette terre couverte pour lors de moissons,me communiquait sa vie.
Je me levais de bonne heure le matin, et j’allaislever les verveux ou les cordes posés le soir; ou bien,prenant le fusil de mon oncle, je m’en allais avec laFinette faire courir un lièvre. Cependant, je pensaistoujours à la demoiselle Ponsie, et je cherchaistoutes les occasions de retourner à Puygolfier,n’osant pas y aller de but en blanc, parce qu’il mesemblait que tout le monde devinerait mes pensées.Je lui portais souvent du poisson qu’elle aimaitbeaucoup, lorsque j’avais pris quelque jolie perche auverveux, ou une truite en tirant l’épervier le soir au-dessousde l’écluse. D’autres fois, c’était une cordelette d’oiseaux, ou un bouquet de fraises des bois.J’étais attiré vers elle par une force à laquelle je necherchais pas à résister; pensant à elle, lorsque jene la voyais pas, et avide de sa présence; la recherchantsans autre but que de la voir, de l’entendre, etd’être auprès d’elle. Je ne puis pas dire que j’étaisamoureux, car je ne savais point au juste ce quec’était que l’amour; mais je trouvais un plaisir grandà être toujours occupé d’elle, à me faire sa chose parla pensée. Malgré les émotions que je ressentaisquelquefois en sa présence, et le trouble que medonnait parfois un de ces désirs vagues, comme il envient aux jeunes gens encore innocents, mes sentimentsétaient ceux d’une respectueuse adoration. Jela trouvais la plus belle, la meilleure; elle étaitpour moi, la perfection même, et il me semblait qu’elleétait d’une nature supérieure aux autres femmes. Leplus grand bonheur que je concevais, était de luiêtre utile et de me dévouer pour elle.
Cela dura une semaine ainsi; mais un jour enouvrant le petit portail, j’entendis les chiens aboyerau chenil, et je connus par là que M.Silain étaitrevenu. Il était là, en effet, planté près de la terrasse,les jambes écartées, les mains derrière le dos, regardantla plaine. Il se retourna en entendant les chiens,et je m’approchai pour le saluer avec un certainémoi, car outre qu’il m’avait toujours beaucoup imposé,je me figurais sottement qu’il allait deviner ceà quoi je pensais continuellement. Je ris maintenantde ma bêtise, car j’ai bien vu depuis que M.Silain nepensait qu’à lui.
C’était bien toujours lui, vêtu d’un habit de chassevelours olive, avec des boutons de cuivre à têtesde loup et de sanglier, et d’un pantalon à pont-levisde même étoffe, de couleur grise. Avec ça, unecasquette ronde en velours noir et des souliers àfortes semelles. Je ne lui ai jamais vu d’autre costume. Seulement lorsqu’il allait à cheval, il avait degrandes bottes au lieu de souliers, et l’hiver par lemauvais temps, il mettait un tablier en peau de biquequi lui donnait l’air d’un ours à cheval. Il était grand,et avait l’air de quelqu’un avec son nez recourbé, sesmoustaches un peu rousses taillées en brosse, et sespetits favoris coupés carrément à la hauteur desoreilles. Il avait quelque chose de militaire dans samanière d’être, et, en effet, il avait servi dans lesgardes du corps de Charles X.
Il me reçut avec une rondeur joviale, selon sonhabitude avec les petits, les paysans, avec tous ceuxqu’il regardait comme trop au-dessous de lui pourque ça tirât à conséquence. Mais avec les bourgeois,les gens du gouvernement, les messieurs, il était trèsraide, et éloignait toute espèce de ces familiaritésque font naître souvent le voisinage, même entregens de classes différentes. Lorsqu’il passait un actepour vendre une terre, ou quelque bois, ce quiarrivait souvent, il ne manquait jamais de faire couchertout du long dans l’acte, par le tabellion, commeil disait, ses noms, titres et qualités: Antoine Silainde Pons, vicomte de Puygolfier. Les soirs de chasse,à ce que contait un de ses voisins et camarades, aprèsavoir bien bu et festoyé, il prétendait descendre d’unpuîné d’une ancienne maison de Pons, illustre à cequ’il paraît; mais ses amis ne faisaient qu’en rire.
Au demeurant, quoiqu’il fût égoïste, on ne peutpas dire qu’il fût un méchant homme. Avec ça, ilfaisait quelquefois des choses qui n’étaient pas defaire, par caprice ou par colère. Ses goûts n’étaientpoint luxueux; la vie large du petit noble campagnardlui suffisait. Pourvu qu’il eût une table bien servie,car il était gros mangeur et grand buveur, il se contentaitdes ressources du pays, buvait son vin àl’ordinaire et en extra s’arrangeait de vieux vin deSaint-Pantaly. Il mangeait sa volaille, chapons, canards, dindons; le gibier qu’il tuait, et le poisson,les légumes, les champignons et les truffes, qu’il avaitpour ainsi parler sous la main. Les truffes surtout,car le puy qui, de dessous la terrasse, dévalait à laplaine, était couvert d’un bois de chênes clair-semés,où on en trouvait beaucoup. Avec cela, sa bonnejument limousine blanc-truité, sept ou neuf chienscourants, car en cette affaire, il avait la superstitiondes nombres impairs, et cela lui suffisait; pourvu,bien entendu, qu’il eût les goussets garnis quand ilallait chasser au loin, soit à Jumilhac, soit dans leLimousin, soit dans la forêt de Born ou ailleurs. Il luifallait aussi quelques louis pour aller faire ses petitestournées à Périgueux le mercredi, ou le jeudi àExcideuil et quelquefois le samedi à Thiviers.
Les ressources en nature de la terre de Puygolfierauraient été suffisantes pour lui assurer une bonneexistence chez lui; mais c’était l’argent, c’était lesécus pour le dehors, qu’il était difficile de trouver,car la plus grande part des revenus se mangeait,sur place, et ce qu’on vendait de blé, de vin, ou leprofit des bestiaux, passait à payer la taille et lesréparations. Cependant, il lui en fallait pour solder leshôteliers, dans ses expéditions, sans compter que lesoir après souper, ces messieurs faisaient une petitebête hombrée, assez chaude parfois à ce qu’on racontait.
Aussi, de temps en temps, M.Silain vendait quelquelopin de son bien, et avançait une coupe de bois,en sorte que ses revenus allaient en diminuant. Maisil ne s’en inquiétait guère; il était de cette race debons vivants qui mangent bien, boivent sec, digèrentfacilement, et, sans mauvaises intentions, font tranquillementle malheur de leurs proches, et ne s’endoutent même pas, loin d’avoir des remords, habituésqu’ils sont à tout rapporter à leur personne.
En me voyant grand et assez élancé, M.Silain me fit compliment sur ma poussée, et émit cette opinionque je ferais un beau lancier. Lorsque je lui dis quej’allais entrer dans les bureaux de la Préfecture, ils’écria: Comment! tu veux te faire gratte-papier?bâti comme ça? Eh bien, mon garçon, je te conseilleplutôt mille fois de te faire meunier, comme tonjacobin d’oncle!
Là-dessus, il rentra au château, prit son carnier etson fusil, siffla sa chienne couchante, et s’en fut. Moij’allai rejoindre la demoiselle au grenier, où elle étaitpour lors, à ce que me dit la grande Mïette.
C’était un endroit curieux que ce grenier. Il y avaitun pêle-mêle de meubles éclopés, de fauteuils défoncés,de tableaux crevés, de morceaux de vieilles tapisseries,d’objets de toute espèce, cassés ou hors d’usage,de vieilles hardes jetées sur des cordes tendues, devieux coffres pleins l’un de débris de toute sorte,chiffons, ferraille, et l’autre bondé de papiers et devieux parchemins.
La demoiselle Ponsie était au milieu de ce fouillis,cherchant un morceau de tapisserie assez bien conservé,pour recouvrir le grand fauteuil où M.Silaindormait le soir après souper. Je lui aidai à bouleverseret retourner toutes ces défroques qui sentaientle passé, et représentaient des modes défuntes et desusages perdus. Dans un coin, je retrouvai uneancienne coiffure militaire; une espèce de chapeau defer, avec les bords en croissant, tout mangé par larouille, qui avait jadis coiffé quelque piquier, dutemps de nos guerres de religion. Je la mis sur matête, et la demoiselle me dit en riant:
— Tu aurais fait un joli petit parpaillot, du tempsdu capitaine Vivant.
Lorsqu’elle eut trouvé ce qu’elle cherchait, elles’assit sur un vieux fauteuil et se mit à mesurer lemorceau pour voir s’il y en aurait assez. Au milieude toutes ces vieilleries, de tout ce bric-à-brac, sa jeunesse et sa fraîcheur semblaient comme une fleurvenue sur un terreau noir, et ses cheveux avaient desreflets dorés qui éclairaient le grenier un peu sombre.Je restai là, à la regarder sans rien dire.
— Descendons, dit-elle en me réveillant.
L’après-dînée se passa pour elle en occupationsdiverses, mais la seule mienne était de me prêter àtout ce qu’elle voulait, soit qu’il s’agit de tenir sonécheveau, ou de porter le panier à la grenaille pouraller donner aux pigeons. Elle me mena au vergeroù était le rucher, en me recommandant de nepas courir, de ne pas faire de grands gestes, et de metenir coi près d’elle. Les mouches à miel vinrent ànotre rencontre, et, me voyant en sa compagnie, neme firent rien, tant ces petites bêtes ont de la connaissance.Pour elle, elle les maniait sans crainte, lesprenant sur ses mains au sortir de la ruche, et cellesqui volaient, se posaient sur sa tête et sur sesépaules, comme des oiseaux apprivoisés.
Je m’en fus, ce jour-là, avant le retour de M.Silain,et je ne revins pas à Puygolfier le lendemain. Jem’en allai courir dans les bois, ruminant mespensées, et de cette affaire-là, je manquai un lièvreque la Finette me ramenait au poste des Trois-Bornes.
Le jour suivant était un dimanche, et, comme cejour-là je n’allais pas à Puygolfier, la demoiselleétant au bourg pour les offices, je voulus essayer deme revancher. À l’Angélus, je partis avec la Finette,mon fusil sur l’épaule, après avoir bu un coup. Letemps allait bien, c’était un plaisir; les dernièresbrumes de la nuit s’enlevaient dans les fonds, l’airétait clair, la terre fraîche et point guère de rosée.En cheminant tout doucement tandis que la chiennedonnait des coups de nez de çà, de là, cherchant unevoie, dans les passages des haies, dans les cafourches,dans les coulées sous taillis, je respirais avec plaisir la fraîcheur du matin, et je reniflais les bonnesodeurs des bois faites des senteurs des feuillesmortes, de la mousse humide, de la bruyère, des champignons,du pipoulet. Pour retrouver mon lièvre dela veille, j’allai droit à une terre où je pensais qu’ildevait avoir fait sa nuit. Je n’y étais que depuis unpetit moment quand la chienne rencontra, et à lavoir brandir la queue, je connus de suite que la voieétait bonne. Pourtant elle eut assez de mal à débrouillerl’écheveau, mais lorsqu’elle eut trouvé lasortie, elle commença à s’en aller plus vite, tandisque sa queue venait lui battre les côtes. Elle rapprochait,et bientôt un premier coup de gueule dit quele lièvre était dans les alentours. Puis la voies’échauffa; le lancer approchait. Tout d’un coup lelièvre lui part sous le nez, et voilà la Finette quis’en va raide, donnant à pleine gueule, cognant aprèslui qui arpente de grands coteaux pour gagner del’avance, afin d’avoir le temps de ruser, et d’embrouillersa voie sur les chemins, et dans les frichespierreuses.
Une fois sur le terme, je n’entendis plus rien, lachienne était en défaut. À ce moment, le soleil montaitlentement à l’horizon, comme une grande bassinede cuivre rouge bien écurée. J’attendis là ne migrantpas de la Finette, je savais qu’elle retrouverait lapiste. En effet, au bout d’un moment, voici sa voixforte qui monte d’une grande combe du côté de Roulède.Lorsque je fus sûr de la randonnée du lièvre, jevis qu’il me fallait aller au poste du Châtaignier-du-guet.J’avais souvent accompagné mon oncle à lachasse, jeune, et je connaissais bien les postes.Lorsque je fus rendu au gros châtaignier planté à lacafourche de trois chemins sur une lande, j’attendis.Pendant que la chienne était dans les fonds, je n’entendais pas toujours sa voix, mais je savais qu’ellesuivait, et lorsqu’elle passait sur un coteau, je l’entendais cogner à pleine gorge. Au bout d’uneheure, voici venir là-bas mon lièvre dans un sentier.Il se plantait de temps eu temps, se dressait sur son cul pour écouter la chienne et repartait.En approchant du carrefour, il s’allonge pourpasser le découvert, mais quand il fut à vingt pas,mon coup de fusil lui fit faire la culbute. C’était monpremier lièvre et je m’en fus bien content, il pesaitsix livres un quart.
Le jour d’après, lorsque j’arrivai à Puygolfier avecun plat de brochetons sous l’herbe de mon panier, lajument de M.Silain était sellée et attachée par labride dans la cour, près de la porte du château.Lui, il était dans ce qu’il appelait son cabinet. C’étaitle bas d’un petit pavillon, ou plutôt d’une tour carréequi était en retour du corps de logis, et, du côté dudehors, enfermait la petite cour intérieure que la tourronde de l’escalier closait du côté de la grandecour.
Il appelait ça son cabinet, parce qu’il y avait deslivres, des papiers, des vieux journaux; mais aureste c’était là qu’il mettait toutes ses affaires. Sespistolets d’arçon étaient accrochés au mur, à côtéd’une épée. Les fusils de chasse étaient rangés à unrâtelier; à un clou, pendait le carnier; à un autre, labourse pour le furet et les grelots; sur la table étaientles accouples de ses chiens, la corne pour les appeler,sa poire à poudre, son sac à plomb, et une anciennetabatière de corne ronde où il mettait les capsulespour son nouveau fusil. Tous ces objets étaient biensous la main, on voyait qu’ils servaient souvent. Quantaux livres, M.Silain n’y touchait jamais, ça se connaissaitde suite, car ils étaient pleins de poussière.Au reste, c’étaient les philosophes du siècle dernier,jadis choyés par la noblesse, et aujourd’hui honnispar elle. Il y avait: Voltaire, Diderot, et Rousseau,dont l’aïeul de M.Silain avait été si engoué, qu’après avoir lu l’Émile, il avait voulu faire apprendre lamenuiserie à son fils; mais celui-ci avait préférés’engager dans les dragons du marquis de Gontaut.Voyant cela, son père avait pris lui-même un état,en se mettant bravement à labourer sa réserve, cequi l’avait rendu si populaire, qu’il était resté tranquillementchez lui pendant la Révolution.
Pour son petit-fils, M.Silain, il n’avait d’autreétat que de chasser, et de mener une vie très activeen ne faisant rien. Un noble de ses voisins, lui faisaitpasser des paquets de gazettes, mais il s’endormaiten les lisant. À l’égard des livres, il neles supportait que dans un cabinet de lecture dePérigueux, où il faisait quelquefois de longues pauses.Même encore, les mauvaises langues disaient que cen’était pas pour les livres qu’il y allait, mais pour ladame du cabinet, jolie blonde devant laquelle les officierspassaient en retroussant leurs moustaches.
Que ce soit vrai ou non, M.Silain était alors dansson cabinet en train de mettre ses bottes.
— Ha! dit-il, te voilà, futur scribe! en attendantque tu grattes le papier de ce gueux de Philippe, tuvas m’aider à coupler les chiens; prends les couples,moi je prends mon fouet.
Les chiens hurlaient au chenil, sentant le départ.Une fois couplés, à la réserve d’un vieux sage chien,M.Silain les laissa aller de la cour du chenil dans lagrande cour. Après ça il mit son fouet dans sa botte,détacha sa jument, l’enfourcha et partit pour la forêtde Lammary.
Où était donc la demoiselle Ponsie? Je ne l’avaispas vue. Ayant regardé dans le salon à manger, oùelle se tenait d’habitude, puis dans le jardin, et ne latrouvant pas, je revins à la cuisine. À ma question, lagrande Mïette répondit:
— Ah! la demoiselle est allée au bourg voir lanièce de M.le Curé.
Je redescendis au Frau tout déferré.
Le lendemain je la trouvai, mais il me semblaqu’elle était moins gaie que d’habitude. Presque toutel’après-dîner, elle se tint dans la petite cour à raccommoderdu linge. Elle était assise sur une chaise, lelong du mur, et appuyait ses pieds sur une autrechaise où était son linge. Sa fine tête et ses beauxcheveux, baignés de lumière, se détachaient en clairsur le vieux mur décrépi et tout écaillé. Qu’elle étaitjolie ainsi! Je dis toujours la même chose, mais c’estque de toutes les manières, je la trouvais belle. Je restailongtemps immobile à la regarder, répondant à sesquestions, mais ne me souciant de rien, si ce n’estde jouir de sa présence.
Elle sentait mes regards attachés sur elle; c’étaitsans aucune mauvaise idée, je la regardais et l’admiraisnaïvement, mais cela la gênait sans doute, carelle me dit de lui lire quelque chose.
Je m’en fus dans le cabinet de M.Silain, et j’ypris un livre; c’était La Nouvelle Héloïse.
Je me mis à lire tout haut; mais ces lettres interminables,ce bavardage prétentieux, me fatiguèrentbientôt. Je l’avoue d’ailleurs, je ne comprenais rien àtout cet étalage de sentiments; tout cela me paraissaitfaux et artificiel, et partant ne m’intéressaitpoint.
— Cela ne t’amuse guère, dit la demoiselle ensouriant: laisse-le, va, en voilà assez.
J’allai replacer le livre et je revins. En même tempsles sabots de la grande Mïette se faisaient entendresous la galerie. Elle venait dire à la demoiselle quele métayer demandait à lui parler.
Sur cet avis je dis le bonsoir, et je m’en fus asseztriste.
Le temps se passait cependant. Le surlendemain,chez Puyadou firent dire à mon oncle, par un hommequi venait au moulin faire moudre, que ma mère me mandait de rentrer; c’était le postillon de la voiture qui avait fait la commission.
J’allai donc bientôt à Puygolfier pour dire adieu àla demoiselle. C’était un samedi, M.Silain était alléau marché de Thiviers; je la trouvai seule dans lacour et je lui dis qu’il me fallait m’en retourner àPérigueux, et que cela me faisait grand deuil de neplus la voir. Et à mesure que je lui expliquais toutnaïvement que maintenant je regrettais de quitter lemoulin, parce qu’à Périgueux je serais loin d’elle etque peut-être, quand je reviendrais, elle seraitmariée; je me sentais prêt à pleurer.
— Pauvre enfant! dit-elle en me faisant asseoirprès d’elle, n’aie crainte va, tu me retrouveras toujours;qui aurait soin de mon père si je n’y étais pas?
Et puis elle m’arraisonna, disant qu’il fallait bienprendre un état, et que puisque ça convenait à mamère, il fallait entrer à la Préfecture et bien travailler;que d’ailleurs Périgueux n’était pas au boutdu monde, et que je pourrais venir les jours de fête.
Cette espérance me consola un peu et alors je prisdu courage pour le départ. Elle m’accompagna jusqu’aubout de l’allée de noyers, et quand nous fûmeslà, elle m’embrassa sur les deux joues, comme sij’avais encore eu six ou sept ans, et s’en retournalentement vers le château. Moi je descendais le chemin,la suivant des yeux. Au moment d’entrer dansla cour, elle se retourna: je levai ma casquette,elle me fit un signe d’adieu et la porte se referma.
Le lendemain mon oncle m’accompagna jusqu’àSavignac avec la jument. Tout en marchant, il meparla de ce que j’allais faire, et me dit que puisquec’était décidé, il fallait m’y mettre tout de bon ettâcher de faire quelque chose.
Moi, je lui dis que je ne tenais pas autrement à travaillerà la Préfecture; mais que, puisque ma mèreavait arrangé ça avec M.Masfrangeas, il me fallait bien y aller. J’ajoutai que j’aurais autant aimé resterau Frau avec lui maintenant.
— Plus tard, nous verrons, dit-il; mais en attendantil te faut contenter ta mère; la pauvre femmen’a plus que toi.
Le long du chemin, il me coupa un joli bâton dansune haie et il cheminait, l’arrangeant, tandis quej’étais sur la jument pour ménager un peu mes jambes.
Nous nous arrêtâmes au Cheval-Blanc, pour boireun coup. Quand ce fut fait, je pris mon petit paquet,mon bâton, et l’oncle vint me faire la conduite jusqu’àla sortie du bourg.
— Tu sais, mon fils, me dit-il en m’embrassant, situ t’ennuyais trop, trop, là-bas, fais-le-moi savoir.Au Frau, tu seras toujours chez toi. Allons, adieu,porte-toi bien, et bonjour à ta mère.
Je marchais bien en ce temps, et je ne mis guèreque trois heures, pour faire les cinq lieues qu’oncompte de Savignac à Périgueux.
Ma mère fut bien contente de me voir. M.Masfrangeas était venu dans la journée, et lui avait ditde m’envoyer le lendemain. Pendant que j’étais auFrau, la pauvre femme avait préparé toutes mesaffaires: ayant soupé, je me couchai et après avoirun peu pensé à la nouvelle vie qui m’attendait, jem’endormis.
Le lendemain, mieux habillé que de coutume, jepassai chercher M.Masfrangeas et nous voilà partispour la Préfecture.
La Préfecture! ce nom m’imposait, mais je fusbien vite rassuré, car en entrant dans le bureau j’eneus de suite une idée assez piètre. Ce bureau étaitune grande pièce sale, enfumée, avec des casiersmontant jusqu’au plafond jauni et crevassé. Tousces casiers étaient bourrés de cartons et de papiers,qui répandaient cette odeur particulière aux vieillespaperasses, odeur désagréable à laquelle je n’ai jamais pu m’habituer. Il y avait trois employésdéjà arrivés: deux jeunes, et un vieux qui avaitdes manches de cotonnade noire par-dessus cellesde son paletot. M.Masfrangeas me mit à unetable où il n’y avait personne, et dit au vieux employéce qu’il fallait me donner à faire. Celui-ci apportades états pleins de colonnes de chiffres, qu’ils’agissait de copier. Après m’avoir fait donner devantlui toutes les explications nécessaires et m’avoirrecommandé au vieux, M.Masfrangeas s’en alla dansson bureau qui communiquait avec celui-ci.
Lorsque la porte fut refermée, les deux jeunesgens vinrent près de moi, et me firent diverses questionsauxquelles je répondis de mon mieux. Ils ne melaissèrent pas ignorer que la Préfecture était unesale boîte où il n’y avait rien à espérer pour un jeunehomme. Sur ces entrefaites arriva un autre employéqui parut enchanté de la venue d’un surnuméraire,qui le déchargeait sans doute un peu du travail quil’accablait. Il se mit à sa place et sembla travailleravec ardeur. Le vieux se nommait Serr, et il étaitsous-chef de bureau, mais c’était le dernier arrivé.M.Gignac, gros brun, prétentieux et beau parleur,qui donnait le ton, et recueillait des deux expéditionnaires,la considération due au sous-chef, auquel iln’en restait plus. Ce brave et digne homme méprisaitces jeunes gens auquel il servait de plastron, et neparaissait pas s’apercevoir des sottes plaisanteriesqu’ils lui faisaient. Ces Messieurs avaient trouvéjoli de rechercher les mots dont la première syllabeavait la même consonnance que le nom du sous-chef.L’un commençait: Ser-pent, l’autre répondait: Ser-ment,le troisième ajoutait: Ser-gent, et cela continuait comme ça longtemps entre les trois complices:Serre-tête, Serre-file, Ser-pette, Ser-fouette, Ser-vante,Ser-vice, etc. Et ils imaginaient des farcesbêtes dans le genre de celles-ci: M.Serr, sortant de sa serre, avec un serre-tête sur sa cer-velle, trouvaun cerf-volant qui l’amusa, et un ser-pent qui l’effraya.Il appela un ser-gent qui fit le ser-ment de s’avan-cerr,et de pas-ser son coupe-choux au travers dureptile…
Quelquefois, lorsque ça durait un peu trop, levieux M.Serr levait les épaules et disait tout haut,sans cesser son travail: tas de crétins!
Mais ce jour-là, ce fut moi qui servis d’amusementà ces messieurs. Le sous-chef étant sorti, M.Gignacs’écria tout à coup qu’il n’avait plus de guillemets etme dit: Jeune homme, allez donc à la 1re division,chercher la boîte à guillemets; c’est là au bout ducorridor, la porte à gauche. Je soupçonnais bienquelque farce, mais ne sachant trop, j’y allai. À la1re division un monsieur très sérieux, avec une calottegrecque soutachée, me répondit gravement que laboîte était à la 2e division. J’allai à la 2e, où on me ditqu’elle était au greffe du Conseil de Préfecture quivenait de l’envoyer quérir. Je finis par comprendre,et je revins me mettre à mon travail.
— Hé bien, fit M.Gignac, et cette boîte?
— Allez la chercher, répondis-je sans me déranger.
Derrière les pupitres, on entendait les rires étouffésdes deux expéditionnaires.
Quelle différence avec le Frau! Être enfermé danscette sale boîte, comme disaient les jeunes gens, moiqui étais si libre là-bas! Des fenêtres, on voyait lestoits en tuiles creuses, des vieilles masures étagéessur les pentes de l’antique Puy-de-Saint-Front, pleinsde tessons de pots et de bouteilles, de sales chiffons,de vieilles savates, et où errait parfois un chatmaigre et hérissé. Ah! ce n’était plus la vue du biefdu moulin qu’on avait de la chambre de mon oncle.Et quelle odeur dans ce bureau! C’était comme unrelent de vieux papiers qui prenait à la gorge, mélange de poussière et de pâtes aigries. Et quand onouvrait les fenêtres, c’était bien autre chose: on avaitles senteurs infectes de la rue du Lys, mal nommée,dont le ruisseau du milieu gardait les résidus de tousles vases de nuit. Et c’était là, plus que la vue, cequi me déplaisait tant. J’ai toujours été assez délicatpour les odeurs, plus que nous ne le sommes d’ordinairedans le peuple. En respirant ces sales puanteurs, jeme rappelais le temps où je galopais partout dans lesbois où le trifoulet fleurait bon; où je grimpais dansles termes pleins de genévriers, où venaient la lavandeembaumée et les immortelles sauvages à l’odeurde miel. Ah! me disais-je, si je pouvais encore, traversantune terre, humer la forte senteur de la roberteet me rouler le matin dans les chenevières,dont l’odeur me grisait étant petit!
Quelquefois je restais là, la plume en l’air, regardantfixement le coq juché sur la cime en pomme depin du vieux clocher de Saint-Front, autour duquelles martinets tourbillonnaient avec des cris perçantset je ruminais mon chagrin, tout triste comme unpassereau encagé.
Ce pauvre clocher comme on l’a abîmé, en le refaisant,sous le prétexte de le réparer! ainsi que lavieille cathédrale, d’ailleurs, qui a été traitée commele couteau de Jeannot et a perdu, intérieurement, cecaractère de grandeur antique et de sévérité imposantequ’elle avait autrefois.
Mais il y en a qui la trouvent plus jolie.
J’eus bientôt comme la maladie du pays. Un granddégoût me prit, et je fus au moment de m’en aller auFrau. Mais ma pauvre mère était aux anges de mevoir dans une position qu’elle trouvait très enviable,car elle me croyait bonnement sur le chemin de lafortune et des honneurs. Je n’eus pas le courage delui dire la vérité et de lui causer ainsi un chagrin quieût été très grand.
Mais il me passait par la tête des envies folles deretourner là-bas, de revoir la demoiselle Ponsie.Même il me semblait que rien que de voir Puygolfier,de passer un instant dans le pays, de respirer quelquesminutes le même air qu’elle, ça me ferait dubien. Cette idée me tenait tellement, qu’un soir,avant soupé, je partis sans rien dire à ma mère, quise couchait de bonne heure.
Quoique la nuit vint, de crainte d’être reconnu, aulieu de passer sur la route d’Excideuil, je pris cellede Paris, par Sept-Fonds et Sorges. Une fois là, jesuivis les chemins de traverse par Ogre et Lamigaudie,et après avoir laissé le château de Glane surma droite, je remontai en suivant presque la rivière.
J’étais parti avec un bâton, et je marchais d’un bonpas, n’ayant point de peur. Je conviens tout de mêmeque si Delcouderc avait été par les champs, je n’auraispas été fort tranquille, et bien des gens auraientété comme moi, qui étaient des hommes faits. Il fautdire aussi qu’en ces temps, on ne parlait que de luile soir aux veillées: les assassinats qu’il avait commis,en passant par les langues de village, avaientdoublé de nombre, et les conditions dans lesquellesces crimes avaient eu lieu, étaient devenues tout àfait extraordinaires. On citait les tours d’adresse etd’audace de l’assassin, et je crois bien aujourd’hui,que dans le nombre, il y en avait qui appartenaientà d’autres fameux brigands de jadis. Bref, il se faisaitune légende sur son compte, et l’ordinaire de cescontes, est de brouiller les époques, de confondreles faits, et surtout de les augmenter. Mais celan’empêche, qu’en ce temps-là, dans nos campagnes,les petits enfants épeurés en oyant ces histoires,n’osaient pas tant seulement sortir devant la porteavant d’aller se coucher; il fallait les mener par lamain.
Pour lors, donc, Delcouderc étant bien verrouillé dans la prison, là-bas près de Tourny, attendant sonjugement, car son affaire avait été renvoyée par laCour d’assises à une autre session, je m’en allaissans crainte, ne pensant pas qu’on pût sortir aisémentde la prison, comme il le fit plus tard. Il faisait beautemps, les chiens jappaient fort lorsque je passaisdans les villages, mais ça ne m’effrayait pas, connaissantle proverbe, et j’entendais sans m’en émouvoir le clou! clou! des chouettes sorties des creuxdes noyers.
Après avoir marché plus de quatre heures detemps, j’entendis les écluses du Frau devant moi. Jepris à droite par un petit sentier qui passait dans unbois, et ayant traversé l’Isle à un gué où il y avait degrosses pierres, je me trouvai à l’orée de la plaine enface de Puygolfier qui se voyait tout noir à la cimedu terme. Je restai là un moment essayant de reconnaîtrela fenêtre de la demoiselle, mais je ne pus,étant trop loin. Je traversai les terres au plus court,et je me mis à grimper au milieu des chênes truffiers.À mi-côte, je m’arrêtai encore, et je reconnusla fenêtre. Je restai là un moment en contemplation,pensant à la demoiselle Ponsie qui dormait tranquillementsans doute. Aucune mauvaise pensée ne metroublait; j’étais seulement content, heureux, depenser à elle, d’être près d’elle, de voir la fenêtre dela chambre où elle dormait. On n’entendait aucunbruit au château; les chiens qu’on laissait la nuit enliberté dans la cour, s’étaient retirés au chenil sansdoute. Je m’approchai doucement encore, jusquesous la terrasse, mais à ce moment, m’ayant ouï ouéventé, ils sortirent du chenil en hurlant et vinrentjusque sur le rebord de la terrasse; et tandis que jedescendais en galopant à travers les arbres et lesrocs, ils braillaient comme si un lièvre leur fût partisous le nez.
Je repris mon chemin, et vers les cinq heures, j’ouvris tout doucement la porte de la rue avec lepasse-partout et montai me mettre au lit. Commeje couchais dans un petit cabinet séparé de notrelogement, ma mère ne s’aperçut pas de mon absence.À l’heure ordinaire, je me levai, et je m’en fus aubureau.
Je n’étais pas fier, un peu, de cette expédition denuit. Il me semblait que j’avais fait quelque exploitdigne des quatre fils d’Aymon, et dans ma pensée jeprenais en pitié mes camarades de bureau, qui certainementn’en auraient pas fait autant, à ce que jeme figurais. Pourtant ce qu’il y avait de mieux dansmon affaire, c’était d’avoir marché neuf heures, sansêtre trop las; pour un enfant de seize ans, ça n’étaitpas mal. Mais je mettais aussi en ligne de compte,d’avoir écarté les terreurs nocturnes auxquelles lesenfants, et même des hommes faits, sont sujets, parsuite des contes de vieilles qu’on débite dans noscampagnes.
Quoique n’aimant pas le travail que j’avais à faire,je m’y accoutumais cependant, et je m’en tirais à peuprès, en sorte que ma mère, renseignée par M.Masfrangeas,était contente. Notre vie était bien simple,comme de juste avec de petites ressources. Ma mèreavait depuis deux ans hérité de neuf ou dix millefrancs d’une de ses tantes, et le revenu de cet argent,placé chez le notaire de Coulaures, était tout ce quenous avions pour vivre. C’était peu de chose, mais lavie était moins chère qu’à présent; et puis mon onclenous envoyait du Frau, presque de quoi nous nourrir.Le vin, les haricots, les pommes de terre, les châtaignesne nous manquaient pas. Lorsqu’on faisait leconfit, il y en avait toujours quatre ou cinq toupinespour nous, et lorsqu’on tuait le cochon au moulin,il nous portait du lard, de la graisse, des boudins,un anchau, un jambon, et des bons grillons arrangésavec des ciboulettes.
Un an après mon entrée dans les bureaux de la Préfecture,j’étais un jeune homme et je commençais àme raser. Je n’étais plus aussi innocent; on ne vit paslongtemps à la ville dans cet état, et mes camaradesavaient pris le soin de me déniaiser par les conversationsqu’ils tenaient librement devant moi. Je commençais à regarder autrement les filles, et le dimanchej’allais avec les autres sur la place du Greffe, pourles voir sortir de la messe de midi. C’était la modeen ce temps; les messieurs s’assemblaient là, et nousautres, nous faisions les hommes en fumant descigares d’un sou, et en regardant effrontément lesfemmes.
Mon oncle venait de temps en temps nous voir lemercredi, et il nous portait toujours quelque chose.De mon côté, j’allais quelquefois au Frau, lorsqu’il setrouvait deux jours de congé de rang. Au Carnaval,nous y allions tous deux, ma mère et moi, et nous yrestions jusqu’au mercredi des Cendres. Je revis plusieursfois la demoiselle Ponsie, et toujours avecplaisir, mais tout de même ce n’était plus commeautrefois; j’avais perdu ce sentiment naïf et innocent,qui me faisait voir en elle toutes les femmes. Ellerestait bien pour moi, au-dessus de toutes les autres,mais j’étais distrait de mes adorations de jadis pard’autres pensées.
Un beau matin d’avril, nous apprîmes coup surcoup, l’évasion de Delcouderc, sa reprise et qu’ondevait le guillotiner le lendemain.
Je fus avec des camarades, sur la place de Prusse,aujourd’hui place Francheville, où était l’échafaud.C’était un mercredi, le 16 avril 1845, jour de marché.Il y avait là une foule grande, car les crimes de cejeune homme l’avaient rendu quasiment célèbre.
J’avoue qu’au dernier moment, je tournai la têtepour ne rien voir. Cependant, je m’étais bien promisde regarder cela courageusement, mais ce fut plus fort que moi. Pourtant, j’étais assez familier avec laguillotine. Derrière les jardins des maisons du fondde la place, dans un terrain vague, où on portait desdécombres, du côté de Saint-Pierre-ès-Liens, il yavait une petite maison où on la serrait, démontée,et, enfant, j’allais avec les autres, regarder par le troude la serrure ces grands bois rouges qui nous faisaient frissonner; mais voir tomber une tête, c’étaitbien autre chose.
Au bout d’un an et demi, je fus appointé; on medonnait vingt-cinq francs par mois, et je me croyaisriche, avec les dix francs que ma mère me laissaitpour faire le garçon. En ce temps-là, j’étais tombéamoureux de l’aînée des demoiselles Masfrangeas, etmon argent passait en pots de pommade, et autresbêtises de ce genre. Je ne manquais aucune occasionde la voir, le dimanche à la promenade, ou à la sortiede la messe ou ailleurs. J’aurais pu aller librementchez elle, étant donné nos relations, mais ces petitesrencontres me plaisaient: à l’âge que j’avais alors,on s’amuse de ces enfantillages. Je crois bien queMlle Lydia s’était aperçue de mon manège; mais qu’ellele sût ou non, je lui déclarai mes sentiments. C’était àun bal donné par une famille de leurs amis; j’avais euune invitation par M.Masfrangeas et je m’étais préparéquinze jours auparavant à cette fête. Mais j’euspeu de succès: j’étais gauche et point fait pour lesexercices qui se pratiquent dans les salons.
Je me tirai donc assez mal de la contredanse où jefigurais avec Mlle Lydia, qui me le déclara sans barguigner.Or, comme elle ne parlait que d’élégance,de bon genre, de distinction, et disait courammentqu’elle n’accorderait sa main qu’à un cavalier accompli,on doit penser que ma timide déclaration futassez mal reçue. Au reste, aurais-je été un cavalierfashionnable que ses visées étaient plus hautes. Ellene se croyait pas faite pour le neveu d’un meunier; elle rêvait d’épouser un officier, capitaine au basmot, jeune, riche, cavalier accompli toujours, et décoré.
Le soir en revenant, M.Masfrangeas demanda àsa fille des nouvelles de mes débuts: — Pitoyables!dit-elle; non seulement il ne sait ni polker, ni valser,mais il ignore même à peu près le simple quadrille;c’est inimaginable!
— Comment! fit M.Masfrangeas en faisant semblantde partager l’indignation de sa fille! malheureux!tu ne sais pas danser! Il te faut bien vite allertrouver ton voisin d’en face, le petit père Paravel,dont tu dois entendre le violon de chez toi; il t’apprendra.
Cette soirée coupa court à mes visées, à mes rêvesamoureux sur Mlle Lydia. Ma mère serra tout monhabillement dans un tiroir de la commode et je nel’ai plus remis.
Je passerai vite sur les années qui suivent, annéesqui me semblèrent longues dans leur monotonieuniforme, car je n’y vois rien qui mérite d’êtrerapporté. L’année 1848 approchait cependant, etcomme j’étais né le surlendemain de la Noël, en 1827,au commencement de l’année je tirai au sort etj’amenai un mauvais numéro, ce qui m’était égal,d’ailleurs, puisque j’étais fils unique de veuve.
Et la Révolution était là. Lorsque la nouvellearriva à Périgueux, de la journée du vingt-deuxfévrier, toute la ville fut agitée, comme bien onpense. Mon oncle se trouvait ce jour-là à Périgueux,et il se frottait les mains: Ça marche, disait-il, il y ades barricades à Paris, le vieux farceur va déguerpir.Le soir il repartit pour le Frau, en me recommandantde lui faire passer les nouvelles.
Tous les jours, sur la place du Triangle, unegrande foule de monde attendait l’arrivée du briskaqui apportait les dépêches. J’avais comme les autres déserté le bureau, et je me trouvais là, lorsqu’arrivala proclamation de la République. C’est une choseque je n’oublierai jamais, quand je vivrais cent ans.La poste aux lettres était alors dans une maison oùfut plus tard l’étude Ranouil. Le seuil de la maisonétait plus élevé que la chaussée et se trouvait à peuprès au niveau de la place. Un monsieur, je ne saisplus qui c’était, vint sur la porte et lut une dépêche.Peu l’entendaient, mais tous comprirent. Un grandissimeet long cri de: Vive la République! monta decette foule immense, se prolongeant, se répétant etfinissant par un roulement de milliers de voix, pourreprendre un instant après. Les chapeaux, les casquettes,les bonnets, volaient en l’air; tout le mondese complimentait, se serrait la main, s’embrassait. Ilsemblait que jusqu’alors on n’eût pas vécu à son aise,et qu’on respirât plus librement.
En une heure, chacun eut sa cocarde tricolore à sacasquette ou à son chapeau. Les modistes étaientassiégées, et elles ne suffisaient pas à les faire assezvite; aussi beaucoup achetaient du ruban et allaientchez eux: leurs femmes, leurs sœurs, avaient vitementfait de plisser les trois couleurs en une rosetteet de l’attacher. Le lendemain, les enfants des écolesmême, avaient leur petite cocarde à la casquette, etsuivaient les rues en chantant la Marseillaise et leChant du départ.
Et ce n’était pas un parti, une classe, une catégoriede citoyens qui se réjouissait ainsi; c’était tous.Légitimistes, républicains, libéraux, prêtres, riches,pauvres, tous acclamaient la République. Il n’y avaitguère de fâchés que les employés du gouvernementqui s’attendaient à être remplacés, et encore, parmiceux-là, il y en avait qui criaient plus fort que lesautres: Vive la République! pour conserver leurplace.
Le préfet, M.de Marcillac, étant parti, il fut remplacé par des commissaires du gouvernement,dont était M.Chavoix, maire d’Excideuil, si connuet si aimé dans notre pays. Grâce à mon oncle quilui parla, M.Masfrangeas fut conservé à la Préfectureet c’était justice. Du temps de Louis-Philippe,il se taisait parce qu’il était employé du gouvernement;sous la République, il en fit autant, par dignité,ne voulant pas avoir l’air de faire sa cour aux hommesdu jour, mais à des paroles qu’il disait entre amis, àson air content, à ses actes, on connaissait bienqu’au fond il était républicain, et beaucoup plus même,que quelques braillards qui depuis ont tourné leurveste.
Dans notre bureau, tout était en l’air, on n’ytravaillait guère, on faisait de la politique, on s’yentretenait des nouvelles. Les voisins du 2e bureau,ceux de la 1re division venaient, et on tenait là,comme un petit club, dissous quelquefois par M.Masfrangeas qui impatienté, sortait de son bureau, etrenvoyait les bavards, en leur disant que le meilleurmoyen de servir la République était d’aller à leurtravail.
Nous avions au reste des distractions, car il venait beaucoup de députations de toute espèce, pourcomplimenter les commissaires et leur faire partdes vœux de leurs citoyens. Les petits enfants desécoles vinrent, sous la conduite de leurs régents, protesterde leur jeune dévouement à la République. Lesfrères vinrent aussi avec leurs élèves assurer le gouvernementde leur patriotisme; il ne faut pas s’étonner de ça; c’était le temps où les curés bénissaientles arbres de la Liberté, et montaient leur gardecomme les autres citoyens. La gravure du Curépatriote, les buffleteries croisées sur sa soutane, etl’arme au bras devant une mairie, fit fureur quelquetemps après.
Les écoles des frères étaient les plus nombreuses, et leurs élèves, des enfants du peuple. Leur manifestationfut bien conduite et n’eut rien de commun.Ils arrivèrent en blouses vertes, cocardes à la casquette,avec leurs bannières et des branches deverdure, en chantant un hymne patriotique, et serangèrent de front devant le perron de la Préfecture.Après que les commissaires eurent passé une sortede revue, ils formèrent le cercle sur un signal, etchantèrent un chœur composé tout exprès pour lacirconstance à ce que je crois; quelques bribes m’ensont restées dans la mémoire:
Ils avaient dit dans leur délire,
Vous réclamez en vain vos droits;
Vos droits nous saurons les proscrire,
Courbez-vous tous, nous sommes rois!
À cet ordre, loin de se rendre.
Le Peuple souverain
S’est levé soudain,
Sa grande voix s’est fait entendre:
Égalité, fraternité,
C’est le cri de toute la France,
Et désormais indépendance,
Union, force et liberté!
Tout ça était trop beau pour durer; mais beaucoupdes écoliers d’alors ont senti plus tard se réveillerdans leur cœur l’enthousiasme de leurs jeunes annéespour la République et la Liberté, et se sont remémoréces jours où tous les enfants du peuple étaientréunis dans un fraternel sentiment.
Quelque temps après, le conseil de révisionm’exempta comme fils unique de veuve. Comme sielle n’eût eu plus rien à faire sur la terre, ma pauvremère tomba malade. Elle languit quelque temps etmourut tout doucement, sans douleur, sans agonie,contente, disait-elle, d’aller rejoindre son cher mari.
Cependant, mon père avait refusé de se confesserà l’article de la mort; mais la pauvre bonne femme pensait qu’un si brave homme que son défunt marine pouvait être allé en enfer, mais tout au plus enpurgatoire, d’où ses prières et toutes les messesqu’elle avait fait dire l’avaient sûrement tiré. Cettemanière de voir n’était peut-être pas très catholique,mais elle était bien raisonnable et humaine. Lesdernières recommandations que ma mère nous fit àmon oncle et à moi, furent de ne pas la faireenterrer à Périgueux; ce grand cimetière froid luifaisait peur, mais de la porter là-bas chez nous, dansle petit cimetière ombragé de noyers qui est autourde l’église, et de la mettre tout à côté de son cherhomme.
Ainsi fut fait. Après le service nous mîmes le cercueildans un char-à-bancs qu’on nous avait prêté, etavec M.Masfrangeas qui nous accompagnait, nousprîmes le chemin de chez nous. Sur la route, à latraversée des paroisses, les sacristains venaient réclamerles droits des curés et les leurs. C’est une chosebien forte, qu’on puisse demander le salaire d’untravail qui n’a pas été fait. Les gens simples commenous autres, nous trouvions ça injuste; mais M.Masfrangeasnous assura que les curés étaient dans leurdroit, et mon oncle paya, non sans dire que c’étaitdes mendiants.
Devant l’église, chez nous, étaient la demoisellePonsie, des parents à nous, venus de Sorges, deTourtoirac, d’Hautefort, et puis tout le monde duFrau, et des voisins des villages.
Le curé Pinot était là aussi, il fit un autre service etpuis, après, nous mîmes la pauvre femme dans unefosse, à côté de la pierre de mon père. Quand tout futfini, nous nous en fûmes au Frau, avec nos parentsqui couchèrent à la maison et s’en retournèrent lelendemain.
En partant, ma tante Françonnette me fit promettred’aller les voir la prochaine foire d’Hautefort. J’aimais beaucoup cette tante, chez qui j’avais demeurédeux ou trois ans, tandis que mon père etma mère changeaient souvent de ville, à causedes nécessités du métier. Il n’y avait pas de régentdans notre commune en ce temps-là, et pouraller à Coulaures, c’était trop loin; voilà pourquoion m’avait mis chez elle, où j’allais en classe avecmes cousins. Il fut convenu avec ma tante donc,que le jeudi d’après je trouverais à Excideuil moncousin Ricou, et que nous nous en irions coucher àHautefort.
Le surlendemain, nous retournâmes à Périgueuxavec une charrette pour déménager. Le soir noussoupâmes chez M.Masfrangeas, et mon oncle lui ditalors, que maintenant, il ne trouvait pas bien à proposque je restasse à Périgueux tout seul. M.Masfrangeasconvint que c’était bien un peu épineux pour unjeune homme de vivre seul à la ville, où il y a tantd’occasions de faire des bêtises. Il ajouta que s’ilavait eu trois garçons au lieu de trois filles, il m’auraitpris chez lui; qu’au reste la première chose étaitde savoir si j’avais dans l’idée de continuer la carrièredes bureaux, parce que si cela était, il me trouveraitune maison pour me mettre en pension, où je seraisen famille.
Mais outre que d’aller vivre avec des étrangers, çane me riait pas, il y avait longtemps que je ne restaisà la Préfecture que pour faire plaisir à ma mère, carle métier et le genre de vie ne m’allaient point dutout. Je l’avouai franchement, et M.Masfrangeas ditalors, qu’on ne réussissait pas à ce qu’on ne faisaitpas avec goût, et que par ainsi, je faisais bien derevenir au Frau.
Ayant chargé la charrette, nous partîmes dePérigueux sur les onze heures du matin. Nousn’allions pas vite, parce que ça pesait un peu pour laGrise, qui se faisait vieille. À Savignac, il fallut s’arrêter pour lui faire manger la civade, et nousautres pour le mérenda.
À Coulaures, Jardon, notre bordier, nous attendaitavec les bœufs, car d’aller avec une jument aussichargée dans nos chemins, il n’y fallait pas songer.Il fallut donc décharger la plus grande partie desaffaires pour les recharger sur la charrette des bœufs;tout ça prit du temps, en sorte qu’il était neuf heureslorsque nous fûmes au Frau.
III
Ici commence pour moi une vie nouvelle, toutesimple, tout unie, réglée par le soleil, les saisons,les époques des travaux de la campagne, le coursnaturel des choses, c’est-à-dire une bonne viepaysanne, la meilleure, à mon avis, et la plus sainede toutes pour le corps et l’esprit.
Je ne trouvai pas de grands changements dans lepays; la Révolution n’avait fait que le toucher unpeu, sans le bouleverser. Le maire était changé; à laplace de M.Lacaud, gros bourgeois orgueilleux, quirestait l’hiver à Périgueux, on avait nommé Migot,son adjoint, sur les conseils de mon oncle qui voulaitle gagner à la République, en quoi il avait du toutréussi, car Migot, qui, auparavant, ne voyait et neparlait que d’après M.Lacaud, un philippiste enragéqui ne jaugeait les hommes que sur leur avoir, étaitdevenu un bon républicain: il n’avait fallu pour çaqu’une écharpe à franges d’or. Les hommes sontainsi, beaucoup du moins, le meilleur gouvernementest celui où ils sont quelque chose. Mon oncleétait conseiller, tout bonnement; il aurait pu êtreadjoint et même maire, mais il disait qu’il fallait laisser les places à ceux qui en avaient besoin pours’attacher à la République. Avec ça, Migot, contentd’être maire, ne faisait rien que d’après ses conseils.
La garde nationale avait été aussi mise sur pieddans la commune, et comme de juste, les gens, bêtesainsi que toujours, avaient nommé M.de Puygolfierpour la commander. De cette affaire, il en avait venduun taillis pour se faire habiller et équiper. Mais si lecapitaine était tout flambant neuf, les gardes nationauxne brillaient pas par la tenue. Deux ou troissergents ou caporaux s’étaient fait faire des blousesd’uniforme à Excideuil; mais les autres venaientcomme ils étaient: en sans-culotte, en blouse; lesuns avec des souliers, les autres avec des sabots. Etquels fusils! À cette époque, la loi sur la chassen’avait pas encore fait disparaître toutes les vieillespatraques qu’il y avait dans les campagnes, et lesgardes nationaux venaient faire l’exercice avec.C’étaient des fusils à pierre bien entendu, et à un couple plus souvent, dont les crosses quelquefois cassées,étaient racommodées avec des bandes de fer poséespar le maréchal, et dont le canon était maintenu parun fil de fer, lorsque la grenadière était perdue. Lesbretelles étaient faites presque toutes avec des lisièresde drap; ceux qui en avaient de cuir étaient commedes aristocrates, et les autres les enviaient.
On avait planté aussi un arbre de la Liberté, avecla garde nationale sous les armes et en présence dequasi toute la commune. M.Silain était là, à la têtede ses hommes, car dans le commencement, il nedisait trop rien, au contraire; il approuvait beaucoupceux qui avaient chassé l’usurpateur, comme il disait,et il ajoutait que la République valait bien mieuxque Philippe: plus tard, il les mit dans le même sac.
L’arbre fut donné par mon oncle, et transporté denotre pré jusqu’au bourg par une vingtaine de jeunesgens qui marchaient au pas, en chantant la Marseillaise. On le planta en grande cérémonie sur la petiteplace en face de l’église, et lorsque la terre fut bientassée autour et que laissé à lui-même il commençaà se balancer doucement au vent, il fut salué par ladécharge de tous les fusils des gardes nationaux quipartaient les uns après les autres: ça fit une bellepétarade à ce qu’il parait. Après ça, le curé Pinot ensurplis, suivi de Jeandillou, son marguillier, quiportait un seau à l’eau bénite, fit un discours où il ditque l’Église pouvait avoir des préférences en fait degouvernement, mais qu’elle n’en repoussait aucun, etvivrait en paix avec la République, pourvu quecelle-ci respectât ses privilèges, révoquât quelquesmesures prises par le gouvernement de Juillet, etremît les choses comme avant. Oh! il ne demandaitpas qu’on en revint au temps de l’ancien régime, ilsavait bien que les ordres ne pouvaient être rétablis,mais en fait, le clergé devait être le premier dansl’État, comme sous la Restauration, et il fallait que laRépublique fît de bonnes lois pour faire respecter lareligion.
Ceux qui comprenaient, étaient goguenards, maisil n’y en avait guère, car dans notre contrée arriérée,beaucoup n’entendaient pas le français et le curéprêchait ordinairement en patois, à cause de ça.
Son discours fini, le curé Pinot prit le goupillon etfit le tour de l’arbre en marmottant des oremus, et enl’aspergeant d’eau bénite avec un petit coup sec, commequi dit: Si tu pouvais en crever! Cela fait, il seretira toujours suivi de Jeandillou.
Pendant ce temps les gardes nationaux avaientrechargé leurs fusils, et cette fois bien guidés parleur capitaine, ils firent une seconde salve avec unpeu plus d’ensemble. Après ça, on alla vider quelquespintes à l’auberge.
Mon oncle me racontait ces affaires-là, le soir,pour me distraire un brin, car j’étais bien triste comme on peut penser. J’allai me coucher de bonneheure et je me mis à penser à ma pauvre mère; puisaccablé par la fatigue et la peine, je m’endormiscomme une souche.
Le lendemain je descendis au moulin, et je me misà demander choses et autres à Gustou, sur la conduitedes meules et les affaires du métier. Ho! ditmon oncle en survenant, tu ne veux pas faire sansdoute le meunier, avec ton habillement de monsieur?Demain nous irons à Excideuil chercher de l’étoffepour t’habiller. Toi, aujourd’hui, va-t-en chez Lajarthe;il ne doit pas y être, mais quelqu’un des voisins te dira où il travaille par là, et tu iras luidemander quand est-ce qu’il pourra venir pour tefaire tes habillements.
Je pris un bâton et je traversai la rivière en passantsur les gros quartiers posés exprès le long dugué, puis prenant par de petits chemins et des sentiers,je montai jusqu’au village où demeurait Lajarthe.Il n’y était pas en effet, et personne ne putme dire où je le trouverais. Au reste, il n’y avait pasgrand monde là, que quelques vieux; tout le mondeétait dans les terres. Une bonne femme me dit pourtantque le matin il avait dû passer au bourg chezMaréchou l’aubergiste. J’y allai, et Maréchou me ditque Lajarthe travaillait dans une maison à Lavergne,du côté de Clermont-d’Excideuil. Chez qui, il n’ensavait rien. Mais le village n’est pas bien grand etquand j’y fus, j’eus bientôt trouvé mon homme. Lafemme me fit tourner vers le feu, et quand Lajartheeut dit que j’étais le neveu de Nogaret le meunier,elle déclara qu’elle m’avait vu au moulin lorsquej’étais petit, mais qu’elle ne m’aurait pas reconnu, etelle répéta ça, comme si c’eût été quelque chosed’extraordinaire. Après ça, elle me convia à boire uncoup, et mit le chanteau sur la table avec une touailleet alla tirer à boire. Les hommes de la maison n’étant pas là, je trinquai avec Lajarthe, qui me dit queça tombait bien, qu’il en avait encore pour le lendemain,céans, mais qu’il viendrait au Frau, le surlendemain,sans faute.
Il vint, en effet, le surlendemain au matin. Il fallutcommencer par boire le vin blanc; après ça Lajartheregarda le drap que nous avions porté d’Excideuil,il le fit claquer dans ses doigts, demanda le prix, etquand mon oncle eut dit qu’il l’avait payé sept francsquinze sous l’aune, il déclara que Dameron ne nousavait pas trompés. Ensuite il me prit mesure. Oh!c’était bientôt fait; il ne le faisait même que pour contenterles pratiques qui auraient eu peur, sans ça, qu’onleur gâtât leur drap. Je crois bien qu’il ne se servaitguère de ces mesures, qu’il logeait dans sa tête;mais il avait le coup d’œil et ne se trompait pas. Onracontait comme exemple de son habileté, qu’un jourayant une culotte à faire pour un homme d’Autrevialleet l’ayant trouvé tout en haut d’un noyer qu’il récurait,comme l’homme voulait descendre pour se faireprendre la mesure, Lajarthe lui avait crié: Ça n’estpas besoin; tiens-toi droit! c’est bien, je vois tonaffaire! et qu’il s’en était retourné ainsi. Et l’hommeassurait que jamais de sa vie il n’avait eu uneculotte où il fût plus à son aise.
Il était bien curieux ce Lajarthe. C’était un petithomme sec et brun, avec des petits yeux noirs quibrillaient comme des chandelles. Le moyen que sesparents avaient employé pour les lui éclaircir avaitréussi, car ils lui avaient fait percer, à ce qu’il disait,les oreilles à cette fin, en sorte que Lajarthe portaitdes pendants d’oreille comme des anneaux de mariage.À ce moyen, lui avait ajouté le tabac, et lorsqu’il travaillait, il tirait souvent sa tabatière à queuede rat, étendait la main, le pouce bien détaché, etdans le petit creux qui se formait, il faisait coulerdoucement une forte prise qu’il reniflait en deux coups, un dans chaque nasière, sans en perdre unbrin.
Il était plein de malice et d’esprit, et il ne faisaitpas bon passer par sa langue; mais il n’attrapait queceux qui le méritaient. Ce qu’il pensait, il le disait,et il en pensait long. Bon homme au fond et facileavec les pauvres gens, il n’aimait pas les riches, niles nobles, ni les curés, et il était dur pour leurégoïsme et leurs vexations. Il savait toutes les vieilleshistoires du pays, pour les avoir ouïes des anciens,et il les racontait avec une bonne humeur endiablée.Quand on venait à parler de quelque riche bourgeoisde nos cantons celui-ci ou celui-là, il savait l’histoirede leur fortune. Et il racontait comment le père avaitgagné quelques écus en faisant le peyrolier, et encourant les campagnes pour acheter la vieille ferraille;comment le fils avait fait profiter ces écus enachetant des coupes de bois pour les forges aux gensgênés, en prêtant à usure, et en faisant exproprierles pauvres diables qui tombaient sous sa coupe.
C’est comme ça, par exemple, que le défuntM.Chabannet avait eu pour un morceau de pain debonnes propriétés, et même la papeterie du Coudreau,dans le haut de la rivière. Et aujourd’hui sonpetit-fils faisait le gros monsieur, voulait être député,et il avait tout un attirail de maison, et ne fréquentaitque les nobles, qui riaient joliment d’ailleursdu sot orgueil de celui dont le grand-père avait étaméleurs casseroles.
Et cet autre, dont l’aïeul avait porté le bonnetrouge, et était un des plus chauds Jacobins de laSociété populaire d’Excideuil; pourquoi était-il royalisteà cette heure? pourquoi suivait-il le parti desnobles, lui dont cet aïeul faisait les motions lesplus féroces, et parlait couramment de l’accolade fraternellede la hache révolutionnaire?
Et pourquoi aussi était-il si grand ami des curés; pourquoi portait-il le dais aux processions, lui dontle même aïeul avait fait mettre en réclusion, avecraison d’ailleurs, les curés des environs qui prêchaientcontre la République?
Comment! il avait encore dans son héritage desbiens nationaux, ou des écus en provenant, et voiciqu’il reniait son grand-père et la Révolution! Quelmalheur!
C’est en dévoilant impitoyablement les originesdes bourgeois vaniteux, c’est avec des brocardscruels contre les mauvais riches, qu’il consolait lespauvres gens de leur misère. Et lorsqu’on lui parlaitdes nobles d’avant la Révolution, il disait que la plupartd’entre eux avaient des origines semblables,seulement que c’était plus vieux et qu’on ne s’ensouvenait plus. Et là-dessus il citait ce riche maîtrede forges de Jumilhac, fait baron par HenriIV, à quiil avait prêté de l’argent et des canons. Oh! il y enavait de plus anciens sans doute, qui descendaientde ces brigands féodaux qui pillaient et tuaient lespauvres paysans, comme Archambaud, mais il n’yavait pas là de quoi être fier. Quand je pense, disait-il, que ce bandit a fait enfumer et étouffer dans uncluzeau, près de Périgueux, une trentaine de paysansqui s’y étaient cachés pour lui échapper, je me demandecomment il s’est sauvé un seul noble à la Révolution!
— En finale, ajoutait-il, c’est tout la même chose.Les nouveaux riches sont plus ridicules, les anciensétaient plus méchants; mais les uns et les autres ontfait et font encore au peuple toutes les misères qu’ilspeuvent. Le pouvoir et les moyens ont changé, maisl’intention y est toujours. On ne peut plus tuer unpaysan, mais on le fait crever de misère, ça revientau même, sans compter que c’est plus long.
— Pourtant, lui disait-on quelquefois, il y a desriches et des nobles, qui sont de braves gens, pas fiers et charitables. Chez nous, répondait-il, il y ena quelques-uns de bons, pas beaucoup, mais il y en a.Et d’une manière c’est tant pis, parce qu’ils font supportertous les autres qui ne valent rien.
D’ailleurs, ce n’est pas de la charité qu’il nousfaut, c’est de la justice!
Il nous disait encore, le petit pique-prune, commeon appelle les tailleurs par chez nous, que la terredevait appartenir à ceux qui la travaillaient, et lesoutils aux ouvriers.
— Il ne doit plus y avoir de maîtres pour les travailleursde terre, ni de patrons pour les ouvriers.
— Alors, disait Gustou étonné, il n’y aurait plusde métayers?
— Non certes. Tiens, vois les Geoffre, qui sontmétayers de Puygolfier de père en fils dès longtempsavant la Révolution. Crois-tu que ce n’est pas euxqui ont fait la métairie ce qu’elle est? Sans leurtravail, que serait-elle? Rien. Que donnerait-elle?Rien. Depuis quatre-vingt-dix ans qu’ils sont là,est-ce qu’ils n’ont pas plus de droits sur cette terreque depuis près d’un siècle ils tournent, retournentet bonifient, sur laquelle trois ou quatre générationsont sué et peiné, que les messieurs de Puygolfier?Tu me diras peut-être: comment feront les gens quiont beaucoup de terres? Et je te répondrai à ça,qu’une famille ne doit pas avoir plus de terre qu’ellen’en peut travailler.
Non, il ne doit plus y avoir de métayers, ni dedomestiques si ce n’est comme apprentissage. Unefille irait servante pour apprendre la tenue d’unménage; puis après, ayant épargné ses gages, elle semarierait. De même pour un domestique. Ainsi toi,Gustou, une fois que tu as bien connu ton métier demeunier, tu aurais dû t’établir si les affaires marchaientcomme il faut.
— J’aurais pu le faire, répliqua Gustou; il y a pas loin d’ici, dit-il en regardant mon oncle, quelqu’unqui m’aurait aidé, je le sais; mais moi j’aime mieuxrester ici, où je suis comme chez moi, sans en avoirles tracas.
Tout le monde se mit à rire, et Lajarthe reprit:
— Tout ça, c’est très bien, tu te plais ici, restes-y,la liberté avant tout; mais ça n’empêche pas que ceque je dis soit vrai.
C’est des idées comme ça, qui faisaient que le curéPinot appelait Lajarthe: révolutionnaire, communiste;car on parlait beaucoup de communistes alors. Maislui s’en moquait, et disait qu’il n’était pas communiste,ne voulant pas renoncer à sa liberté, à seulefin de travailler pour les fainéants; qu’il ne demandaitque deux choses: chacun pour soi et chez soi,et de bonnes lois pour tous. Ce pauvre Pinot n’entendrien à ces affaires, faisait-il. Il devrait savoirque Jésus-Christ, les apôtres et les disciples, étaientcommunistes, comme le disait l’ancien curé Meyrignac,qui avait posé la soutane à la Révolution. Lui-même l’a lu dans son livre d’évangiles, mais il necomprend pas seulement ce qu’il lit; pourvu qu’il aitsa pipe et sa nièce, il trouve que tout est bien.
Et on riait.
Lorsque tous mes habillements de meunier furentfinis, je m’habillai avec, le matin, et la Mondine serrames effets de la ville dans la grande lingère; ils doiventy être encore, pour moi, je ne les ai jamaisrevus. Dans l’après-midi, mon oncle allait partiravec la mule pour rendre de la farine à Puygolfier.Donne-moi le fouet, lui dis-je; je vais y aller; etme voilà parti. J’avais ressenti, je ne sais quellesotte honte à l’idée de me montrer ainsi vêtu devantla demoiselle Ponsie, mais je fis comme j’ai accoutuméde faire depuis, de marcher droit à ces fuméesvaniteuses, ce qui est le vrai moyen de les dissiper.
Arrivé dans la cour, j’attachai la mule à un anneau et je portai le sac à la cuisine. En entendant ouvrirla porte, la demoiselle vint, et ne fit aucune attentionà mon habillement. Avec son grand bon sens, elletrouvait tout ordinaire que puisque je me faisaismeunier j’en eusse le costume. Mais qu’elle étaitchangée, la pauvre! Je n’y avais pas pris garde àl’enterrement de ma mère, mais ce jour-là, je m’enaperçus bien. Ses yeux si beaux étaient mâchés pardessous, son front avait déjà quelques fines rides,elle avait maigri, et surtout, il y avait sur toute safigure une tristesse qui me faisait mal à voir. Elleavait la trentaine passée, la pauvre demoiselle, etelle voyait bien qu’elle ne se marierait jamais, elle siaimante et si bonne pour les petits enfants. M.Silaincontinuait toujours son train de vie; voyageant d’uncôté et d’autre, mangeant son bien morceau à morceau,de façon que la pauvre, elle voyait venir lamisère pour ses vieux jours.
Elle fut bonne pour moi, comme d’habitude, et meparla de ma mère, et m’en dit tout le bien possible.Puis elle fit cette réflexion, que pour ma mère quiavait un fils qui l’aimait bien, ce n’était pas le cas,mais que souvent ceux qui s’en allaient étaient bienheureux. Je redescendis au Frau tout ennuyé del’avoir vue comme ça.
Le jeudi suivant, je trouvai, comme il avait étéconvenu avec ma tante, mon cousin Ricou à Excideuil.Nous étions du même âge ou guère s’en faut,et pendant le temps que j’étais resté chez lui, nousétions grands amis. C’était un fort gaillard maintenant,toujours content, toujours chantant et aimantà s’amuser. Dans la journée il me fit passer au moinsdix fois dans une petite rue assez déplaisante, sansque je me doutasse pourquoi. Nous nous attardâmesun peu à l’auberge, et en mangeant un morceau, ilm’apprit que dans cette petite rue demeurait une fillequ’il avait vue à la vôte de Tourtoirac, et qu’il avait fait danser, et que cette jeune fille était sa bonne amie.Mais les parents d’elle, qui avaient quelque chose,ne voulaient pas le mariage; ils le trouvaient tropjeune, et avec çà, pas de position car il était garçonmaréchal. Malgré tout, il avait la promesse de lafille, et il espérait bien qu’elle tiendrait bon jusqu’àce qu’il eût trouvé à s’établir. Et afin d’y arriver, iltracassait son père de lui avancer quelques sacs d’écuspour lever boutique. Mais mon oncle qui avait besoinde son argent pour son commerce de veaux, n’entendaitpas à ça, joint qu’il le trouvait, comme lesparents de la fille, un peu trop jeune pour s’établir.
Après qu’il m’eût tout conté, il me demanda sij’avais aussi une bonne amie. Je lui répondis quenon, ce à quoi il répliqua que cependant à Périgueuxça ne devait pas être difficile de s’en faire une, et ils’étonnait que je n’en eusse point.
À l’entendre, c’était chose ordinaire, nécessaire etmême indispensable à un jeune homme que d’avoirune bonne amie.
Il était nuit lorsqu’il eut fini de me parler de ça etil fallait partir. Pour couper au plus court, nousallâmes monter à Saint-Raphaël, pour de là allerpasser l’Haut-Vézère au Temple-de-l’Eau. Il était dixheures, lorsque nous passâmes le long du cimetièrede Saint-Agnan; un quart d’heure après nous étionsà Hautefort.
Ma tante était couchée, mais elle nous cria que lasoupière était dans les cendres chaudes. Nous n’avionspas faim, mais après avoir marché, un bon chabrolne fait pas de mal; quand ce fut fait, nous allâmesnous coucher.
Je me levai de bonne heure le lendemain, car il metardait de revoir mes anciens camarades de classe etmes compagnons; aussi après avoir embrassé matante je sortis. En allant comme ça de maison enmaison, je vis quelques connaissances; des femmes surtout, car beaucoup d’hommes étaient par lesterres. Toutes s’exclamaient sur ma taille, trouvantque j’avais beaucoup grandi, comme si c’eût été quelquechose d’extraordinaire. J’appris que plusieurs deceux de mon âge étaient partis pour leur sort; j’entrouvai quatre ou cinq qui avaient tiré un bon numéroou qui avaient été exemptés, et nous parlâmes dutemps où nous allions par les soirs de neige, chercherles oiseaux à l’allumade, dans les Bois-Lauriersou courir le guilloniaou, comme nous disions, qui estplutôt: Lou gui-l’an-niaou, c’est-à-dire: le gui l’anneuf, un antique souvenir de nos ancêtres les Gaulois.C’était la nuit de Noël, que, malgré le froid et laneige, nous allions par les champs, les villages et lesmaisons écartées, avec des brandons allumés et destorches de résine, en chantant de vieux Noëls dupays périgordin.
Le bourg n’avait pas changé. Les maisons étaienttoujours groupées en désordre au pied des hautes muraillesde l’esplanade du château du côté du midi, et sechauffaient au soleil toute l’après-dînée. La place enpente raide, toute pierreuse et bordée de maisons avançant,reculant, sans souci de l’alignement, était toujours le lieu des ébats des poules, des oies, des canards,et parlant par respect, des cochons. L’hôtelleriedu Lion-d’Or, bien renommée dès ce temps etencore, balançait toujours au vent son enseigne detôle peinte, et tout joignant, la vieille halle, surmontéede la chambre d’audience, était toujours là,avec ses anciennes mesures de pierre, et son pavégras où le boucher tuait une velle, de temps en temps.
C’est sur cette place, que le mercredi des Cendres,on montait un tribunal pour juger Carnaval. Onl’apportait là, le pauvre diable, avec un vieux gipou,sorte d’habit-veste à pans courts, et un chapeautout bosselé, et on le plantait devant les juges masqués.Puis le procureur l’accusait de toutes sortes de crimes, disant que les gens se grisaient, ouavaient des indigestions par sa faute, et qu’il étaitcause que des filles neuf mois après, échappaient unemaille.
Après ça, l’avocat de Carnaval parlait pour lui,exposant qu’il réjouissait tout le monde, qu’il faisaitmanger de la viande à ceux qui n’en voyaient pas detoute l’année, et aussi qu’il rassemblait la famille, etla maintenait en paix et bonne amitié par le moyendes trinquements.
Mais toujours, Carnaval était condamné, le pauvre,et on le montait à la cime de la place pour le fusiller,et au moment où on lui tirait dessus, celui qui letenait le laissait tomber, et puis on le brûlait.
En m’en allant de l’autre côté, vers l’hospice, jepassai devant l’arceau du maréchal, où il ferrait àcouvert par le mauvais temps. C’est là, que nousnous battions entre enfants, non toujours pour uneraison quelconque, mais pour la gloire, comme ledéfunt empereur.
On se mettait une paille sur l’épaule, et on la présentaità un autre:
— Ôte la paille!
— Tiens! la voilà!
Pan! pan! et nous nous bourrions de coups depoings: les nez saignaient et nous finissions parnous prendre au corps et par rouler dans la poussièrenoire et le frasi.
C’est sur ces chemins du bourg et sur la placequ’on faisait de belles processions. Une année surtout,où il y avait un drole de cinq ou six ans, unpetit saint Jean, nu comme lui quasi, moins unecourte peau de mouton attachée sur ses épaules, quine lui cachait pas ses pauvres petites cuisses. Ilmenait un agneau apprivoisé avec du sel, et la jeunebête venait sentir la main du petit, croyant y entrouver encore. Il y avait aussi d’autres droles habillés de longs frocs bruns, avec un grand colletplein de coquillages, et portant de grands bâtons oùétaient attachées des gourdes à mettre le vin; etd’autres encore qui encensaient, et des filles tout enblanc qui jetaient des feuilles de roses. Et puis ceslongues files de gens nu-tête sous le soleil, et leschanteuses, et les sœurs, et le curé sous le dais portépar des conseillers de la commune avec de grandsbords-de-cou bien empesés; tout ce monde passaitsur des jonchées de buis et de fenouil qui embaumaient,tandis que les cloches carillonnaient. Et lorsqu’ondonnait la bénédiction au reposoir de la place,tout le monde était à genoux le front courbé, moinsles drôles qui encensaient le bon Dieu et ceux quifaisaient voler les fleurs en l’air, cependant que desremparts du château, le canon pétait à tout casser.
Tout au bout du bourg, vers le soleil levant, l’hospiceétait là, avec sa façade creusée en quart decercle; et sur la place devant où j’avais fait si souventau vieux jeu de la Truie, des oisons paissaientl’herbe courte, ou se reposaient sur le ventre, allongeantde temps en temps le cou en piaulant vite etdoucement, comme s’ils se fussent raconté quelquechose.
C’est sur cette place qu’on faisait de beaux feuxde Saint-Jean, que le curé venait allumer en cérémonie.Les fagots étaient garnis de feuillage et defleurs, avec un bouquet tout en haut que l’on s’efforçaitd’attraper. Ceux qui n’avaient pas réussi, emportaientun tison pour garder leur maison du tonnerre,et personne ne s’en allait sans avoir sauté par-dessusle brasier pour se préserver des clous.
C’est aussi sur cette place qu’on bénissait les bestiaux,le jour de la Saint-Roch. Tous les paysans dece côté de la paroisse qui regarde vers le Limousin,y menaient leurs bêtes; ceux du côté du Causseallaient à Saint-Agnan. Que de belles paires de bœufs on voyait là. Rien qu’avec ceux des métairiesdu château, il y avait pour faire une petite foire, etles gens de la Nouaillette, de la Braguse, du Fornial,de la Charlie, n’en manquaient pas non plus, sansparler de ceux du bourg où il y en avait beaucoup.
Et puis, ce qui était beau à voir, c’était, rangésderrière les bœufs, ces grands chevaux anglais, avecleurs couvertures et des capuces qui leur venaientsur la tête avec des trous à l’endroit des yeux, decrainte des mouches, ce qui ne les empêchait pas dese tracasser et de gratter la terre. Jusqu’aux quiteschiens on amenait là, pour les faire bénir; beauxchiens de chasse blancs et rouges, et grands chienslevriers gris de fer, avec des colliers d’argent.
À côté de ces bêtes bien nourries et bien habillées,on voyait de pauvres diables de paysans, avec desvestes déchirées, et des culottes effilochées, les piedsnus dans leurs sabots, se tenant devant la petitepaire de veaux maigres comme eux, qu’ils tenaientà cheptel.
Ça faisait quelque chose, tout de même, de voirtous ces beaux chevaux, bien en point et luisants, etces chiens bien soignés, à côté de ces pauvres gensqui, en ce temps-là, mangeaient de méchantes miqueset du mauvais pain noir, chaumeni, où il y avaitmoitié de pommes de terre râpées, et qui tant seulementn’avaient pas vaillant le prix des colliersd’argent des chiens.
Mais l’habitude faisait que guère personne nes’avisait de penser à ça, et de se demander commentil se pouvait qu’il y eût encore des hommes plusmalheureux que des bêtes.
Les messieurs à qui étaient les chevaux et leschiens étaient d’ailleurs bien bons, bien charitables,et secourables aux malheureux comme il n’y en aguère; mais avec ça, ils ne pouvaient faire que la charité, et la charité ne remet pas les choses en leurplace.
Je revins par le côté du nord, passant sous lesallées de noyers pleines d’orties et de choux-d’âne,où on faisait aux quilles le dimanche, et remontantpar le foirail des porcs, je redescendis sur la place,pour aller voir le régent. Devant la maison, je revisavec plaisir le vieux ormeau près de trois fois centenaireplanté du temps de Sully. J’ai ouï-dire à desgens qui en savaient plus que moi, que ce ministreavait ordonné qu’on en plantât un dans toutes lesparoisses, au devant de l’église, ou sur une place,pour servir de point de réunion aux gens de l’endroit.
C’est sur cet arbre, que les meneurs d’ours faisaientgrimper leurs bêtes, à la grande joie des enfants;et, la nuit, les poules des maisons de la placejuchaient sur ses hautes branches.
Il était toujours là avec son tronc noueux, plein deverrues, et ses grands mars, gros comme des arbresordinaires. Les orages lui avaient bien cassé quelquesbranches, mais il était encore solide et vigoureux.Le pauvre arbre ne faisait de mal à personne,au contraire, il rendait des services, et ornait un peula place; et puis il était si vieux qu’on aurait dû lerespecter; mais quelques années après on l’a jeté àterre.
J’entrai chez M.Lamothe; il était à faire sa classeà ce que me dit sa sœur, Mlle Clélie. Ce nom m’avaittoujours frappé; il me semblait que c’était un nom deroman du temps jadis, apporté dans le pays parquelque grande dame, et qui s’y était perpétué. Ilavait l’air vieux, démodé, comme ces anciennes tapisseriesde verdure toutes fanées, dont on voyait desmorceaux à Puygolfier. La personne qui le portaitétait bien faite pour lui; habillée à l’antique moded’avant la Révolution avec un fichu croisé sur sapoitrine, s’attachant par derrière, et une coiffe à barbes elle était déjà vieillotte et le paraissait encoredavantage. Elle ne s’était pas mariée, non plus queson frère, et ils vivaient là tous deux, petitement,avec tout plein de souvenirs et de coutumes du passé.
Après avoir fait mes politesses à la sœur, je traversaila cuisine pavée de cailloutis. Au fond, un corridoraboutissait à une petite cour où s’amusaient lesenfants pendant les récréations. À gauche, c’était lecellier, à droite, la classe: j’entrai. M.Lamothe étaitlà, se balançant sur sa chaise adossée au mur, et il fitune exclamation en me voyant: Sapredienne! Dans laclasse, c’était comme de mon temps; on n’étaitpas aussi bien installé qu’aujourd’hui. Trois grandestables ordinaires, comme des tables de cuisine, avecdes marelles tracées au couteau par les enfants, desbancs de chaque côté, une chaise pour le régent, lesbissacs où les enfants portaient leur déjeuner, pendusaux murs mal crépis et pleins de petits trous où onprenait du sable pour sécher l’écriture; et voilà, c’étaittout: de cartes, de tableaux, point.
L’hiver, chacun apportait une bûche, ou un petitfagot, et on faisait du feu dans la grande cheminéequi fumait quand soufflait le vent de travers.
— Allez vous amuser un moment, dit M.Lamothe.Et une vingtaine d’enfants se jetèrent dehors avecbruit.
Il n’était point trop changé, M.Lamothe; il avaitbien quelques fils blancs dans ses grands cheveuxcoupés également sur le cou, et qu’il rejetait souventen arrière avec ses cinq doigts étendus à modede peigne. Sa figure longue avait bien quelques ridesde plus, mais c’était toujours le même grand frontcomme un chanfrein de cheval. On dit que ces têtes-làsont les meilleures, mais je n’en sais rien. Avecça il était vêtu toujours d’une veste à larges boutons,et son pantalon avait toujours dans le bas des tracesde terre rouge.
C’est que le matin, il allait faire un petit tour à lachasse avant sa classe, et que le soir, il y retournait encore si le temps allait bien. Ça retardait quelquefoisl’heure de l’entrée en classe, et ça avançaitaussi de temps en temps l’heure de la sortie, mais lesenfants ne s’en étaient jamais plaints.
Et encore, il arrivait des fois que, tandis qu’ilétait là, le dossier de sa chaise appuyé au mur, écoutantréciter les leçons en faisant tourner entre sesdoigts son canif, d’un petit coup sec, sa chienneDiane, jolie bête à front bombé de la race Dupuy,venait s’asseoir en face de lui et le regardait en balayantle pavé de sa queue; alors il se trouvait qu’ilavait quelque chose à faire à sa terre: des pommesde terre à semer, des haricots à ramasser, des gerbesà lier, un bouvier à aider, et il nous donnait congé.
La chasse était sa passion du jour. Le soir il enavait une autre, qui était le boston, espèce de poulequ’on appelle ainsi dans l’endroit. Tous les soirs ilallait faire sa partie au Lion d’Or, et nous connaissionsbien le lendemain s’il avait gagné ou perdu.Lorsqu’il avait gagné, en écoutant lire ou réciter, ilavait la main dans la poche de sa culotte et comptaitson gain tout le temps, et on entendait les soustomber lentement dans le fond de sa poche: un,deux, trois, quatre… et il recommençait comme ça desheures, sans nous rien dire. Mais quand il avaitperdu, par exemple, il n’était pas commode, il nouscorrigeait ferme pour la moindre chose: son fortétait de tirer les oreilles et les cheveux; il tapaitaussi des coups de règle sur les doigts.
M.Lamothe me parla de chez nous, et me demandades renseignements sur la manière dont onétudiait à Périgueux. Les plumes de fer lui paraissaientune mauvaise invention; aussi il continuait àtailler la moitié de la journée les plumes d’oie queles enfants arrachaient à l’aile de leurs bêtes et passaient sous les cendres chaudes pour les dégraisser.
Oui, et les encriers étaient toujours de petits potsde terre dans lesquels on mettait une mèche decoton qui buvait l’encre, et que l’on mouillait avec duvinaigre lorsque ça commençait à sécher.
C’était étonnant vraiment. Il faisait toujours fairela lecture dans le Télémaque. Ce livre m’avait beaucoupintrigué quand j’étais tout petit; je me demandaisce que pouvaient être cette terrible passion quirendait Calypso si malheureuse, et ces feux qui faisaientbrûler le fils d’Ulysse pour la jeune Eucharis.Depuis, je me suis pensé qu’on aurait peut-êtretrouvé mauvais la peinture de ces amours qui éveillaientl’imagination des enfants, si le livre eût étéfait par un écrivain ordinaire; mais le nom d’un archevêque,de Fénelon, faisait qu’on trouvait ce livretrès bien et tout à fait convenable pour apprendre àlire aux enfants.
Je quittai ce bon M.Lamothe, après avoir causéun moment, et procuré une demi-heure de liberté àses élèves.
En sortant de là, je m’arrêtai devant un Auvergnatinstallé à l’ombre de l’ormeau, et qui étamait les casserolesdu Lion d’Or. J’ai toujours aimé à voir fairece travail: étant petit j’y aurais passé des journées.
Cet homme ne parlait pas le fouchtra comme sespays. Je le lui dis et il se mit à rire:
— C’est que, voyez-vous, j’ai étudié pour êtrecuré, mais au dernier moment, l’idée me vint de memarier avec une cousine.
— Et vous vous êtes fait rétameur?
— Hé oui, il faut bien prendre un métier, et voussavez, chez nous, il n’y a pas bien à choisir pour lescadets; nous étamons les âmes ou les casseroles,nous ramonons les cheminées ou les consciences:Ha! ha! ha!
Et il s’esclaffait de sa plaisanterie, le brave homme,la bouche fendue jusqu’aux oreilles.
— Moi, tous les ans, continua-t-il, je descends dansle plat pays étamer et faire des cuillers d’étain.
Après cela, le rétameur me demanda de quel côtéj’étais. Lui ayant répondu que je demeurais par là-bas,entre Coulaures et Thiviers, il s’écria: — Tiens!comme ça se trouve: J’ai un pays par là, le curéPinot.
— C’est notre curé, lui dis-je.
— Ha foutre! et comment qu’il se porte ce bravePinot?
— Oh! il est solide comme un pont. Il aime unpeu plus à aller dans les bonnes maisons que chezles pauvres, parce qu’on y est mieux, et il parle unpeu trop de politique; mais autrement, ce n’est pasun méchant homme.
— Et on ne caquette point sur son compte? autrefois c’était un luron.
— Non, il vit tranquillement avec sa nièce, et onne parle pas mal de lui.
— Sa nièce: mais il n’en a pas! c’est-à-dire il ena, mais elles sont au pays, mariées toutes deux: c’estune nièce pour rire, bien sûr! je les connais lesPinot de longtemps, vous pensez, nous sommes leursplus proches voisins.
— Ma foi, dis-je, ça se peut bien, ce que vous medites, mais là-bas, tout le monde croit que c’est sanièce.
— Ha! ha! ha! le bougre! et le rétameur se faisaitune pinte de bon sang à cette idée. Vous luidirez que vous avez vu son camarade Ragot, ça luifera plaisir.
Mon cousin vint me chercher pour manger lasoupe, et je quittai le joyeux Auvergnat, un peuétonné de ce qu’il m’avait dit, touchant notre curé.
Tout en me lavant les mains à l’évier je voyais par la fenêtre, le mur du jardin où pendant plus d’unan, j’allais me coucher au soleil quand les frissonsdes fièvres me prenaient. C’était une chose bien communeautrefois que ces fièvres, et on rencontrait parnos pays, force gens minés par cette maladie. Aujourd’hui,elles sont assez rares, bonne preuve que lesgens sont mieux logés, mieux habillés et mieux nourris:la mère des fièvres dans nos pays qui ne sontpas malsains, c’est la misère.
Nous n’étions que quatre à table, ma tante, moncousin, ma petite cousine Félicie, qui avait sept ans,et moi. Mon oncle et mon cousin l’aîné étaient envoyage dans le Limousin, et ils ne revinrent que deuxjours avant la foire. Ils ne se tenaient guère à lamaison, étant toujours en route pour leur commerce;allant aux foires de Limoges, de Pompadour, deSaint-Yrieix, de Juillac, de Ségur, acheter desveaux qu’ils venaient revendre dans les foires deThenon, d’Excideuil, d’Hautefort, de Badefols, deTerrasson; et des fois à la Sainte-Catherne, à Montignac.
La foire ne fut pas des meilleures, j’en ai vu deplus belles, mais tout de même il y avait du bétail.Les bœufs de harnais et les veaux de corde ne manquaientpas. Dans le foirail tout se touchait, on aurait jeté une pièce de cent sous des terrasses du château,qu’elle ne serait pas tombée par terre. Dansl’allée des chevaux, il n’y avait, comme de coutume,que quelques rosses et de mauvaises bourriques. Surla place des cochons, au-dessous du pont et desmurailles du château, il y avait assez de nourrainsqui se vendaient passablement; et à l’arrivée du bourgdu côté de Saint-Agnan, près de la Grange-Neuve,il y avait des troupeaux de dindons avec des fils delaine bleus, ou blancs, ou rouges, à leur cou, pour lesreconnaître chacun les siens, vu qu’il n’y a rien quiressemble tant à un dindon qu’un autre dindon.
La place du bourg était pleine de marchands dechapeaux, d’indiennes, de couteaux, de fil, de boutons,de ferblanterie, de taillanderie et autres affairescomme ça. Les pétarous du bas Limousin, avaientapporté dans leurs bastes, des melons, des prunes, etautres fruits. On en voyait d’autres qui étaient venuschercher du vin, et qui le soir, s’en retournaient avecleurs mulets chargés de bottes de peaux de chèvresdans lesquelles était le vin. Tous les marchands etcolporteurs apportaient de même leurs marchandisessur des mulets ou des bêtes de somme, car leschemins n’étaient déjà pas trop faciles pour les charrettesà bœufs. Mais outre ces marchands, il y avaitaussi de ces individus qui courent les foires: vendeursde chansons, diseurs de bonne aventure etautres gens de cette sorte. L’un, avec un petitbonhomme dans une carafe, qui montait dans le hautécrire le sort de ceux qui donnaient deux sous pourça, était entouré de toute une jeunesse qui ouvraitde grands yeux et pensait bien qu’il y eût quelquesorcellerie là-dedans, car on n’était pas bien avancéà l’époque, dans le pays. Un marchand de chansons,monté sur une chaise, braillait tant qu’il pouvait, aidéd’une femme à voix criarde et aigre, qui distribuaitles chansons, à raison de deux liards le cahier. Etcelui qui vendait des images de couleur: le Juif-errant,Mon oie fait tout, Crédit est mort, les mauvaispayeurs l’ont tué, et autres histoires de ce genre,en débitait des quantités, surtout des images du Juif-errantavec la complainte:
Est-il rien sur cette terre,
Qui soit plus surprenant,
Que la grande misère
Du pauvre Juif-errant?
Mais c’était un charlatan qui attirait le plus demonde autour de sa voiture, dont les roues étaient pleines jusqu’au bouton, d’une boue rouge, qui marquaitbien qu’il ne faisait pas bon venir là avec leschemins qu’il y avait.
Ce charlatan, en tenue d’artilleur, arrachait lesdents avec son instrument, avec un couteau, avec unclou, avec son sabre, et le mâtin était habile. C’étaitd’abord fait. Il vendait aussi de la poudre pour lesvers et c’était là qu’il faisait ses affaires. Il commençaitpar raconter l’histoire d’un jeune drole de sixou sept ans, qui était malade, les parents ne savaientpourquoi. On leur avait bien dit qu’il fallait lui donnerpour les vers, mais eux n’en avaient rien fait. Cependant,voilà que ce petit a une attaque de vers etmeurt dans des convulsions épouvantables, que lecharlatan racontait à faire tribouler les gens. Mais cen’était rien; voici que tout d’un coup, il prenait dansle coffre de sa voiture le squelette de cet enfant et lemontrait de tous les côtés à la foule. Oh! alors, envoyant ça et entendant le cliquettement des os, lespauvres bonnes femmes de mères qui étaient là, enavaient des tressaillements dans les entrailles, et prenaientpour cinq sous un paquet de la poudre quituait ces vers maudits. Et les hommes, quoique plusdurs, en achetaient aussi.
À trois heures, la foire commença à se défaire, lesgens s’en allaient par petites troupes. Les marchandsse mirent à plier leurs marchandises pour partir.Quelques-uns couchaient à leur auberge, et repartaientle matin.
Le lendemain à midi, le bourg était retombé danssa tranquillité habituelle; on n’aurait jamais cru qu’ily avait eu foire la veille, si on n’avait vu les enfantset les vieilles femmes ramasser la bouse dans le foiraildes bœufs. Sauf les foires, le bourg était commeengourdi dans les vieilles coutumes d’autrefois. Iln’était sur aucune route, les chemins étaient mauvais,et il fallait expressément se détourner de son trajet pour y monter. Les étrangers y apportaientune fois par mois, comme un écho de ce qui se passaitailleurs, et des choses nouvelles; mais tout cequi n’était pas connu, expérimenté, devenu commun,était regardé avec défiance, dans cet endroit oùrégnait la sainte routine. Pourtant, depuis la République,on y avait formé un club qui se tenait au-dessus de la halle, dans la chambre d’audience; etquelques-uns qui étaient sortis de leur village, essayaientd’y introduire les idées nouvelles et d’y faireconnaître le progrès, mais sans beaucoup de réussite,à preuve que le club finit par tourner à la farce.
Deux souvenirs avaient survécu dans la mémoiredes gens: celui des Anglais qui avaient assiégé deuxfois l’ancien château, et celui du représentant Lakanal,qui, en 1793, avait fait réparer le grand cheminvenant de Limoges, qui passait au-dessous de LaPeyre et allait tomber au Cimetière-des-pauvres, pourse diriger sur Cahors. Ce n’était pas tant la réparationelle-même qui avait frappé les esprits, que lesmoyens employés. Sauf les femmes, les petits enfantset les vieillards, tous avaient dû travailler à cetteréparation, paysans, messieurs, riches, pauvres. Onse rendait sur les chantiers, avec enthousiasme, tambouret drapeau en tête, pour ne revenir que quandbattait la retraite; on avait vu même des damespleines d’un zèle patriotique, apporter au chantiercivique des pierres dans leurs paniers.
Je restai chez ma tante encore deux ou trois joursaprès la foire, et puis je m’en retournai au Frau.
Mon oncle et Gustou m’eurent bientôt appris le métier, qui n’est pas bien difficile. Ils me montrèrentà conduire une paire de meules, à connaître quand lafarine venait bien, et quand il fallait donner de l’eau,ou baisser les pelles. Je sus bientôt picher une meule,et connaître la pierre à œil de perdrix, qui fait lesmeules bonnes pour le seigle, et la pierre à fusil qui vaut mieux pour le froment. Je fus vite au courantde tout, et de la manière de faire le travail, et dunom des pratiques.
Dans le commencement, quoique je fusse plusgrand et plus fort que Gustou, il chargeait plus facilementque moi un sac de blé. Mais lorsqu’il m’eutmontré le petit coup d’épaule et le tour de reins j’enlevaisun sac comme rien.
Ils me montrèrent aussi les mesures qu’on prenaitpour la mouture, et là-dessus il me faut dire quenous ne prenions que juste ce qui était dû. Je suissûr que l’on ne me croira pas; les meuniers ontmauvaise réputation, comme les tisserands et lestailleurs. Il y a même un dicton patois là-dessus,que voici en français: Sept tisserands, sept meunierset sept tailleurs, font vingt et un voleurs. Maisil n’était pas vrai pour nous pas plus que pour biend’autres. Gustou, qui était dans les anciennes coutumes,l’aurait fait peut-être, s’il avait été le maître,mais mon oncle ne le voulait pas.
Comme nous avions du bien à notre main, en plusde ce que travaillait le bordier, je me mis aussi àtous ces travaux de la terre que je trouvai bien unpeu durs dans le commencement, pour ne les avoiraccoutumés, mais ce fut l’affaire de quelque temps.Où je mis le plus longtemps, c’est pour apprendre àlabourer, parce que outre la conduite de la charrue,il faut savoir parler aux bœufs, et s’en faire écouter.
Quelquefois, tenant le manche de mon araire, etpiquant mes bœufs traçant le sillon, je pensais à cechangement total qui s’était fait dans ma vie. Je merappelais ces journées passées dans le bureau empuantide la Préfecture, assis sur une chaise àgratter du papier. C’était long ces journées, et j’enavais les fourmis dans les jambes, sans compter qu’ilfallait être aux ordres de trois ou quatre chefs, recevoirdes reproches, point mérités quelquefois, n’être pas libre si on voulait flâner deux heures, et pourmieux dire, sentir toujours sur son cou le collier demisère.
Au lieu de ça, j’étais au Frau, chez moi, avec mononcle qui ne m’aurait jamais rien dit, quand mêmej’aurais manqué, me levant, me couchant, allant autravail quand je voulais, et ne voyant autour demoi que des figures joventes. Et puis le grand air, lebeau soleil, le travail sain qui fatigue le corps etfait bien dormir; le plaisir qu’on a de voir pousser etmûrir ce qu’on a semé, de voir profiter des bêtes biensoignées; quelle différence avec le travail de bureauauquel on ne s’intéresse pas, qui vous tient toujoursassis, vous casse la tête, et vous fait rêvasser lanuit.
Le métier de meunier, et la vie que je menais,me plaisaient donc, et il n’y a pas chose pareillepour faire un homme content. Après avoir bien travailléla semaine, le dimanche j’étais de loisir et jem’amusais. Souventes fois, prenant notre chienneFinette, je partais à la pointe du jour pour allerchercher un lièvre. Des coups mon oncle venait avecmoi, mais pas toujours. Bien entendu nous ne prenionspas de port-d’arme, car d’aller porter vingt-cinqfrancs au collecteur d’Excideuil pour l’avoir, çanous surmontait. D’ailleurs nous ne craignions pasguère les gendarmes, ils étaient loin, et pour venirnous chercher dans un pays plein de termes, decombes et de bois que nous connaissions commenotre poche, ça leur était défendu. Il fait bon lematin monter sur nos coteaux pierreux où on trouvela lavande sauvage et l’immortelle qui fleurent fort;ou traverser les bruyères roses entremêlées debalais à fleurs jaunes et de hautes fougères. Lesajoncs ne manquent pas non plus par là, et il y en adans des fonds qui ont huit ou dix pieds de haut,bien fourrés, sous lesquels les loups font leur liteau. Il ne fait pas bon les traverser, mais comme ils onttoujours des fleurs et sont toujours verts, ils ne sontpas déplaisants à voir comme ça en fourré, ou semésau milieu d’une lande, ou accrochés le long destermes et sur le coulant des ravins, au milieu desroches. Quel plaisir de s’en aller dans nos grands boischâtaigniers où on trouve de ces vieux arbres creuxoù logent les fouines, et de sentir l’odeur du thym, dela marjolaine et des feuilles mortes. Pour moi, il n’yavait rien de plus plaisant que d’être au milieu denotre pays un peu sauvage, le fusil sur l’épaule, et deme sentir libre avec des jambes solides. Il n’y avaitsi pauvre friche où pointait une petite palène fine,tondue par la dent des brebis, qui ne me parût plusbelle que la place du Bassin à Périgueux avec sesallées d’arbres bien taillés, tout autour.
J’aimais aussi les vôtes dans les communes ouautrement dit les ballades, ou encore les frairies, etdes fois, j’y allais chez des connaissances ou desparents. Il faut dire qu’en ce temps-là, les vôtesétaient plus suivies et bien plaisantes au prix d’aujourd’hui.Ça se comprend; les gens, anciennement,gardaient leurs affaires et faisaient leur plus grandedépense pour la frairie de leur endroit. On s’invitaitcomme ça les uns les autres, et on faisait durer lafête deux ou trois jours. Il n’y avait point de routeshormis les grandes alors, et guère de chemins queceux creusés par les charrettes; aussi on allait depied, ou à cheval. On voyait les dames campagnardess’en aller sur leur bourrique, et s’il y avait des enfantson les montait en croupe, ou s’ils étaient troppetits, on les mettait sur du foin dans des paniers debât, de chaque côté d’une de ces bonnes petites bêtesgrises qui ont une croix sur les épaules, pour avoirporté le bon Dieu à Jérusalem, à ce qu’on dit. Dans lesmaisons on faisait sans fla-fla, à l’ancienne mode, lacuisine et tout. Après dîner on dansait dans une chambre; celui qui avait la plus grande la prêtait;ou dans une grange, ou sous quelque gros arbre dela place, quand le temps allait bien. Et, on ne buvaitpas de la saloperie de bière comme maintenant, maisdu vin blanc, ou de la piquette, ou de l’eau sucrée;et les dames de bonne bourgeoisie, n’avaient pashonte de manger une rave cuite, au sucre, et deboire de l’eau avec du vinaigre aux framboises. Lelendemain on allait se promener par là dans les bois,et les amoureux y trouvaient leur compte; et puis onfaisait des crêpes qu’on mangeait avec du miel, etc’était à qui les tournerait le mieux et en mangerait leplus. Le soir après souper, on était fatigué, et alorson jouait à la poule, ou on chantait nos vieilles chansons,ou on racontait des histoires, ou on disait descontes, et c’était à qui dirait le meilleur. C’est dansces fêtes champêtres que la jeunesse faisait connaissance,et que s’arrangeaient les mariages.
Aujourd’hui tout ça se perd: les vôtes dans lesendroits, ce n’est plus guère rien, et on ne s’inviteplus comme du temps jadis entre parents ou amis.On voit que ce n’est plus pour chacun, la grandefête où on mettait les petits plats dans les grands. Ily a tant maintenant de chemins, de routes, de cheminsde fer, de voitures, et de ces autres machinesqui vont le long des routes comme les chemins de fer;et tant de fêtes, de concours, d’expositions et decourses, que les gens de la campagne s’en vont porterleur argent à la ville, et y dépensent quatre foisplus qu’ils ne faisaient autrefois chez eux. Et encoresouventes fois dans les villes, ils s’ennuient parcequ’ils connaissent qu’on se moque d’eux, et qu’ils necomprennent pas grand’chose à ce qu’ils voient.
On dit: les routes, les chemins, c’est une bonnechose. Sans doute, c’est commode de pouvoir rentrersa besogne plus facilement, et de porter sur unecharrette, un tiers de plus qu’on n’aurait fait autrefois dans nos mauvais chemins; joint à ça qu’on nerisque pas tant de faire attraper du mal à ses bêtes,et qu’on ne se fait pas tant de mauvais sang.
Mais d’un autre côté, toutes ces routes, tous ceschemins font qu’on sort plus souvent de chez soi,pour aller dans les villes où on laisse son argent,tandis qu’autrefois l’endroit en profitait. Avec toutesces facilités de voyager, on s’est habitué à aller sedivertir dans les villes, ce qui coûte cher, et on mépriseles divertissements de chez soi, qui ne coûtentquasiment rien, et sont plus sains de toutes les manières.C’est à cause de cette facilité, que petit àpetit, les gens trompés par les semblants, se sontdégoûtés de la campagne, et qu’on en voit tantvendre leur morceau de bien, et s’en aller dans lesvilles, croyant y trouver une place, ou un travailmoins dur, ou mieux payé. En quoi les pauvres genssont bien malavisés car le travail des villes est plusexigeant, plus attachant, et plus mauvais pour lasanté, sans parler de la liberté: misère pour misère,mieux vaut celle des campagnes.
Tout ça, c’est pour dire qu’il n’y a pas de bonnechose qui n’ait ses défauts. Ainsi quand je parle desanciennes frairies, ce n’est pas que je veuille direqu’elles étaient exemptes de toute chose blâmable. Ily a une chose, par exemple, que je n’ai jamais puvoir de sens rassis, c’est assommer un coq à coup depierres.
On attachait le pauvre animal par une patte à unpetit piquet planté en terre, et de vingt-cinq pas,pour deux liards, on lui tirait: tant de pierres.Celui qui le tuait l’emportait. Mais les coqs ont lavie dure et avant d’être morts ils souffraient bien. Unepierre leur cassait une patte, une autre leur démontait une aile, et lorsque quelque gros caillou leur arrivait en plein corps, les voilà sur le flanc dans lapoussière, comme morts. Mais l’individu qui faisait tirer avait intérêt à ce qu’ils ne le fussent pas, il enaurait fallu un autre. Alors il faisait boire du vin aupauvre coq pour le ressusciter, et quand il pouvait setenir encore on recommençait à lui tirer des pierres.Si le vin n’était pas assez fort pour le remettre sus,on lui donnait de l’eau-de-vie.
Ces amusements de sauvages ne sont plus demode, et tant mieux; moi qui aime assez les vieuxusages, les anciennes coutumes, je n’ai jamais pusouffrir ça.
Mais quand, au lieu de tirer des pierres sur uncoq, les gens se les jetaient à la tête, c’était bienpis. Il y avait comme ça, autrefois, des communesqui étaient ennemies entre elles, de manière que quandles garçons de ces communes se rencontraient dansune vôte, ou au tirage au sort, ils se battaientcomme si c’eût été d’un côté des Français, et del’autre des Allemands ou bien des Anglais, et nonpas tous des enfants du Périgord. D’où venait cettehaine entre voisins? Aucun de ceux qui se battaient,ni personne ne l’aurait su dire. Peut-être que dans l’ancientemps il y avait eu quelque bataille entre deuxjeunes gens de différentes paroisses et que les autresgarçons s’en étaient pris chacun pour le leur. Ceuxqui avaient été brossés avaient voulu avoir leur revanche,et de partie en revanche, cette bestiale haines’était entretenue et envenimée entre voisins dumême pays.
Pour en revenir, j’étais donc content de mon sortde meunier, mais bientôt, je le fus encore davantage.
Un jour étant sur le chemin qui passe au pied dePuygolfier, je trouvai Nancy qui portait le mérenda,autrement dit la collation, à ses gens qui travaillaientà la terre de la Guilhaumie. Je n’avais fait que l’apercevoirlors de l’enterrement de ma mère, et je ne luiavais point parlé, ni même fait attention. Comme elle avait changé! Quelle belle fille elle était devenue,et grande! Ce n’est pas ses hardes qui la faisaientvaloir; elle n’avait sur le corps qu’un cotillon de droguetet un grand mouchoir à carreaux par-dessus sachemise; mais elle n’avait pas besoin de beaux habillements.Sa poitrine ferme soulevait la grosse toileet tremblait à chaque coup de talon sur la terre; seshanches s’arrondissaient bellement sous le droguet,et elle avait la démarche mesurée des femmes bienfaites. Elle portait un panier sur la tête, et le tenaitd’une main, en sorte que sa chemise découvrait jusqu’au coude, son bras fort un peu hâlé.
Je l’avais toujours tutoyée jusqu’alors, comme onfait aux petites droles, mais ma foi quand je vis cettebelle fille, je n’osai plus. Nous parlâmes un peu, etelle continua son chemin, s’excusant sur ce que sonpère et sa mère devaient l’attendre.
Depuis ce jour, je commençai à penser à elle, etplus j’y pensais, plus je trouvais que dans tout lepays, il n’y avait point de fille qui pût lui être comparée,je ne dis pas seulement de celles de la campagne,mais même à Excideuil, où on voyait pourtant de belles filles. C’était surtout son regard clair ettranquille, et son sourire bon qui me plaisaient tant.On voyait rien qu’à ça, que c’était une fille pointcoquette ni mauvaise, mais une honnête créature àqui on pouvait se fier.
Dans ce moment, des parents que nous avionsdevers Brantôme, nous invitèrent à la noce de leuraîné. Mon oncle n’y pouvant aller, m’y envoya. Nousétions parents de vrai, mais éloignés, ne sachant àquel degré, et seulement que nous étions tous desNogaret, venant du même auteur, qui avait été meunierdu moulin des moines de Brantôme. Ces Nogaret qui mariaient leur fils étaient meuniers aussi, etleur moulin était sur la Drone en remontant, au-dessusdes Roches. Ce fut une crâne noce, ma foi. Le garçon prenait une fille qui avait du bien, et rienne fut épargné. Les choses se firent à l’anciennemode; on fit bombance toute la journée, et les vieuxprincipalement, chantèrent d’anciennes chansonsassez gaillardes, sans parler des propos de circonstance,et des histoires salées dont on régala lesmariés.
Mais la fille était une bonne grosse drole biendélurée, qui se moquait pas mal de ce qu’on disait;elle ne faisait attention qu’à ce que son mari lui contaità l’oreille en la tenant par la taille. Tandis qu’on étaitlà, à table, elle fit un petit cri tout d’un coup; c’étaitle contre-novi qui lui détachait sa jarretière, un joliruban rouge qui fut coupé à morceaux et distribuéaux garçons de la noce qui le mirent à leur boutonnière.
Le soir on dansa, et les épousés ouvrirent le bal.Puis après, quand la mariée eut dansé avec tous lesjeunes gens, tandis que le chabretaïre avait mis lesdanseurs bien en train, les novis disparurent.
Sur les une heure du matin, on parla de leur porterle tourin ou soupe à l’oignon, mais il fallait les trouver.Après quelques recherches, comme il n’y avaitdans les environs que deux ou trois maisons, on lesdénicha chez des voisins, où on les avait retirés. Letourin prêt, toute la jeunesse partit, la chabrette entête. L’un portait la soupière, l’autre des assiettes,un troisième portait un pichet plein d’eau, le quatrièmeune de ces anciennes cuvettes ovales à pieds.Un autre venait ensuite avec une serviette sur lebras, et d’autres portaient une bouteille de vin, unverre, deux cuillers, et enfin il y en avait qui ne portaientrien, comme dans la chanson de Marlborough.
Les mariés ne songèrent pas à résister, ils savaientque ça serait inutile, on aurait plutôt enfoncé laporte. Aussi elle était tout bonnement fermée auloquet, et la noce entoura le lit, avec des rires et des chants joyeux. La mariée, en commençant, se cachaitbien un peu sous les draps, mais ma foi, elle en pritson parti, et s’assit bravement sur le lit, un peu rougetout de même. On leur donna à laver tous deuxen cérémonie, et quand ils se furent essuyé les mainson leur servit à chacun une bonne assiettée de tourin,noir de poivre. Pendant qu’ils mangeaient, les plaisanteriesmarchaient et elles étaient aussi poivréesque le tourin. Quand ils eurent fini, on présenta aumarié un verre plein: il en but la moitié et donnal’autre à sa femme. Après qu’elle eut bu, on remplitle verre de nouveau, et on le présenta à la mariée,qui en but la moitié et passa le reste à son mari.Quand ce fut fait, le contre-novi, un beau coq devillage, chanta une antique chanson patoise de circonstance,qu’on avait dû chanter à la noce de l’ancien Nogaret, le meunier des moines.
Tout le monde reprenait le refrain en chœur, etchacun s’accompagnait en choquant les assiettes, labouteille et le verre avec les cuillers ou un couteau;ceux qui ne tenaient rien tapaient dans leurs mains.
La chanson finie, par une signifiance cachée desmystères de la noce, le contre-novi cassa le verre oùles mariés avaient bu, en le choquant contre la bouteille.Au nombre de morceaux, on leur prédit qu’ilsauraient neuf enfants, ce qui les fit éclater de rire, ettout le monde se retira en les engageant à travaillerà justifier la prédiction.
Le lendemain fut un lendemain de noce, c’est-à-direla continuation des ripailles. Mais le troisième jour,mon cousin me mena à Brantôme où c’était la fête.
Ce jour-là, tous les meuniers du pays faisaient àcelui qui ferait le mieux claquer le fouet. Il en venaitde Champagnac, de Quinsac et des moulins en amont,et aussi de ceux qui étaient sur la Côle jusqu’àSaint-Jean. Du côté d’aval, il en montait de versValeuil, Bourdeilles, du moulin de Renamont, au-dessus de Lisle, de celui de Roufellier qui est au-dessous,et même de celui de Bonas, près de Saint-Apre.
Tous ces meuniers habillés de blanc, avec leursfouets à pompons autour du cou, se réunissaient àcette grande croze, d’où on a tiré tant de pierres detaille, qui se trouve presque au-dessous du clocherbâti sur le roc. Ce jour-là, ils étaient bien une trentaine,et chacun à son rang manœuvrait son fouet àtour de bras. Il y a dans cette grotte un écho quirépétait à n’en plus finir les pètements du fouet. Onne le dirait pas, mais pourtant, il y en avait quiétaient tellement habiles que leurs pétarades ressemblaientquasiment à une musique. Moi je ne suis pasconnaisseur en cette partie-là, c’est vrai, mais desfois j’ai entendu des musiciens, avec un tas de pistonset de machines en cuivre et la grosse caisse et tout,qui faisaient un bruit assommant, et je me disais alorsque j’aimais mieux la musique des fouets à Brantôme.
Ceux qui jugeaient les concurrents, c’était troisdes plus vieux meuniers, de ceux qui ne pouvaientplus tenir le fouet, et celui qui était le plus fort à leuravis, on le nommait pour l’année le Maître du fouet.Ce jour-là ce fut le meunier des Roches qui gagna.
Les joutes de fouet se sont perdues et ça se comprend.Les meuniers d’aujourd’hui ne font plus porterles sacs à dos de mulet; il y a des routes et deschemins partout; ils se servent de charrettes et ontdes fouets de charretiers. Or, ce n’est pas avec cesméchants engins qu’on fait de belle musique; il fautpour ça les anciens fouets à manche court, à lanièresde cuir tressées avec de gros nœuds: fouets de meuniers et fouets de postillons.
Le lendemain de la fête, après déjeuner, je repartispour le Frau. Le cousin et la cousine me firent unbout de conduite sur le chemin de Lachapelle-Faucher.
— Ah ça! me dit le cousin, je pense que tu netarderas pas à nous rendre la pareille?
— Ça se pourrait bien, fis-je en riant et sansréflexion.
— Vous aurez raison, voyez-vous, me dit la cousinefranchement; il n’y a rien qui vaille d’être mariéavec quelqu’un qu’on aime bien.
Je l’embrassai là-dessus, je secouai la main aucousin, et je les quittai, prenant mon chemin parSaint-Pierre-de-Côle et Vaunac.
Quelque temps après, mon oncle, revenant d’Excideuil,me dit avoir rencontré le notaire de Coulaures,qui lui avait appris que M.Silain cherchait à vendrequelques terres, pour payer un homme auquel ildevait mille écus, plus trois ans d’intérêts, et d’autresdettes. Il proposait de nous vendre le pré qu’onappelait le Pré-Vieux, et toutes les terres dites:Terres-de-Lebret, la Chausselie et les Granières. Çanous allait bien; le pré était sous nos fenêtres, pourainsi parler, et les terres jouxtaient notre petit biende la Borderie où étaient les Jardon. Mon oncle avaitrépondu que pour lui, il n’avait pas d’argent à placermais qu’il m’en parlerait. Il m’expliqua alors, que,sans compter l’agrément de cette affaire qui nousmettait tout à fait chez nous, nous aurions avec cepré assez de foin et de regain pour tenir toute l’annéeune forte paire de bœufs à la Borderie, au lieu d’yavoir de jeunes veaux pour le temps des laboursseulement; que les terres, avec celles que nous avionsdéjà, feraient une bonne métairie de ce petit borderage.La maison était assez grande, il fallait seulement bâtir une grange. Pour faire cette affaire, il n’yavait, une fois d’accord sur le prix, qu’à céder lescréances venant de ma mère que j’avais sur despratiques du notaire. Je ne demandais pas mieux,mais avant tout il fut convenu que nous en parlerionsà la demoiselle et que nous ne ferions rien qu’à savolonté, ne voulant pour rien au monde la contrarier.
Un jour donc que M.Silain avait traversé le moulin,allant à la chasse devers Corgnac, nous montâmes à Puygolfier. Hélas! la pauvre créature, qu’elledépérissait! ça me tournait l’estomac. Elle nous ditqu’il fallait bien vendre, puisque celui à qui devaitson père parlait de le faire exproprier. Tout comptefait, il y avait quatre mille huit cents francs de dettesà payer; et comme M.Silain voulait des terres et dupré sept mille cinq cents francs, il se trouvait qu’il auraittouché deux mille sept cents francs qui auraient étémangés bien vite; elle avait peur de ça, la pauvre,on le voyait bien. Mon oncle lui dit alors qu’il yavait moyen d’arranger autrement les affaires: quenous verserions comptant ce qu’il fallait pour rembourserle préteur, et que pour le reste, nous payerionscinquante pistoles par chacun an, et en deux pactes,à la Noël et à la Saint-Jean. Par ce moyen tout nes’envolerait pas à la fois. La demoiselle nous remerciabien de cet arrangement, mais elle craignait queson père ne voulût pas y consentir.
Là-dessus, mon oncle entra en pourparlers avec lenotaire, et alla sur les terres pour bien se rendrecompte de l’étendue, car pour la qualité nous la connaissionsassez. Après avoir bien calculé, il dit aunotaire que ça ne valait pas plus de sept mille francs,et que nous donnerions ce prix, aux conditions dontj’ai parlé déjà. M.Silain se débattit bien tant qu’ilput; il aurait voulu toucher plus d’argent, et ilaurait fait une diminution pour être payé comptant dutout; mais je refusai de faire l’affaire à d’autresconditions, et comme le créancier criait, et qu’il n’yavait pas d’autres voisins à qui ces terres pussentaller, il fut obligé de mettre les pouces. Par ce moyen,on espérait que la demoiselle Ponsie avait devantelle trois ou quatre ans de tranquillité; mais avecM.Silain, on n’était jamais sûr de rien en fait de ceschoses-là.
IV
En ce temps-là, sur la fin de l’année 1848, on commençaità parler de l’élection du président de la République,et nous connûmes que Louis-Napoléon seraitnommé grandement, si ça allait partout commechez nous. Nous recevions la Ruche, de Ribérac, quiportait Ledru-Rollin, mais ça ne prenait pas. Mononcle avait beau faire passer le journal, distribuerdes papiers et raisonner nos voisins les paysanscomme nous, c’était à rien faire.
Ledru-Rollin, qu’est-ce que c’était? un civil, etpuis? Ah! quand on parlait du grand Napoléon quiavait fait massacrer un million d’hommes et ruiné laFrance, pour en fin de compte, la laisser plus petiteque sous la République, à la bonne heure! C’est ainsique le pauvre peuple ignorant, adore ceux qui leruinent, qui lui prennent son argent et ses fils, et lesaignent à blanc.
Le neveu du grand empereur, par ma foi, c’étaitbien autre chose que Cavaignac, ou Ledru-Rollin, ouLamartine!
Et puis, il y avait tant de gens qui cherchaient àtromper le peuple, qu’il était rare de trouver hors des villes ou des gros bourgs, quelqu’un qui osât parlerpour un autre que Bonaparte. Les bourgeois effarouchéspar la Révolution cherchaient par tous lesmoyens à reprendre le dessus. Les riches, les nobles,les gros commerçants, les curés, tous ces gens-làcriaient sans cesse contre la République; elle nepouvait durer.
Moi, j’en conviens, j’avais autre chose dans la tête.Plus j’allais, plus je pensais à Nancy. Comment ça sefaisait, je n’en sais rien, mais toujours est-il que jeme trouvais souvent sur son chemin, soit lorsqu’ellevenait à notre fontaine dans la combe, ou qu’elleallait dans les terres, ou bien tout qu’elle faisaitsortir ses brebis. Je l’arrêtais, lorsque nous nousrencontrions, et nous parlions un peu, et toujoursj’étais étonné de son grand sens, et réjoui de sa franchehonnêteté. Son parler me semblait aussi du toutchangé et bien mieux, au prix d’auparavant. Il mesemblait qu’elle avait appris beaucoup depuis troisou quatre ans, et qu’elle avait plus d’esprit que lesfilles de son âge et de sa condition. Un jour que jele lui dis, elle m’apprit que la demoiselle Ponsie continuaitde lui faire quelque peu la classe, le dimancheet le soir quelquefois, et lui prêtait des livres qu’elleétudiait en cachette du vieux Jardon, qui trouvait quec’était du temps perdu, lorsqu’elle laissait un momentsa quenouille. Je fus bien content de savoir ça, et jem’en sentis tout obligé envers cette pauvre demoiselle.
L’hiver vint, et avec lui les veillées au coin dufeu, et les histoires dont Gustou avait un plein sac.C’était bien toujours les mêmes, mais comme il y enavait beaucoup, et qu’il y changeait souvent quelquechose, on ne s’en apercevait pas trop.
Étant tout petit, il me faisait tribouler en racontantl’assassinat du père Antier, le prieur des moinesdu moustier de Lafaye, entre Jumilhac et la forge des Fénières. Ça s’était passé avant la Révolution,et c’était un noble des environs qui l’avait tué dansla forêt de Jumilhac, du côté de Saint-Paul. Pendantquelques jours, on ne savait ce qu’était devenu leprieur, mais il arriva qu’un chien rapporta une deses mains, et l’anneau qui était encore à un doigt, fitreconnaître le corps, car les chiens et les loupsl’avaient presque tout mangé.
Il savait aussi les histoires des voleurs fameux,comme Cartouche et Mandrin. Pour Cartouche, c’étaitun voleur et un assassin, et nous ne le plaignionsguère d’avoir été roué. Mais ce brave Mandrin quiavec ses sauniers contrebandiers, se battait contreles soldats du roi, nous intéressait et nous trouvionsqu’on aurait dû le gracier. Ça n’était pas un bascoquin, ce Mandrin, et sa mémoire n’est pas en horreurcomme d’autres. Tant qu’il le pouvait, il faisait laguerre à cet abominable impôt du sel, et c’est ce quia contribué à le rendre populaire.
Toutes les histoires de brigands lui étaient connuesà ce brave Gustou, et il savait aussi tous les crimescélèbres du pays. Il les racontait bien, en les arrangeantun peu; les plus anciennes tournaient au conte,et il avait trouvé moyen déjà, d’enjoliver celle deDelcouderc.
C’est en pelant tranquillement les châtaignes lesoir, que Gustou nous disait ces histoires. Il y enavait une surtout qui nous intéressait beaucoup,parce que le crime avait été commis tout près de cheznous et qu’on n’en connaissait pas l’auteur. Il y avaitquelques années seulement que le curé de Nanteuil,en pêchant à la ligne, à cinq ou six portées de fusilau-dessus du moulin, avait amené une pincée de cheveux.Là-dessus on avait plongé, et on avait ramenéun homme pris dans des racines de vergne. La figureétait toute mangée par les poissons et on ne connutqu’aux habillements que c’était un porte-balle qui avait passé dans le pays, il y avait une quinzaine.Il avait une entaille à la tête, faite avec quelquehache, et on vit à des traces dans le bois, qu’il avaitété assassiné à un endroit un peu au-dessus, où ontraversait la rivière sur des arbres soutenus par desfourches plantées dans l’eau. Mais ce fut tout cequ’on put savoir. Les gendarmes d’Excideuil, lemaire, le juge de paix, les gens de justice, personnen’y avait vu goutte; en sorte que, comme le disaitGustou, il y avait un assassin dans le pays: peut-êtrenous le rencontrons tous les jours, disait-il, etil attend sans doute l’occasion de faire quelqu’autremauvais coup.
Par chez nous, les gens sont farcis de toutes lesvieilles superstitions; ils croient aux revenants,au Diable, au Loup-garou qu’ils appellent Lébérou,à tout; mais cela n’empêche qu’ils aiment mieuxvoyager de nuit que de jour: s’ils ont un charroi àfaire, ils partiront de préférence le soir que le matin.C’est bien une économie de temps pour ceux quisont pressés, mais il y a autre chose, nous aimonsla nuit, qui repose du dur labeur de la journée;et puis, je ne sais pourquoi, mais le paysan aimeà voir briller par une belle nuit, les millions d’étoilesqui sont au ciel. Il semble que la nuit soit plusmarquante, plus solennelle que le jour, aussi nousdisons: À net, comme si nous comptions par nuitset non par jours, comme les anciens Gaulois.
Tout ça c’est pour dire que quoique les voisins nefussent pas épeurés la nuit, lorsque Gustou parlaitde cet assassin qu’on rencontrait peut-être tous lesjours, il y en avait à qui ça faisait une impression, etqui ne semblaient pas pressés de s’en aller.
Le soir où nous énoisions, il vint une dizaine depersonnes pour nous aider. Les deux vieux Jardonet Nancy, Lajarthe, le fermier de la Mondine auTaboury, la grande Mïette qui était descendue de Puygolfier avec la permission de la demoiselle, etd’autres de par-là, des métayers du château et desvoisins. Les énoisements, c’est comme une espècede fête chez nous. Les hommes avaient porté leurpetit maillet et cassaient les noix; les femmes triaient.
Lajarthe comme de coutume, lorsqu’il en trouvaitl’occasion, prêchait un peu pour la République, iltâchait de faire comprendre ses idées, et expliquaità tous des choses dans leur intérêt. Mais c’était tropsérieux pour ce soir-là. En énoisant, on aime mieuxrire avec sa voisine, écouter des contes et deshistoires, et causer des vieilles superstitions apprisesdes grand’mères.
Ça c’était l’affaire de Gustou qui connaissait ceschoses à fond: c’était lui qui mettait une souche aufeu le soir de Noël, et il fallait qu’elle fût de cerisier,de prunier ou de quelque autre arbre à fruit. Et ilpronostiquait toujours de bonnes choses en la voyantbien brûler, et faire une belle braise; mais c’était luile sorcier, car il avait eu le soin de la mettre longtempsà l’avance sécher dans la fournière. Il gardaitsoigneusement des charbons et des cendres de lasouche, pour guérir des maladies aux gens et auxbêtes, et pour d’autres affaires encore.
C’était encore maître Gustou qui le premier jourde mai, perçait un barriquot de vin blanc, et apportaitl’ail nouveau, pour faire des frottes avec du lardfrais, en buvant de bons coups:
— Ô mai! ô mai! ô le joli mois de mai!
À la Saint-Jean, c’était aussi lui qui plantait le feuà la cafourche du chemin, et le couvrait de feuillagevert avec un beau bouquet à la cime. Les tisons illes emportait à la maison pour la préserver du tonnerre.Il attachait aussi le matin à la porte de lagrange, une croix faite avec des fleurs des prés.Sous son traversin, il avait toujours dans un sac,des herbes de la Saint-Jean, cueillies à reculons, avant le soleil levé, et il disait que ces herbes guérissaientles fièvres, en les mettant sur le poignetgauche.
Ah! il n’aimait pas à entendre chanter le coucu,pour la première fois de l’année, s’il n’avait pasdéjeuné; ni à trouver des graules ou des geasses, àsa gauche: ni à ouïr clouquer une chouette sur lamaison, car il disait que ça annonçait la mort; ni àrencontrer en partant en route, la vieille Catissoude chez Méry qui était mal jovente. Jamais on nelui aurait tiré de l’idée, que les eychantis ou feux-follets,qui voltigent dans les cimetières, c’était desâmes en peine, et il était persuadé que les étoilestombantes c’était des âmes de petits enfants mortssans baptême. Si notre Mondine avait voulu fairela lessive dans le mois des morts, il serait partiplutôt; mais elle s’en serait bien gardée, car ellecroyait comme lui, que ça faisait mourir les hommesde la maisonnée.
Et lorsqu’il allait à une foire pour quelque affaire,il ne manquait pas de lever avec son couteau un petitcopeau de la croix de bois qui est plantée le long del’ancien chemin appelé La Pouge, qui passe à unquart de lieue du moulin, à la rencontre de celuid’Excideuil, et qu’on appelle: la Croix-du-mort.
À table, avant d’entamer le chanteau, il faisaittoujours une croix sur la sole avec la pointe du couteau.Pour lui, le vendredi était un mauvais jour, etsi mon oncle l’avait laissé libre, il aurait fait jeûnerles bœufs le vendredi saint, comme ça se faisaitencore dans quelques maisons.
Si on vendait un veau, il fallait le faire sortir àreculons de l’étable pour que la vache ne dépérîtpas; il faisait semer le persil par un pauvre innocentdu bourg qui venait des fois au Frau, dans la croyancequ’il réussirait mieux. Pour garder les bœufs demaladie, il mettait un peu de sel aux quatre coins de notre pré. Lorsque nous bladions, il portait le bléde semence dans la touaille de la Noël pour qu’ilvînt bien; et quand le blé était épié, il mettait unerane de buisson dans un pot de terre et l’enterraitau milieu de la pièce pour empêcher les oiseaux demanger le grain. Il disait aussi qu’il ne fallaitpas acheter des mouches à miel si on voulait qu’ellesréussissent bien, mais les échanger contre autrechose.
Ce soir-là, il raconta de ses histoires longuement.Il n’avait pas affaire à des incrédules, mais quandmême, il n’y avait pas moyen de douter de ce qu’ildisait, car il expliquait point par point le pourquoiet le comment des choses, et nommait les gens àqui c’était arrivé.
Aussi, lui, pas plus loin que l’hiver d’avant, entrantde bon matin dans l’écurie, il avait trouvénotre jument toute en sueur, comme si elle venaitde travailler à force; et elle était avec ça bien pansée,et sa crinière était joliment tressée: qui avait fait ça?Le lutin, bien entendu.
Et le Diable! qui donc avait fait blanchir les cheveuxde Tuénou de la Mariette, si ce n’est lui?Tuénou rentrait un soir, ou pour mieux dire unenuit, du marché de Thiviers, où il s’était attardé àboire dans une auberge, avec un homme de Saint-Jean-de-Côle.Il traversait la lande des Fachilières,d’un bon pas, content de lui comme un homme qui abien soupé, lorsque arrivé à la friche du Cimetière-des-Boucs,il vit à quatre pas de lui, planté à lacafourche du chemin un grand homme noir dont lesyeux luisaient comme des chandelles. Épeuré, ilvoulut rebrousser chemin, mais derrière lui, marchaitsur ses talons un chat noir, gros comme unfort chien, la queue droite en l’air comme un cierge,qui vint se frotter à ses jambes, en faisant son ronron,tandis que le diable ricanait d’une voix creuse et étouffée comme s’il eût eu la bouche dans une bondede barrique vide.
De cette affaire le pauvre Tuénou s’était trouvémal, et lorsqu’il était revenu à lui, tout avait disparu.
Tout ça, ce n’était pas des menteries, on pouvaitdemander à Tuénou. D’ailleurs, cette cafourche duCimetière-des-Boucs était connue depuis les tempsanciens, pour être hantée par le Diable. Jeantillou,le tisserand de Saint-Sulpice, l’y avait rencontré sousla forme d’un grand bouc noir.
Ceux qui n’y croyaient pas n’avaient qu’à essayerd’ailleurs. Ils n’avaient qu’à aller à cette croisée deschemins et appeler neuf fois: Robert! Mais rien quecette idée faisait frissonner tout le monde. Gustouassurait que c’était à cet endroit-là même que le vieuxBaspeyras de la Raymondie, mort l’année passée,avait eu du Diable, la Mandragoro qui l’avait enrichi,tellement qu’il avait laissé à ses enfants un grandpot plein de louis. Il était allé à la cafourche sansse retourner, une poule noire sous le bras, et sur lecoup de minuit, il avait crié trois fois: Poule noireà vendre! Le Diable était venu coup sec, sous laforme d’un homme noir avec des cornes et des piedsfourchus et avait cherché à lui faire peur; mais Baspeyrasqui n’avait pas froid aux yeux, avait fait sesconditions, et il avait eu la Mandragoro.
— Ah ça, dit Lajarthe, tu crois toutes ces histoires-là,Gustou?
— Sans doute que je les crois: d’ailleurs ça n’estpas d’aujourd’hui seulement que ça se passe, n’est-cepas? Du temps que j’étais petit, ma grand’mère m’enracontait de pareilles; mais toi, Lajarthe, tu ne croisà rien.
— Pour ça, dit le métayer de Puygolfier, on nepeut pas dire que le Diable n’existe pas, ni qu’on nele voit pas paraître. Tous nos anciens ont ouï dire et ont vu des choses comme dit Gustou. Le curé parled’ailleurs souvent du diable qui tourne autour denous, comme un loup, pour nous manger.
— Mais mon pauvre, ça c’est une manière de parler,dit Lajarthe, ça ne veut pas dire qu’il se montrelà en personne…
— Comment! dit un garçon du bourg qui avaitservi la messe du curé pendant deux ou trois ans;mais quand le Diable emporta le bon Dieu sur unemontagne pour le tenter, comme c’est dit dans l’évangile,il était bien là réellement présent en chair et enos, dis Lajarthe?
Le pauvre tailleur ne répondit rien, et se contentade regarder sérieusement mon oncle.
— Que veux-tu, mon pauvre Lajarthe, dit celui-cien riant, tu es né une cinquantaine d’années troptôt.
— Lajarthe est un huguenot, dit le métayer dePuygolfier; et tous les énoiseurs se mirent à rire.
Moi, je n’écoutais pas Gustou; j’aimais mieuxregarder Nancy et lui parler. D’ailleurs, je connaissaistout ça, et si, étant petit, j’avais eu peur de sescontes de vieilles, maintenant ils me faisaient rire.
Mais deux ou trois filles, à qui ces histoires faisaientpasser le froid dans le dos, priaient Gustoud’en conter d’autres: c’était le convier à noces; aussiil ne se fit pas prier et continua:
— Vous avez tous ouï parler du Chaoucho-Vieillo;c’est un esprit malin qui vient vous tracasser lanuit, tandis qu’on dort. On a beau fermer la porte,il passe par le trou de la serrure. Il s’approche sansbruit, monte sur le lit par les pieds, et se couchesur vous pour vous étouffer. Ça m’est arrivé à moi-même;on ne peut pas dire que ça s’est passé loind’ici, et on ne sait à qui: c’est dans mon lit, aumoulin, et à moi.
Je m’étais donc couché et je dormais tranquillement, quand tout d’un coup, environ la minuit, jesens quelque chose de mou qui me montait sur lespieds. Je crus d’abord que c’était quelque chatte quiétait entrée au moulin, et je donnai un coup de piedpour la faire descendre. Mais je sentais toujourscette chose molle sur mes pieds. On n’y voyait brin,et je la sentais monter, monter toujours, et la voilàqui s’étend sur moi et me pèse sur l’estomac…
— Oh! Gustou! faisaient les filles avec des petitscris effrayés.
Mais lui continua, suspendant le bruit des maillets:
— Je ne pouvais plus respirer; j’étends les braset je l’empoigne: mais c’était comme si j’avaisfouillé dans un lit de plume, tant c’était doux et mou:je n’y faisais rien. Mes bras s’enfonçaient jusqu’aucoude dans cette sale créature, comme dans la pâtede la maie, et ça s’attachait tout pareil à ma peau.Tout de même je finis par la prendre au cou et à laserrer bien fort; mais j’avais beau serrer, serrer, jela sentais qui me glissait entre les mains, tout petità petit, et s’échappait… Je m’assis alors sur le lit,et j’entendis quelque chose qui marronnait du côtéde la porte, et puis je n’ouïs plus rien: la bête étaitrepartie sans bruit par le trou de la serrure.
— Hé bien, que dis-tu de ça, Lajarthe?
— Je dis que tu avais mangé quelque chose quite pesait sur l’estomac et que ça t’a donné le cauchemar.
— C’est ça; et la bête que j’empoignais?
— C’était ta courte-pointe.
— Et ce qu’elle marmonnait en s’en allant?
— C’était quelque chatte sur la tuilée.
— Voilà! dit Gustou; j’ai bien raison de dire quetu ne crois à rien. C’est une chose qui m’est arrivéeà moi-même; tu sais que je ne suis pas menteur, etavec ça tu ne me crois pas.
— C’est, dit Lajarthe, que tu tournes les choses du côté de tes idées: je ne dis pas que tu n’aies riensenti cette nuit-là, mais je ne crois pas que ça fût leChaoucho-Vieillo.
— Voyons, dit Gustou, tu ne crois pas à ce quim’est arrivé; ni à la Mandragoro, de Baspeyras, niau Diable; tu ne crois pas non plus aux Bujadièresqui tordent le linceul des pauvres défunts, à laBiche-Blanche, à la Litre; à la Citre, cette bêtequi semble une chèvre et qui est grande comme uncheval, qui court les chemins la nuit, galope aprèsles gens attardés, emporte les enfants qu’elle rencontre,fait des dégâts partout, et s’évanouit en feuquand on la poursuit; mais au moins il y a deuxchoses auxquelles tu ne peux pas refuser de croire,dit-il très sérieusement: c’est la Chasse-Volante etle Lébérou. Ça c’est des choses trop connues pourque tu dises non: dans le pays il n’y a personne quin’y croie bien.
— Pour ça, firent les énoiseurs, Gustou dit lavérité. Et chacun de raconter qu’il avait ouï laChasse-Volante, et vu le Lébérou, c’est-à-dire leLoup-garou.
— Pas plus vieux que cette année, reprit Gustou,le vendredi d’après la fête des Morts, la Chasse-Volantea passé par ici, entre le moulin et leTaboury.
— C’est vrai, fit le fermier de la Mondine, je l’aientendue sur les onze heures du soir.
— Tout juste, dit Gustou. Je revenais assez tardde la foire de Sorges, j’avais dépassé le bourg, et jen’étais plus qu’à un gros quart d’heure d’ici, quandla voilà qui arrive. Il faisait un vent du diable; degrands nuages couraient dans le ciel, et avec cesnuages, la Chasse-Volante. On entendait, commevous m’entendez à présent, les chasseurs sonnant dela trompe, les rossignolements des chevaux, lesabois des chiens courants, et avec ça un grand fracas, comme pourrait en faire une troupe de cavaliersgalopant sur les chemins, en criant après la bête eten faisant péter leurs fouets. Je levai les yeux auciel, et, aussi vrai que je suis là, qui vous le dis,entre deux nuages noirs, je vis la Dame-Blanche quigalope toujours à la tête des chasseurs, montée surun cheval blanc…
Tous les énoiseurs qui étaient là, rangés autourde la grande table de la cuisine, regardaient Gustouet en triboulaient; lui continua:
— Après avoir passé du couchant au levant, lachasse se mit à tourner, à tourner, en faisant dansles airs un tapage d’enfer, comme si la bête dechasse fut presque forcée. Le bruit se rapprochaitcomme si elle descendait à terre; et, en effet, étantrentré au moulin, j’entendis par la fenêtre qu’elleétait descendue à quatre ou cinq portées de fusild’ici, le long de la rivière, et le bruit augmentaitcomme si les chiens avaient pris la bête et ladéchiquetaient en hurlant.
Le lendemain je fus voir par là de bonne heure,et je trouvai la terre de Chabanou, nouvellementsemée, toute piétée par les chiens et les chevaux, etles raves à côté toutes fourragées.
— Tout de même! dirent les gens ensemble, il neferait pas bon se trouver sur le passage de la chasse!et, ajouta un autre, d’un peu plus, Gustou, tu t’ytrouvais.
— Tout ça pour un troupeau d’oies sauvages, ditLajarthe à mon oncle.
Mais tous les énoiseurs protestèrent contre cetteexplication; ils aimaient bien mieux que ce fût lachasse fantastique.
Cependant, on avait fini d’énoiser, et on mettait lesnougaillous dans les sacs, et les coquilles dans despaillassons pour les monter au grenier; ça sert àallumer le feu l’hiver. Quand tout fut ôté, on appareilla la grande table pour souper. Il était onzeheures et demie, il était temps. Comme d’habitude,lorsqu’on énoise, il y avait des haricots qu’on mangeaitavec des bons millassous faits par la Mondine,tandis qu’on travaillait. Avec ça, du bon petit vinpétillant qu’on versait à pleins verres, et tout lemonde était content.
— Ah ça mais, dit quelqu’un, Gustou, tu n’as pasparlé du Lébérou?
— Laissez là le Lébérou, dit Lajarthe, parlonsd’autre chose, n’est-ce pas, Sicaire?
— Mon pauvre Lajarthe, dit mon oncle, il me fautbien laisser mes voisins qui sont venus me donnerun coup de main, s’amuser à leur façon; ce soir tun’y ferais rien.
— C’est ça! c’est ça! parle du Lébérou, Gustou.
Et voilà Gustou parti.
— Vous connaissez tous, dit-il, cette vieille fontainebâtie en gros quartiers et entourée de saulescreux où nichent les chouettes, qui se trouve derrièrePuygolfier, au nord, au fond de la grande combeentourée de bois, où est le pré de Migot. Vous avezvu que l’eau coule, de la fontaine à moitié écrasée,dans un bassin carré, où les gens du château lavaientautrefois la lessive, mais qu’ils ont abandonné depuislongtemps que l’endroit est mal fréquenté.
L’eau n’est pas sale, mais avec ça elle paraît noireet c’est à peine si on peut se mirer dedans. Eh bien,c’est là que les lébérous, quand il y en a dans lepays, viennent changer de peau. Le dernier lébérouconnu, c’était Meyrignac, qui demeurait dans cettemaison seule que son père avait fait bâtir dans lesfriches, près du sol de la dîme. La raison pourquoil’ancien Meyrignac avait fait bâtir dans cet endroitperdu, c’est que les gens ne l’aimaient pas, parce quec’était un ancien curé qui, à la Révolution, avait posésa soutane, et s’était marié. Avec ça il était sorcier, et j’ai ouï dire à des anciens qu’il avait le pouvoirde faire grêler en battant l’eau d’une fontaine, et dejeter des sorts sur les gens et les bêtes. Mais quoiqu’onne l’aimât pas, on ne lui disait rien parce qu’onen avait peur.
Pour le fils, c’est une chose sûre et certaine qu’ilétait lébérou. Raynalou, le marguillier d’avant celuid’à présent, qui le détestait plus encore que lesautres, parce qu’il entendait quelquefois son curédire que c’était un coquin bon à traquer comme unloup qu’il était, l’avait épié et l’avait vu à la Font-Closedonc, une nuit, entrer dans l’eau du bassinet la battre un moment, puis après sortir de l’autrecôté, habillé d’une peau de loup que le Diable lui avaitbaillée. Raynalou avait bien apporté son fusil pourlui tirer dessus; mais quand il vit cette bête trottant àquatre pattes dans la combe et venant vers la lisière dubois où il était caché, il avait eu tellement peur qu’ill’avait manquée, et s’en était engalopé laissant là sonfusil. Mais le Lébérou l’avait facilement attrapé, luiavait sauté à la chèvre morte sur les épaules, et s’étaitfait porter une grande heure de chemin, de manièreque le pauvre marguillier était rentré chez lui à moitiécrevé.
Il faut vous dire que ceux qui sont lébérous, çales prend la nuit, lorsque la lune vient pleine. Ils sedébattent, sortent du lit, sautent par les fenêtres sansse faire de mal, preuve qu’ils sont bien lébérous, etvont à leur fontaine.
Ce Meyrignac donc courait comme ça la nuit dansles terres, les chemins et les villages, et il mangeaittous les chiens qu’il pouvait attraper. Quand il rencontraitquelqu’un, il se faisait porter comme il avaitfait à Raynalou. À chaque pleine lune on était sûrqu’il manquait quelque chien dans la commune. Lematin, avant la pointe du jour, il revenait à la fontaineposer sa peau de loup, et rentrait chez lui. On le rencontrait des fois bien de bonne heure, rendu defatigue, ce qui montrait bien qu’il avait couru toutela nuit après les chiens. Il était souvent malade aussiet il avait de fausses digestions, lorsqu’il avait mangéquelque vieux chien trop dur.
Une nuit, en passant près du village de La Brande,il attrapa un coup de fusil qui l’empêcha de sortir,et le fit boiter assez longtemps. Enfin, il est au sude tout le monde qu’il creva après avoir mangé lechien du métayer de M.Lacaud, à la Bouyssonie,qui était très vieux. On trouva même chez lui unedes pattes du chien qu’il avait vomie, mais il n’avaitpu rendre l’autre, c’est ce qui l’avait étouffé.
Tout ce que je dis là ce n’est pas des menteries, etvous savez tous que le curé Pinot dit qu’un êtrecomme ça ne pouvait pas être enterré comme unchrétien. C’est pour ça qu’on l’a mis dans un trou endehors du cimetière, le long du mur, près de la porte.
— Et c’était tout bonnement un pauvre malheureux malade de la vessie, qui se promenait la nuitne pouvant dormir, dit Lajarthe à mon oncle.
Mais aller dire ça aux autres, c’était inutile.
— Ça n’est pas étonnant après ça, disait Lajarthe,que le dix décembre il n’y ait eu dans la commune, quedeux voix pour Ledru-Rollin, la tienne, Sicaire, et lamienne. Faut-il que le peuple soit innocent! Où lesmènera-t-il le neveu de leur empereur? Il y en auraplus de quatre de ceux qui l’ont nommé qui quelquejour en paieront les pots cassés.
— Que veux-tu, disait mon oncle, les pauvres genssont plus à plaindre qu’à blâmer. Tous les gouvernementsont eu bien soin de les laisser dans l’ignorance;et ceux auxquels ils ont confiance parce qu’ils sontinstruits ne cherchent qu’à les tromper et à leurfaire prendre le contre-pied de leurs intérêts.
— C’est vrai, répondit Lajarthe; il n’y a pas debêtises qu’on ne leur ait contées: jusqu’à leur faire croire que Lamartine était la bonne amie du Dru-Rollin!Et il y en a qui n’en démordent pas, le vieuxFrancillou de la Toinette, entre autres.
Mais tandis qu’après souper, mon oncle et Lajartheparlaient à demi-voix dans un coin du foyer; après leshistoires de Gustou, les énoiseurs chantèrent deschansons, chacun la sienne, et l’on fit des jeux pourrire. On attachait une pomme par un fil à unepoutre d’en haut, et après avoir bien tordu le fil, onle lâchait et la pomme se mettait à tourner comme unepirouette, pendue au fil. Le jeu était d’attraper lapomme avec les dents, sans y toucher du tout avecles mains, et ce n’était pas facile. C’était aussi lemoment de faire passer le cacalou aux filles: j’enavais trouvé un bien formé comme une noix ordinaire,mais pas plus gros qu’une petite noisette. Je le donnaià Nancy et je l’embrassai sur les deux joues, cequi la fit devenir toute rouge.
Vers deux heures, tout le monde s’en alla engaîté, sans plus penser aux histoires de Gustou,d’autant plus que les filles étaient accompagnées desgarçons qui leur parlaient d’autre chose.
Cet hiver de 1848 à 49 fut assez dur, par cheznous; ça n’était plus l’année du grand hiver, il s’enfallait, mais avec ça, il y eut de la neige assez, et lesloups sortant des bois, vinrent rôder la nuit sur leschemins, autour des maisons, et gratter à la portedes étables. Un soir que je revenais d’Excideuil, versles dix heures, après avoir passé la Maison-Rouge,tandis que je suivais le long d’un bois, j’ouïs, un peuen arrière, un bruit dans le fourré. Je me retourne etje te m’en vais voir un loup qui avait sauté dans lechemin, et se planta en même temps que moi. Il étaità une vingtaine de pas: ah! pensai-je, coyon que j’aiété de ne pas prendre le fusil! Je me remis à marcheret le loup me suivit; lorsque je me retournais, jevoyais ses yeux luire dans la nuit; quand je m’arrêtais il s’arrêtait, quand je repartais il repartait: je luitirai des pierres, mais il ne s’en allait pas. On dit queces bêtes-là suivent les gens pour se jeter sur euxs’ils viennent à tomber; je le croirais assez. On abeau dire, c’est embêtant d’avoir comme ça sur sestalons une sale bête qui épie le moment de vousattaquer, s’il vous arrive quelque chose. Moi, j’arrivaiau Frau au bout de trois quarts d’heure, toujourssuivi par le loup. Aussitôt dans la cuisine, j’attrapaile fusil au-dessus de la cheminée et je sortis. Le loups’était arrêté sur le chemin à une quarantaine de pasde la maison; quand il me vit armé, il jeta un hurlement,sauta dans la combe et gagna les bois.
Ce rude hiver donc, emmena quelques vieux. LaMondine tomba malade et ne bougeait plus du coindu feu, de façon que la Nancy venait tous les jourschez nous, pour faire les affaires, ce qui me plaisaitfort. Et on ne pouvait pas dire autrement, sinonqu’elle était bien propre, vaillante et sachant fairetout à propos. Jusqu’à la Mondine, qui trouvaitqu’elle faisait bien, chose extraordinaire, car les vieuxse plaignent toujours des jeunes, surtout quand ilssont malades, parce que ça les rend de méchantehumeur; mais aussi, Nancy avait bien soin d’elle, etla consultait toujours.
Le soir, après souper, quand tout était rangé enplace, j’accompagnais Nancy jusqu’à la Borderie àcause des loups, car il en venait rôder autour de lamaison. Elle disait bien qu’elle n’en avait point peur,les ayant fait fuir plus d’une fois d’autour de sesbrebis, en tapant ses sabots l’un contre l’autre; maismoi je faisais celui qui n’est pas trop rassuré pourl’accompagner.
Nous causions en nous en allant, moi relevant lecollet de mon sans-culotte, et Nancy sous une capucede grosse laine. Nos sabots menaient grand bruit surla terre gelée, mais ça ne nous empêchait pas de nous entendre. Un soir, en arrivant à sa porte, jel’embrassai par surprise; elle ne fit pas comme desfilles qu’il y a, qui donnent des gifles, elle ne ditrien, mais le lendemain lorsque je voulus recommencer,elle était sur ses gardes et me dit en riant qu’ilne fallait pas s’embrasser si souvent.
Notre pauvre Mondine resta comme ça quelquetemps à traîner dans le coin du feu, chafrouillantdans les braises avec un bâton, mais enfin il luifallut se mettre au lit. Elle n’avait pas voulu voir demédecin jusque-là, disant que ça passerait, maisquand elle fut au lit, nous fîmes venir le médecin deSavignac qui nous dit en partant qu’il n’y avaitpoint de remède, et qu’elle achèverait de s’en allertout doucement.
Quand elle se vit au lit, la Mondine connut bienque c’était sa fin, et elle nous dit de faire venir lenotaire pour arranger ses affaires.
M.Vigier, de Saint-Germain, vint en effet lelendemain avec ses témoins, et fit le testament. Aprèsqu’il fut parti, la Mondine me fit demander, et, quandje fus là, près de son lit, elle me dit que n’ayant surterre aucun parent, vu qu’elle n’avait connu ni pèreni mère, elle me laissait tout ce qu’elle avait, ne medemandant que deux choses: la première, d’êtreenterrée auprès des Nogaret, puisqu’elle avait vécuauprès d’eux toute sa vie; et la seconde, de lui fairedire une messe tous les jours de bout de l’an de samort.
Je lui promis tout ça et je la remerciai, commebien on pense. Alors elle ajouta que ce qu’elle en faisait,c’était pour me faciliter à me marier, si je venaisà aimer une fille plus riche que moi; ou bien pourn’être pas obligé de regarder à quelque millier d’écuspour prendre une fille à mon goût.
Après cela, elle me demanda d’aller quérir le curéPinot. Je l’embrassai, et j’y fus.
Le curé vint avec son sacristain, la confessa, lacommunia et l’huila: ça fut d’abord fait. Durant cetemps la vieille Jardon, Nancy, la femme du fermierdu Taboury, étaient agenouillées dans la chambre,ainsi que la demoiselle de Puygolfier qui était descendue,sachant cela.
Lorsque le curé sortit de la chambre, mon oncle leconvia à prendre quelque chose; alors il dit qu’iln’y avait pas longtemps qu’il avait déjeuné, et qu’ilprendrait seulement une goutte. Tout en buvantl’eau de-vie, il sortit sa pipe de l’étui de bois et l’alluma.Quand il eut fait, il nous emprunta notre fusilparce qu’il était sûr qu’avec le temps qu’il faisait ily avait un lièvre dans les labours de Nardillou, ets’en fut avec son sacristain.
Trois jours après il revint pour faire la levée ducorps; la pauvre Mondine s’en était allée tout doucement,comme avait dit le médecin.
Elle ne savait pas son âge, comme beaucoup degens de chez nous en ce temps-là; elle savait seulementqu’elle était petite drole dans le temps de laRévolution et qu’elle avait été baptisée dans notreparoisse.
En cherchant à la mairie sur l’ancien registre de laparoisse pour faire la déclaration de décès, je trouvaison acte de baptême, et je l’ai relevé pour montrer comment ça se faisait jadis.
«Ce jour d’huy, 28e de mars 1783, feste de saintRupert, évêque, Martissou, mon marguillier, allantsonner l’angélus du matin, trouva contre la porte del’église, une petite créature, pliée de mauvaisesnippes, et la porta chez lui, où elle fut reconnue êtredu sexe féminin, et âgée de deux ou trois jours. Ellea été baptisée le même jour sous condition; Martissoua été parrain et Mondine, sa femme, marraine.Carminarias, curé.»
Après la mort de notre vieille servante, il était clair qu’une jeunesse comme Nancy ne pouvait pascontinuer à venir dans une maison où il n’y avait quedes hommes. Mon oncle se mit en quête, et le jeudid’après, il arrêta l’ancienne servante du curé de Saint-Raphaël,qui n’avait pas trouvé à se placer depuisl’arrivée du nouveau curé qui avait amené la sienne.Nous nous figurions bonnement que cette femme,ayant toujours vécu avec des curés, serait ennuyeusepour les affaires de religion, la messe, lesfêtes, et la viande aussi, car nous ne regardions passi c’était un vendredi ou un samedi pour mettre unmorceau de salé dans la soupe, ou faire sauter uneaile de dinde dans la poêle s’il venait quelqu’un. Maisnous fûmes fort trompés, car elle allait bien à lamesse le dimanche, mais avec ça point de grimaces,faisant cuire de la viande les jours défendus, et enmangeant même quelquefois, disant à ça, que quandon était chez les autres, on ne choisissait pas sonmanger, et que mon oncle en porterait le péché. Desfois, quand Lajarthe était là, et que nous parlions dela politique, ou de choses de la religion, ou des curés,Gustou lui disait: Vous ne vous signez pas, Marion?
Mais elle se mettait à rire, et disait qu’elle enavait entendu d’autres, et qu’elle ne se troublait passi facilement. Son grand refrain était, que les curéssont des hommes comme les autres.
Par exemple, comme elle l’avait de coutume, ellevoulait être maîtresse dans la maison, pour leschoses qui regardent les femmes, et les gouverner àsa façon. Mais comme elle était bonne servante d’ailleurs,et que tout allait bien, mon oncle lui laissaitcouper le farci, comme on dit.
Moi, ce qui ne faisait pas mon affaire, c’est que jene voyais plus Nancy aussi souvent. Je cherchaisbien toutes les occasions de la rencontrer, mais cen’était jamais que pour un petit moment; en passantdevant la Borderie, ou le long d’un chemin lorsque j’allais porter de la farine ou chercher du blé. Je luiavais enseigné à reconnaître une batterie de coups defouet, et lorsqu’elle l’entendait, si elle était par là,elle se montrait, quelquefois de loin, mais j’étais contenttout de même. Je voyais bien, d’ailleurs, qu’elleavait du plaisir que je fusse occupé d’elle parcequ’elle ne se laissait pas parler le dimanche par lesautres garçons. Mais où je le connus tout à fait,c’est un jour que je l’avais trouvée dans le chemin dePuygolfier. Tout en causant, je lui dis: Et ce cacalou,Nancy, je gage que vous l’avez perdu?
— Non point, fit-elle, je l’ai toujours.
— Faites-le moi voir donc?
— Puisque vous avez pensé ça, vous ne le verrezpoint.
Mais enfin, après l’avoir bien priée, elle me montrala petite noix nouée dans le coin de son mouchoir.
Une autre fois, j’étais seul au moulin; mon oncleétait allé à Cubjac, et Gustou avait été reporter de lamouture. Pour raccoutrer quelques mailles de deuxverveux que je voulais poser le soir, j’étais montédans la chambre de mon oncle chercher du fil, lorsqu’en descendant j’entendis au-dessous du moulin lebattoir d’une lavandière qui tombait fort sur le linge.Par une petite chatonnière, j’épiai: c’était Nancy.Elle était agenouillée sur la paille, devant une grandepierre plate qui servait de banche et elle lavait sonlinge, assise sur les talons, penchée en avant, la poitrineferme et ses fortes hanches saillant sous le cotillon. Ses manches retroussées jusqu’au coude, laissaient voir ses bras ronds et forts qui aplatissaient lelinge comme une crêpe en faisant jaillir l’eau au loin,et le tordaient ensuite comme si c’eût été un grosécheveau de fil. Je n’ai jamais aimé les femmesmièvres, car je ne compte pas Mlle Masfrangeas;il m’a toujours semblé que la beauté n’existepoint sans la force et la santé. En voyant ainsi celle que j’aimais, je me disais qu’il naîtrait d’elle une racerobuste et santeuse, et sur cette pensée, je me laissaialler à la regarder longuement. Elle croyait que jen’étais pas au moulin, d’autant mieux que je lui avaisdit la veille que j’irais en route, et tout en lavant, ellechantait à demi-voix. Au bout d’une heure, elle eutfini, et comme son mouchoir s’était détaché, elle regarda de côté et d’autre et ne voyant personne,l’ôta pour se recoiffer. Mais il lui fallut arranger sescheveux défaits: en deux tours de mains, elle torditet roula derrière sa tête cette lourde masse qui luitombait sur le cou et remit son mouchoir. Puis elle sereleva, mit le linge sur son épaule, et s’en alla.
Le surlendemain, de notre jardin je la guettai, etlorsque je la vis suivre le sentier qui traverse lacombe, pour venir à la fontaine, j’y fus aussitôtqu’elle. Je me mis à badiner un peu sur les chansonsqu’elle avait chantées, et je lui fis des complimentssur ce qu’elle chantait bien. Elle me regarda étonnée,puis, ayant compris, elle devint rouge et me dit:Alors, vous étiez au moulin, l’autre jour? Vous aviezpourtant dit que vous deviez aller en route. Oui, luirépondis-je, mais Gustou avait besoin d’aller au bourget il m’a remplacé; et je me mis à rire.
Mais elle resta sérieuse, et me dit que ce n’étaitpas bien de l’avoir épiée, comme ça. Il faut direqu’autrefois, nos filles n’aimaient guère à se laisservoir sans coiffure; il leur semblait que d’être nu-têteça n’était pas bien honnête. Je pense que cette idéevenait anciennement des curés, car le nôtre prêchaitquelquefois qu’un apôtre, je ne sais lequel, avait ditdans les temps que les femmes devaient toujoursavoir la tête couverte, surtout en priant Dieu. Maisque ce soit çà ou non, Nancy était mortifiée de savoirque je l’avais vue les cheveux défaits. Aujourd’hui,les femmes s’en vont bien tête nue et n’y font guèreattention, sinon lorsqu’elles vont à l’église, car alors elles se couvrent toujours, soit d’un mouchoir ou d’unbonnet, et les vieilles d’une coiffe.
Je raconte comme ça tout ce qui se passait entreNancy et moi; je sais que ce n’est pas rien de biencurieux, et qu’il en est arrivé autant à d’autres. Maispeut-être il y en aura des vieux qui, voyant ceci, serappelleront avec plaisir leur jeunesse. Pour moi, enle racontant, il me semble revenir à ce temps heureux.
Notre petite fâcherie, ou pour mieux dire celle deNancy, ne dura pas longtemps, car elle était tropbonne pour faire de la peine à quelqu’un qui l’aimait.Il arriva bientôt une affaire qui nous attacha davantagel’un à l’autre, ou du moins força ma bonne amieà le montrer un peu plus.
Nous étions en 1849, et au mois de mai. Dans lespremiers jours, la mère Jardon fut à Négrondes, oùelle avait une sœur mariée, pour la vôte qui tombele 9 de ce mois-là, et elle y mena Nancy. Moi quisavais ça, je m’y en allai aussi, et je me promenaibien du temps avec elle, après quoi nous fûmesdanser. Il y avait dans le bal un garçon maréchal,de Sorges, grand mauvais sujet, qui dansa une contredanseavec Nancy en faisant le faraud et le joli-cœur,comme il y en a. Mais elle ne voulut plus danseravec lui, quoiqu’il fût venu la demander plusieursfois. Comme moi je dansais souvent avec elle, il vintme taper sur l’épaule en disant:
— Sors un peu, farinier, j’ai deux mots à te dire.
— Et qu’est-ce que tu me veux, brûle-fer?
— Ce que je te veux, c’est que je te défends deplus danser avec cette grande fille, qui est chez lesJardon.
— Et de quel droit? lui dis-je.
— Parce que je ne le veux pas.
— Méchant goujat! et c’est toi qui m’empêcheras?
— Oui, et si tu y reviens, tu auras à faire à moi!
— Alors, comme je veux la faire danser toutd’abord, lui répondis-je, j’aime autant avoir à faire àtoi de suite: allons dans le pré, là derrière,
Une fois dans le pré, nous posâmes nos vestespour ne pas les gâter, et les coups de poings et lescoups de pieds commencèrent à rouler. Après uninstant, je vis que ce grand gaillard n’était pas siterrible qu’il voulait en avoir l’air. Il était dans unecolère noire et rageait, mais ça ne l’avançait à rien.Moi j’étais en colère aussi, mais je voyais tout demême mon affaire. À un moment où il m’avait manquéje lui ajustai sur un œil un coup de poing quilui fit voir trente-six chandelles, et en même tempsun grand coup de pied dans l’estomac qui le démonta.Sur ce coup, je me jetai sur lui et l’empoignai à bras-le-corps.Il se défendit bien tant qu’il put, mais enfinale, je le couchai tout du long sur l’herbe et, tombantsur lui, je le tins sous moi.
— Et à présent, lui dis-je, m’empêcheras-tu dedanser avec qui il me plaira?
— Voleur de meunier! cria-t-il, et il se mit à sedébattre, et à chercher à se relever, mais voyant qu’iln’y arrivait pas, il me mordit au bras.
Ah! cette fois la colère me monta tout à fait. Jele pris par le cou, et je lui mis un genou sur le ventre:Canaille! puisque tu mords comme un chien, jet’étrangle comme un chien!
Lorsqu’au bout d’un instant je le vis tirer lalangue, je le laissai et, reprenant ma veste, je m’enallai.
— Tu me la paieras! dit-il, lorsque je fus loin.
En rentrant dans le bal, j’allai vers Nancy quiétait pâle, assise sur une chaise.
— Vous venez de vous battre avec ce vaurien, jel’ai bien connu.
— Je l’ai un peu secoué, lui répondis-je, parce qu’ilvoulait faire l’insolent: ce n’est rien.
— Sortons, fit-elle, allons chez ma tante.
— Dansons cette bourrée avant, ma Nancy.
Après la bourrée, je l’accompagnai jusque chez satante, comme elle appelait la sœur de sa mère nourrice,et en chemin elle me fit raconter ce qui s’étaitpassé. Alors elle me pria de m’en aller avant la nuit,de crainte que ce grand penlant ne m’attendît dansles chemins pour me donner quelque mauvais coup.Moi, qui avais compté passer la soirée à nous promeneret à danser avec elle, ça ne m’allait pas du tout,mais elle me dit que ça ne me servirait de rien derester, parce qu’elle ne sortirait plus de chez sa tante.
Je me décidai alors, et je lui dis que j’allais m’enaller, mais à la condition qu’elle m’embrasserait.Nous étions dans un chemin creux, derrière les haies,et personne par là: elle ne dit rien, et alors la prenantdans mes bras, je l’embrassai deux ou trois fois,tandis qu’elle fermait les yeux à demi, et je m’en allai.
Tous ces caquetages que nous avions ensemble,par-ci, par-là, et mes petites ruses pour rencontrerNancy, ne pouvaient faire autrement que d’être vus.Mon oncle s’en doutait bien, mais il ne faisait semblantde rien. La mère Jardon s’en était aperçue dèslongtemps; mais comme elle savait sa fille sage, ellene lui en avait pas parlé. Mais lorsque le vieux Jardons’en donna garde, ça fut le diable. Comme il étaitd’un caractère dur et rude, la pauvre Nancy n’étaitpas à noce. À l’entendre, et c’était sa principale raisond’avare, comme j’avais du bien, je ne pouvaisvouloir que m’amuser d’elle qui n’avait rien, et lalaisser ensuite. Et il lui disait qu’elle n’aurait que cequ’elle méritait en m’écoutant; qu’on la montreraitau doigt; enfin, un tas de mauvaises raisons, et deméchantes prédictions. La pauvre fille ne me disaitrien de tout ça, mais je la trouvais triste et je ne savaisque penser.
Sur ces entrefaites, Gustou, rentrant un jour de tournée, me dit qu’il avait vu, dans les Bois-Noirs,Nancy qui gardait ses brebis, et que M.Silain, quichassait par là, s’était arrêté longtemps à luiparler.
Là-dessus je me dis que bien sûr, ce grand mange-toutla pourchassait; ça me mit en colère contre lui,et je me promis de le savoir au juste avant peu. Pource qui est d’elle, je n’avais aucun doute; il n’y avaitqu’à la voir pour connaître que c’était une honnêtefille, incapable d’écouter un autre homme que celuiqu’elle aimait, et il fallait être une vieille méchantebête, comme le père Jardon, pour faire de mauvaisessuppositions sur elle.
Pour savoir à quoi m’en tenir sur M.Silain j’épiaiNancy, et trois ou quatre jours après, ayant vu où ellemenait ses bêtes, j’y fus par un chemin détourné.Elle fut étonnée tout d’abord; mais je lui dis quej’allais voir si la bruyère était bonne à couper dans unbois que nous avions par là, et nous nous mîmes àcauser. J’étais là depuis un moment accoté contre ungros châtaignier, quand tout d’un coup les brebisarrivèrent au galop, épeurées, et puis se retournenttout d’un coup, firent front toutes à la fois du côtéd’où elles venaient, comme c’est la coutume de cesbêtes. Nancy qui était en face de moi leva la tête etme dit assez bas: C’est M.Silain et ses chiens.
Lui approchait, ne me voyant pas, et lorsqu’il futtout près, il dit sur un ton aimable:
— Hé bien! petite Nancy! es-tu toujours méchante?
En ce moment, il dépassa le châtaignier et me vit.Il devint rouge comme la crête d’un coq.
— Ha! ha! maître Hélie, tu cours après les bergères!
— Mais au moins, Monsieur Silain, lui répondis-je,en riant, c’est de mon âge.
Il resta étonné comme un fondeur de cloches, et tout d’un coup s’en retourna en marronnant dans samoustache.
Quand il fut loin, Nancy se mit à pleurer, pensantà ce qu’il allait dire par vengeance et dépit; maisje la consolai en l’assurant qu’il ne dirait rien, decrainte que je ne parle aussi, et que d’ailleurs il yavait un moyen d’arrêter sa mal voulance.
Depuis le jour où je l’avais vue laver à la rivière,l’idée du mariage m’était venue tout à fait, et je medisais tous les jours qu’il ne se pouvait trouver dansle pays, une fille aussi honnête et bonne ménagèrequ’elle; sans compter qu’il n’y en avait pas d’aussibelle et aussi forte. Elle n’avait rien, c’est sûr, il fallaitla prendre nue, comme on dit; mais, au dire demon oncle, les femmes pauvres font souvent lesbonnes maisons, tandis que les femmes riches lesruinent quelquefois.
De la savoir aussi tracassée par ce vieux Jardon,qui n’avait pas plus de cœur qu’une pierre, ça mefaisait de la peine:
— Écoute, ma Nancy, lui dis-je en la tutoyantcomme autrefois, j’y ai pensé souvent depuis quelquetemps, et toujours je me suis dit que je ne pouvaismieux faire que de te prendre pour femme.
— Ô! fit-elle, je ne suis qu’une pauvre fille sansparents ni bien, une bâtarde recueillie par charité;comment cela pourrait-il se faire!
— Ça se fera facilement, si tu m’aimes.
— Pour ça, dit-elle, vous le savez bien. Mais queva-t-on dire de moi? Que pensera votre oncle? Queje suis une fille rusée qui ai tout fait pour vous attirer!
— Mon oncle pense mieux de toi, répondis-je:ainsi ne pleure plus, dès ce soir je lui en parlerai.Demain, je m’en vais de bonne heure, mais tu connaîtrasque tout va bien par ce moyen: j’ôterai lechapeau de sur la tête de l’homme de paille qui estdans notre jardin pour faire peur aux oiseaux.
Mon oncle se mit à rire tout doucement, lorsque jelui parlai de ça, comme un homme qui s’y attend. Ilme dit que puisque j’y avais bien pensé, qu’il donnaitde bon cœur son consentement, et qu’il nerestait plus qu’à avoir celui du père Jardon et celuides Messieurs de l’hospice. Nous causâmes longuement le soir de ça, et ce qui me faisait plaisir, c’estde voir tout le bien qu’il pensait de Nancy: moi j’enpensais tout autant, mais je n’osais pas le dire.
Le lendemain, j’allai dans le jardin de bonneheure, et d’un coup de pierre, je jetai bas le chapeaude l’épouvantail; puis après avoir bu un coup de vingris, je m’en allai en route bien content.
Dans la journée mon oncle trouva le vieux Jardonet lui parla de l’affaire. Il y en a qui croiraient qu’ilse pressa de toper, mais il n’en fut rien; c’était uneoccasion de tirer quelque chose pour lui et il n’ymanqua pas. Oh! sans doute, il était bien content devoir sa fille prendre un bon parti, un parti qu’elle nepouvait pas espérer, n’ayant rien; c’était bien del’honneur qu’on lui faisait; seulement, il y avaitbeaucoup de si et de mais. Si, plus tard, je venais àme repentir d’avoir pris une femme pauvre, et que jela rendisse malheureuse, il en aurait, lui, Jardon, laresponsabilité, n’est-ce pas? Il ne disait pas que çaserait, mais enfin ces choses s’étaient vues. Et puis,si Nancy venait à retrouver ses parents, qui devaientêtre riches, puisqu’on lui avait mis dans ses bourrassesla moitié d’un ancien louis d’or, en la portantau tour; oui, si quelqu’un ayant des centaines demille francs, venait confronter l’autre moitié du louisà celle qu’elle avait à son collier; n’aurait-on rien àlui dire, à lui son père nourricier, de l’avoir mariéesitôt? car enfin elle était jeune encore et rien nepressait.
Bien entendu, mon oncle n’avait pas grand mal àrembarrer les mauvaises raisons de Jardon, mais ça n’était pas les vraies. Le bonhomme se travaillaitpour tâcher de profiter de la bonne aubaine de safille.
Ce n’est pas qu’il fût foncièrement mauvais, àfaire du mal par plaisir, mais il était méfiant, durcomme le fer, et avare.
Ces défauts se rencontraient assez souvent cheznos anciens qui ont tant souffert, et qui ont si péniblementamassé sou par sou, le peu qui nous a faitsindépendants. Durant des siècles, la misère dupaysan l’a rendu insensible aux misères d’autrui; onne songe guère à plaindre celui qui n’est ni plus nimoins malheureux que soi. Il était obligé de cacherle peu qu’il possédait, pour le soustraire aux brigandagesde ses maîtres, et, pour l’augmenter, il luifallait s’ôter le morceau de pain de la bouche, commeon dit. Et puis il a été si souvent et si méchantementtrompé, que la méfiance est devenue chez luiune seconde nature. En vérité, quand on songe quedepuis deux siècles et demi, le paysan attend envain la réalisation de la grandissime gasconnaded’Henri IV, la poule au pot, on peut lui pardonnerd’être méfiant. Ces défauts, nés de notre antiquemisère, passés dans le sang, et accrus de père en fils,deviennent quelquefois choquants chez ceux qui nesont pas trop bons naturellement, comme le vieuxJardon. Mais, chez la plupart de nous, ils font, maintenantque nous avons un peu surmonté les difficultés,des hommes sobres, durs à la peine, économes,et prudents d’ordinaire, quoique nous laissantpiper quelquefois, surtout pour la politique.
Après avoir dit ses mauvaises raisons, Jardon futbien obligé de laisser entrevoir les véritables. Ilcommença à se lamenter: Voilà, sa femme avait priscette petite à l’hospice après la mort de son dernierenfant, elle l’avait nourrie, élevée et soignée commesi c’eût été sa fille; et de fait lui et sa femme l’aimaient autant que si elle l’eût été de vrai. Et maintenantqu’ils devenaient vieux, elle allait les quitter;les abandonner; qu’est-ce qu’ils allaient devenirà cette heure? Si elle s’était mariée avec un travailleurde terre, par les moyens de ce gendre quiserait venu chez eux, ils auraient pu prendre unebonne métairie et se tirer d’affaire.
Après avoir écouté toutes les lamentations deJardon, mon oncle lui dit que ce qu’il redoutait pourNancy pouvait lui arriver aussi bien avec un autresans le sou; que tout bien tourné et retourné, ilvalait mieux pour elle et ses père et mère nourriciers,qu’elle épousât un garçon qui l’aimait, et avait quelquebien, car les uns et les autres pouvaient s’en ressentir.Au reste, ajouta-t-il, il faut voir ces Messieurs de l’hospice de Périgueux, c’est d’eux que çadépend, et je vais leur en faire parler par Masfrangeas.
Cette annonce fit de l’effet sur Jardon, et lorsquemon oncle le quitta, il protesta qu’il était bien contentde cette affaire, mais qu’enfin les enfants nedevaient pas être ingrats envers leurs vieux qui lesavaient élevés, et les abandonner à la misère, surleurs derniers jours.
Le soir, avec mon oncle, pour arranger tout, nousconvînmes de mettre les Jardon dans le petit bien duTaboury qui me venait de la Mondine, et de leur enlaisser la jouissance. Je le faisais principalementpour la vieille, qui était une bonne femme qui aimaitbien sa fille; si ce n’eût été que pour Jardon, je nel’aurais pas fait. D’ailleurs, depuis que nous avionsacheté de M.Silain, il fallait de toute force, mettre àla Borderie des métayers un peu forts; Jardon et safemme ne pouvaient travailler ce bien.
Le lendemain, j’épiai Nancy, et lorsque je la visaller à la fontaine j’y fus aussi. Je fus tout étonné dela trouver bien triste et les yeux rouges. Lui ayant demandé la cause de ça, elle me dit que Jardons’était bien fâché après elle, et que de toute la soirée,il n’avait décessé de ramoner des histoires d’enfantsingrats et de vieux parents abandonnés dans lamisère. Et puis, dit-elle, lorsque je suis sortie hiermatin, et que j’ai vu le chapeau sur la tête de l’hommede paille, ça m’a donné un coup, et je m’en sensencore.
— Comment ça, le chapeau? mais je l’ai jeté àterre hier matin.
Et me retournant, je vis le bonhomme coiffé.
— Ho! Nancy, lui dis-je, ris, ma petite, ris, tout vabien: c’est sans point de doute notre Marion, quivenant au jardin après moi, aura remis le chapeau.
Et la prenant dans mes bras, je l’embrassai touteheureuse.
Puis après je lui dis que Jardon n’était pas si terribleque ça, qu’elle n’avait qu’à lui dire seulementque nous avions convenu mon oncle et moi, de lemettre au Taboury, sans lui demander notre part derevenu, et que ça l’adoucirait. Il s’adoucit, en effet;mais pour en finir sur cet article, lorsque tout futdécidé, il vint pleurer près de mon oncle, disant quele bien ne portait pas assez de blé pour les nourrir,et qu’il n’y avait que deux noyers, de manière qu’illui promit par chacun an, trois quartes de fromentet quatre pintes d’huile. Lorsqu’il eût la promesse,il était plus pressé, je crois, que nous, de voir fairele mariage.
Au moment où nous allions convenir de l’époque,il arriva à Gustou un accident qui nous retarda. Lepauvre diable, en descendant d’un grenier d’une pratiqueavec un sac de blé, tomba et se démit l’épaule.On nous le ramena un lundi, vers la nuit, dans cetétat. Après que nous l’eûmes déshabillé et couché,mon oncle me dit de prendre la jument et d’allervitement quérir le médecin de Savignac.
— Écoutez, Sicaire, dit Gustou, ça n’est pas unmédecin qu’il me faut.
— Comment! dit mon oncle en plaisantant pourle rassurer un peu, car il était épeuré; alors c’est unavocat que tu veux?
— Non, mais voyez-vous, j’aime mieux quelqu’unplus: les médecins ne voient pas souvent d’affairescomme ça; il faut quelqu’un qui l’ait d’habitude.
— Alors, tu veux le sorcier de Prémilhac?
— Si c’était pour une maladie autrement, dans lecorps, il serait bien bon; mais pour remettre un bras,ce n’est pas son affaire.
— Et donc, qui veux-tu?
— Écoutez, nous dit-il, c’est un peu loin, maisHélie fera bien ça pour moi. Il y a de vers Rouffignac unhomme qui m’aura arrangé le bras dans trois minutes,c’est Labrugère. Il n’y a pas son pareil dans dixdépartements, et on vient du diable le chercher. Onle trouve tous les mardis au marché de Thenon, demanière qu’en partant cette nuit, Hélie, tu y serasdemain matin de bonne heure, pour lui parler lepremier. Il se tient sur la place devant l’église, ou àla petite auberge qui est en face; tu n’as qu’à allerlà tout droit, on te le fera voir.
Je m’en fus de suite donner la civade à la jumentet je revins souper.
Après je mis la selle sur ma bête, j’attachai unelimousine en travers, devant, et je partis sur le coupde huit heures.
En passant devant la Borderie, j’appelai Nancy quiarriva bien vite, étonnée de me voir partir à chevalà cette heure. Je lui dis où j’allais et pourquoi, et,me penchant vers elle, je l’embrassai, puis je continuaimon chemin.
Je passai par Coulaures, et de là, je pris par levillage du Terrier pour aller passer l’Haut-Vézère àTourtoirac. Dix heures sonnaient lorsque je fus sur le vieux pont en dos d’âne, où il y avait dans le tempsun saint dans une niche. Depuis, on l’a démoli, cepont, je ne sais pourquoi; mais il y a des gens quiont comme ça la manie de renverser tout ce qui estvieux. Il était pourtant bien assez grand pour lemonde qui passait dessus, le pauvre pont, et il étaitun peu plus joli que celui qu’on a fait en place:enfin!
En passant entre les parapets bâtis avec des anglesde refuge, je pris garde que je n’entendais sonnerque trois fers sur le pavé. Je descendis, et, levant lespieds de ma jument, je vis qu’elle avait perdu un ferde devant, ce qui n’était pas bien étonnant dans cesmauvais chemins pierreux où j’avais passé. Je m’enallai tout droit, voyant cela, chez un de nos parents,qu’on appelait le grand Nogaret, parce qu’il avaitcinq pieds six pouces, et, cognant à la porte, jel’éveillai.
Il vint tout en chemise ouvrir, et quand il me vit,il s’écria: Hé! c’est toi, Hélie! est-ce qu’il est arrivéquelque chose, au Frau?
— Gustou s’est démis une épaule, et je vais àThenon chercher Labrugère; mais la jument a perduun fer, et il me faut le faire remettre: viens avec moichez le faure, je ne sais où c’est.
— Attends que je mette mes culottes, fit-il.
Le faure n’était pas chez lui, mais sa femme nousdit qu’il devait être à l’auberge, chez Devayre. Il yétait, en effet, qui jouait à la quadrette en buvant duvin blanc. Il voulait finir sa partie; mais le grandNogaret lui expliqua que ça pressait et pourquoi;alors il donna son jeu à un qui regardait derrière lui,et vint avec nous.
Il fallut allumer la forge, ajuster un fer, le poser,tout ça prit du temps, en sorte qu’il était plus de onzeheures quand je partis de Tourtoirac.
— Quand tu seras entre Chourgnac et Saint-Orse, à la cafourche du chemin de la Germenie, me dit legrand Nogaret, méfie-toi.
— Je n’ai guère d’argent, et puis j’ai une bonneréponse pour ceux qui me demanderaient: la bourseou la vie! lui répondis-je en montrant le bon bâtonferré qui pendait à mon poignet par une lanière decuir.
Je m’en allai tranquillement: il faisait un petit clairde lune et le temps était doux. Chemin faisant, jepensais à Nancy, à notre prochain mariage, et je metrouvais bien heureux de prendre une fille comme ça.Quand je venais à la comparer aux autres de ma connaissanceque j’aurais pu fiancer pour être de mêmeposition que chez nous, comme la fille de Mathet,du Taboury, ou la grosse Rose de chez Latour, deCoulaures, ou Mariette Brizon, de Nanthiat, ouFélicité de chez Roumy, ou la jolie Nanon Férégaudie,de Corgnac, qui aimait tant les rubans et lacontredanse; je me disais qu’aucune de celles-là nid’autres ne lui venaient à la cheville.
Quelques milliers de francs apportés dans unemaison, s’en vont vite lorsque la femme ne sait gouverner,ou qu’elle est dépensière. L’argent ne gâterien, c’est sûr, mais il faut regarder premier à laconvenance, et puis après s’il y a de l’argent, tantmieux; s’il n’y en a pas, tant pis: pourvu qu’onpuisse vivre en travaillant, c’est tout ce qu’il faut.Pour moi, j’étais heureux de faire une petite positionà celle que j’aimais, et je voyais déjà ma chère promisemettant tout bien en ordre chez nous, faisantla maison riante, et rendant tout son monde content etheureux, même les bêtes, même la pauvre Finetteque Marion ne pouvait souffrir dans la cuisine, encorequ’elle vînt de chasser.
Ces pensers agréables me faisaient couler vite letemps. En passant à Chourgnac, je ne vis aucunelumière, excepté celle de l’église qui pointait à travers les vitraux, bien faiblement. Tout le bourgdormait. On se couche de bonne heure dans cespetits endroits, on s’y lève de même, et on y met lanuit à profit. Dans le cimetière, autour de l’église,tout était tranquille. Presque point de pierres, maisdes croix plantées au milieu des hautes herbes marquantles fosses. Ceux qui sont là, me pensais-je,dorment aussi, et dorment bien. C’est là qu’il nousfaut tous venir nous coucher un jour, riches oupauvres, heureux ou malheureux, et nous confondreet mêler à la terre, jusqu’à ce point qu’on ne puisseretrouver un peu de poussière de nous. Et commetoutes mes idées se tournaient toujours vers Nancy,je songeai qu’un jour, nous serions couchés tousdeux dans le cimetière de chez nous, à côté de monpère, de ma mère, et que nous mêlerions notre poussièreà celle de tous les Nogaret enterrés là depuisune centaine d’années. Au moins, me disais-je, pourvuque ce soit après que nous aurons élevé nos enfants,lorsque nos cheveux auront blanchi; alors, à la gardede Dieu: après une longue vie de travail, il faut sereposer.
En rêvassant ainsi, j’arrivai à Saint-Orse, ayantdépassé, sans m’en donner garde, la cafourche dontm’avait parlé le grand Nogaret. Les hautes muraillesde l’ancien château se dressaient en noir sur leciel, dominant la petite combe aux prés verts, d’oùmontait une bonne odeur d’herbes mûres. Il était uneheure et demie à peu près, lorsque je traversai lebourg. Au bruit des pas de ma jument, un âne se mità brâmer au fond d’une étable et ce fut tout ce quej’entendis. Continuant ma route, je ne marchais pasvite, préférant ménager ma monture, sachant qu’ilme faudrait attendre assez longtemps à Thenon.
À partir de Saint Orse, on traversait un pays quin’était guère beau, ni encore. C’était des bois dechêne repoussant sur les vieilles souches, chétifs et espacés, parce que, dans ce pays de causse, il n’y apresque point de terre, et les racines ne pouvant s’enfoncer,sont obligées de s’étendre dans la mincecouche qui couvre la pierre. On faisait en ce tempsde bons bouts de chemin, sans trouver une maison.Depuis il s’en est bâti quelques-unes sur des défrichesplantées de vignes, dans les moins mauvais endroits,ou sur le bord des nouveaux chemins, dans lesquellesdemeure quelque cantonnier. Mais ça nevaudra jamais les bons pays des rivières de la Loue,de l’Isle et de l’Haut-Vézère, entre Excideuil etPérigueux.
En passant à la Font-del-Naud, je sentis le froid dumatin et je mis ma limousine sur mes épaules. Le coqde la maison chantait à pleine gorge, et alentour,dans les maisons écartées, d’autres coqs lui répondaient.On entendait sur la terre sèche, sonner lessabots de quelque métayer allant à la grange donneraux bœufs; et au loin, du côté de Gabillou, tintaitl’Angelus à une cloche fêlée. Le jour commençait àpointer sur ma gauche vers Azerat, tandis que j’étaisau milieu du mauvais chemin qui montait à Thenon.Lorsque je fus en haut du bourg, quelques maisonscommençaient à s’ouvrir; on se levait de bonneheure, à cause du marché. Je descendis du côté del’église, et j’allai à l’auberge que Gustou m’avait enseignée.Les gens étaient levés déjà, et on mettaitles marmites au feu, à seule fin que la soupe fûtprête de bonne heure. Après avoir mis ma jument àl’écurie, je revins à la cuisine pour me chauffer unpeu. Quand on a voyagé comme ça la nuit, sans dormir,on est, quoiqu’il fasse beau temps, tout demême un peu gourd. Les gens de la maison me direntque Labrugère arriverait vers les huit heures, etsur ça je me mis à boire le vin blanc avec l’aubergiste.Tout en buvant, il me demanda de quoi ils’agissait; et lorsque je lui eus dit que notre garçon s’était démanché une épaule, il me versa à boire endisant: Ça n’est rien pour Labrugère, dans un tourde main il aura remis tout en place:
— À votre santé!
Il n’y en a point de pareil à lui pour ces choses-là,ajouta-t-il, pas plus à Bordeaux ou à Limoges qu’àPérigueux; ça vient de famille: son père était aussides plus adroits.
— À la vôtre!
— Il n’y a jamais eu, voyez-vous, de médecinsdans le pays pour arranger un membre cassé oudémis, comme les Labrugère.
Je le croyais sans peine, car en ce temps-là, il yavait dans nos campagnes des gens qui se disaientmédecins et qui n’étaient que de mauvais drogueurs,saignant les gens à pleines cuvettes, et ne sachantguère rien faire de plus, ne l’ayant point appris. J’enai connu un, qui avait raccommodé de travers lebras d’un enfant, de sorte que le dedans de sa maintournait en dehors.
Il aimait assez le vin blanc, l’aubergiste: Encoreun verre, dit-il, mais je le remerciai en lui disant:Vous ne le plaignez pas! — Ma foi, dit-il, cette annéenous avons plus de vin que d’eau; le puits de laplace est à sec et il faut aller au diable chercher l’eauavec des barriques.
C’est vrai que l’eau est rare dans cet endroit-là, etj’ai ouï dire que la même eau de vaisselle y sert quinzejours; mais peut-être on dit ça pour rire.
Cette cuisine était pleine de mouches qui bruissaientréveillées, dans les paquets de fougères pendusau plafond, et couvraient la table; c’était déplaisant.Je sortis pour me secouer un peu: les marchandsforains commençaient à arriver, portant leurs marchandisessur des charrettes ou à dos de mulet. Ilsarrivaient de Montignac, de Rouffignac, de Périgueux.Leurs bancs étaient plantés par le placier; et aussitôt arrivés, ils déchargeaient leurs marchandises,les arrangeaient sur des planches, mettaient unetoile sur leur banc en cas de pluie et pour le soleil,et s’en allaient déjeuner afin d’être prêts au momentde la grande poussée.
Vers les huit heures je m’en allai sur le foirail desbœufs, pensant que peut être j’y trouverais mononcle Gaucher, d’Hautefort. Il n’y était pas encore,mais comme je m’en retournais pour ne pas manquerLabrugère, je le vis qui arrivait par le chemin d’Azeratavec une bande de veaux entravés, qu’il conduisait avec mon cousin l’aîné. Ils furent bien étonnésde me trouver là, et lorsque je leur en eus dit lacause, mon oncle approuva fort Gustou de n’avoirpas voulu de médecin, vu qu’il n’y en avait pas danstoutes nos contrées d’aussi capable que Labrugèrepour ces choses-là. Après que les veaux furent attachésaux barrières, mon cousin resta devant, et mononcle vint avec moi à l’auberge. Comme nous étionslà, devant la porte, nous vîmes venir Labrugère sursa mule. C’était un grand bel homme d’une bellefigure, et qui n’avait pas l’air sot. Mon oncle l’abordatandis qu’il mettait pied à terre, et lui dit qu’onavait besoin de lui au moulin du Frau, pour le garçonqui s’était démis une épaule, et que j’avais marché toute la nuit pour venir le quérir.
— Et où est-ce le Frau? dit-il.
— Au-delà de Coulaures, à une heure de chemin.
— Ça n’est pas tout près.
Après cela, il me fit raconter comment c’était arrivéet quand, et ce que sentait notre garçon. Lorsque jelui eus bien tout expliqué, il nous dit: Ça ne serarien. Je vais bien soigner ma mule, faites en autant devotre bête, puis nous déjeunerons et nous partirons.
Ce qui fut dit fut fait. Pendant que nos bêtes,mises à part, mangeaient un bon picotin de civade,nous entrâmes à l’auberge déjeuner tous les trois.
Tandis que nous étions là, un homme rentra etdemanda à Labrugère s’il ne pouvait pas venir chezlui pour sa femme qui s’était foulé un pied. Lorsqu’ileut ajouté qu’il demeurait du côté de la Forêt-Barade,au Four-de-Marty, Labrugère lui dit qu’il avaitpour le moment quelque chose de plus pressé, maisqu’il y passerait le lendemain matin en s’en retournantchez lui, à Barre, et d’ici là d’arroser le piedd’eau fraîche et d’y tenir des linges mouillés.
Après déjeuner, mon oncle s’en fut au foirail, etLabrugère et moi, bridant nos montures, nous partîmesau moment où les gens arrivaient à pleinschemins.
En descendant la côte, Labrugère me demanda oùj’avais passé pour venir. Lui ayant expliqué monchemin, il me dit alors qu’il valait mieux aller passerl’eau au gué du moulin, au-dessous de Sainte-Yolée,au lieu de Tourtoirac, et que ça nous raccourcirait.Quand nous fûmes donc à la Font-del-Naud, nousprîmes par le village de la Rolphie, de là à Goursac,et après, laissant Gabillou sur la gauche, nousallâmes passer sous le château de Vaudre.
Quand nous y fûmes, Labrugère dit:
— Voilà l’ancien château de mes cousins d’Hautefort.
Je fus un peu étonné, et je lui dis:
— De vos cousins?
— Oui, répondit-il, notre véritable nom n’est pasLabrugère, il est d’Hautefort. Mon grand-père s’appelaitBernard d’Hautefort, sieur de la Brugère, quiétait un bien de famille dans la paroisse de Limeyrat.À la Révolution, il quitta le de, et nous ne noussommes plus appelés depuis qu’Hautefort-Labrugère,et pour faire court on ne nous appelle plus queLabrugère. Mon grand-père Bernard fut maire deRouffignac, pendant la Révolution. C’était un crânehomme, mais il n’était pas bien riche et il eut beaucoup d’enfants qui furent pauvres par conséquent.Notre famille vient d’un bâtard du premier marquisd’Hautefort, appelé Charles. Son père, qui l’aimaitbeaucoup, l’avait établi au château de Chaumont,dans la paroisse d’Ajat, et puis ensuite dans le biennoble de Nadalou, près de Montignac. Ce Charles,de son vivant, fut lieutenant du Prévôt des Maréchauxà Sarlat, et son fils, qui s’appelait François, luisuccéda dans cette place. La famille était riche en cetemps-là, mais à force de se diviser entre les enfants,le bien s’éparpille et disparaît. C’est ce qui nous estarrivé; de manière que moi qui, en fin de compte,descends du même auteur et suis du même sang queles Messieurs d’Hautefort, je raccommode les membres,tandis que nos ancêtres communs les cassaient: voilàcomment vont les choses.
— Ma foi, lui dis-je, raccommoder les membres,ça vaut toujours mieux que de les casser.
Il se mit à rire: Sans doute, mais avec ça, quoiqu’onne soit plus que des paysans, on aime à serappeler qu’on vient d’une grande famille. Vous medirez que c’est de la fumée; je ne dis pas le contraire,mais en y regardant de près, tout est fumée, et nousne vivons que de ça.
Sur ma demande, Labrugère m’apprit que cettehabileté à remettre ou à raccommoder les bras,jambes, côtes et os quelconques, venait de sonbisaïeul, et que ce don de nature avait été transmis,avec des enseignements pratiques, à son grand-pèreBernard, qui avait à son tour enseigné son filsaîné; en sorte qu’il y avait en ceci, un don naturel,des secrets de famille et une habileté héréditaire.Mais, ni le bisaïeul, ni le grand-père, n’en faisaientpoint un métier; ils se bornaient à rendre service autourd’eux par bonté, allant même assez loin si on lesfaisait demander, tandis que lui-même et son pèreaussi vivaient de cet état.
Tout en caquetant, nous cheminions bon train etbientôt nous arrivâmes au gué du moulin dont je neme rappelle plus le nom. Ayant passé l’eau, nouspiquâmes droit sur Coulaures, en passant par Fosse-Landry.
Il était sur le coup de trois heures et demie lorsquenous arrivâmes au Frau. Aussitôt les bêtes débridées,je leur donnai du foin, et mon oncle arriva.
— Salut, dit-il, en donnant une poignée de main àLabrugère; je suis content de vous voir, car cepauvre Gustou se tourmente fort de la crainte quemon neveu ne vous ait pas trouvé. À présent qu’il aouï les pas des bêtes il doit être plus tranquille.
Nous montâmes de suite à la maison, où nousavions mis Gustou, au lieu de le porter dans sachambre du moulin, afin d’avoir plus de commoditépour le soigner.
— Voulez-vous boire un coup avant de le voir? ditmon oncle à Labrugère, quand nous fûmes dans lacuisine.
— Merci, non; après, je ne dis pas.
En entrant dans la chambre, Labrugère posa sonchapeau sur une chaise, et puis s’approcha du lit deGustou.
— Ah! ah! c’est vous qui avez fait cette bêtise?
— Eh! oui! fit piteusement Gustou.
— N’ayez crainte, nous allons arranger ça.
Et, soulevant doucement le pauvre Gustou, il nouslui fit ôter sa chemise, pour mettre l’épaule à nu.Puis il le plaça à moitié couché sur le coussin de manièreà le dégager du lit. Après cela, il prit le brasde la main gauche et l’éleva en l’air, tandis que desa main droite il tâtait l’épaule. Ses doigts nerveux,écartés, s’enfonçaient dans la chair, comme des instrumentsde fer. Il les relevait, les renfonçait, lesrapprochait, écartait de nouveau, comme qui joue dela vielle, et pressait fortement en de certains endroits. Pendant ce temps, Gustou geignait comme notremule quand on la sanglait un peu fort. Enfin, Labrugèreayant saisi le joint, pesa fortement de ses doigtsen une certaine place, où la marque en resta, ce quifit jeter un cri à Gustou; en même temps, de sonautre main, il fit faire un mouvement au bras qu’iltenait en l’air et le reposa sur le lit en disant:
— Voilà, mon garçon, ça y est.
Tout cela avait duré trois ou quatre minutes.
— Maintenant, nous dit Labrugère, il n’y a qu’àlui remettre sa chemise et à le laisser reposer. Maisil ne faudra pas qu’il fatigue son bras de quelquesjours.
Qui fut content, ce fut Gustou. Voyez-vous, Labrugère,dit-il, je vous ai envoyé chercher parce que jesavais bien qu’il n’y avait que vous pour une affairecomme ça. Maintenant, ajouta-t-il, je ne suis qu’ungarçon meunier, et je ne puis vous récompenser queselon mes moyens et non comme vous le mériteriez:mais écoutez, si jamais je peux vous rendre service,comment que ce soit, de jour ou de nuit, je le ferai,quand je croirais me démancher l’autre épaule.
— Merci, merci, mon ami, ça peut arriver que j’aiebesoin de vous. Mais à cette heure, il vous faut reposerparce que ça vous a secoué un peu. Allons, jereviendrai vous voir avant de partir.
En revenant dans la cuisine, Labrugère alla selaver les mains et dit: Hé bien, maintenant, si vousvoulez, je boirai bien un coup.
Après s’être rafraîchi, Labrugère voulait repartir,mais mon oncle lui dit: Écoutez, il vous vaut mieuxsouper et coucher ici; votre mule se reposera, et vouspourrez vous en aller demain de bonne heure si vousvoulez.
— Ma foi, dit-il, je veux bien. Quand je suis chezde braves gens, je ne fais pas de façons. Demainmatin je partirai à la pointe du jour, et, au lieu de passer par Thenon, je m’en irai tout droit chez cethomme du Four-de-Marty, en passant par Ajat; çame raccourcira.
Quand ce fut convenu, nous descendîmes au moulin,et mon oncle dit: De vos côtés, Labrugère, vousne connaissez guère les poissons, attendu qu’il n’y apar là en fait d’eau, que les mauvais lacs de la Forêt-Barade,qui sèchent l’été; il faut que je tâche devous en faire manger. Disant cela, il décrocha l’épervier:Ça n’est pas trop l’heure, mais manque d’autrechose, nous aurons toujours une poêlée de goujons.
En montant le long de l’eau, mon oncle tira quelquescoups d’épervier, mais il n’amena rien que quelquesacées et de mauvaises libournaises. C’est à rien faire,dit-il; descendons au-dessous du moulin, nous attraperonsdu goujon dans le courant.
Et, en effet, dans quelques coups il remplit à moitiéun crible que je portai à la maison.
Après cela, nous fûmes nous promener du côté dela Borderie, où pour lors, nous avions des maçonsqui montaient une grange. Comme nous étions là,devisant du travail, Nancy sortit, entendant dumonde, et dit le bonsoir en nous conviant à entrer.
— Merci, ma petite, répondit mon oncle, nousnous promenons un peu en attendant le souper.
— Voilà une belle drole, dit Labrugère à demi-voix.
— Oui, dit mon oncle, et, ce qui vaut mieux, elleest bonne et sage.
Tandis qu’ils regardaient les ouvriers, je m’enallai causer sur la porte avec Nancy, et je lui contaimon voyage, et que toute la nuit en cheminant, j’avaispensé à elle, tellement que le temps ne m’avait brinduré. Puis je lui dis comment en un rien de temps,Labrugère avait arrangé l’épaule de Gustou.
Tandis que je babillais avec elle, mon oncle s’étaitremis en chemin avec Labrugère, et il lui montrait une vigne que nous avions fait planter. Il n’auraitpas été honnête de laisser notre hôte; je dis bonsoirà Nancy, et je fus les rejoindre. Nous fîmes le tourdu bien, tout doucement, nous arrêtant souvent,comme on fait entre gens de campagne, pour regarderune pièce de blé, ou un pré bon à faucher,ou une chenevière, ou même des choux dans uneterre.
Ayant fait le tour, nous entrâmes à la maison etLabrugère fut voir Gustou, qui nous dit que ça allaitbien maintenant, qu’il avait dormi, et qu’il mangeraitbien un peu, s’il y avait moyen.
Quand il eut mangé et bu un bon coup, nous allâmessouper. Lorsque Marion avait vu que Labrugèrerestait, elle avait vitement tué un poulet, et l’avaitfait sauter emmi des artichauts. Avec les goujonset des haricots, ça faisait un bon petit souper decampagne. Labrugère se régala de goujons, seulementil remarqua qu’ils étaient éventrés, et ajoutaqu’il avait ouï dire qu’ils étaient meilleurs quand ilsn’étaient pas vidés.
— Ça dépend, dit mon oncle, il y en a qui les aimentavec les boyaux, mais ça les rend trop amers à mongoût. Et puis, c’est de la fiente qu’il y a dedans, etfiente de goujons ou fiente de bécasse, pour finirc’est toujours de la fiente. Il faut vous dire aussi quedans la maison, nous avons toujours eu, de père enfils, la coutume de vider les goujons, comme étantnous autres, venus de Brantôme. Et alors il nousexpliqua que l’hospice de Brantôme étant sur le bordde l’eau, on jetait par les fenêtres dans la rivière,les cataplasmes, les emplâtres et autres affaires desmalades, en raison de quoi, les goujons des graviersdu tour de la ville étaient bien gras, bien beaux,mais qu’il fallait les vider, parce que quelquefois, ilsavaient de la charpie dans le ventre.
Cette explication fit rire Labrugère aux éclats; il n’était pas, ni nous non plus, de ces mauvais petitsestomacs qui s’émeuvent pour si peu.
Après souper, Marion mit la dame-jeanne de pineausur la table, de l’eau-de-vie et de l’eau-de-noix,et nous devisâmes un moment, mon oncle fumant sapipe, et Labrugère prenant une prise de temps entemps; puis, tout le monde alla se coucher.
À la première chantée de notre coq, le lendemain,je me levai pour donner à la mule de Labrugère,puis je revins me coucher. Sur les trois heures, nousnous levâmes tous, et l’on but le vin blanc en cassantla croûte: il n’y a rien comme ça pour chasserla brume, quand on va en route le matin.
Quand la pointe du jour parut du côté de Puygolfier,Labrugère sortit avec nous; mon oncle lui donnaun louis d’or pour ses peines, il nous secoua la main,enjamba sa mule et partit.
Dès le même jour Gustou se leva. Il ne pouvaits’aider de son bras, il lui fallut le porter dans unmouchoir attaché autour de son cou; mais quinzejours après il n’y connaissait plus rien.
V
Le démanchement de l’épaule de Gustou nousavait un peu retardés pour les foins, de manière quela dernière charretée ne fut rentrée qu’à la mi-juillet.Quand ce fut fait, je dis à mon oncle, voir s’il n’étaitpas temps de penser à la noce. Mais il me dit qu’ilvalait mieux laisser passer le temps des métiveset celui des battaisons, parce que c’était un momentoù tout le monde était bien occupé, et que plusieurs denos parents et amis ne pourraient pas venir, rapportà ça. Il ajouta que par ainsi, il valait mieux remettrela noce après les vendanges, lorsqu’on aurait écouléet qu’il y aurait du bon vin nouveau, d’autant mieuxque notre dernière barrique qui n’était pas encore enperce, était un peu piquée.
Je convenais bien que c’était de bonnes raisons, maisça ne fait rien, c’était encore trois mois à attendre,et je trouvais que c’était bien loin. Va, me dit mononcle, c’est votre meilleur temps, c’est celui où on nevoit que les fleurs, et où tout rit aux amoureux. Quandil s’agit, vois-tu, de s’attacher pour la vie ça n’estpas une mauvaise chose de se bien connaître auparavant,de s’éprouver un peu, et de se montrer qu’ona une amitié solide qui se bonifie en vieillissantcomme le vin.
J’ai toujours été rétif à gouverner, lorsqu’on voulait me faire faire sans raison quelque chose, ou lorsqu’onvoulait me faire prendre une opinion, sans memontrer qu’elle était la meilleure. Je passais à causede ça pour entêté, parce que je ne changeais d’idéequ’après que je voyais que j’avais tort. Ça n’étaitpas le tout de me le dire, il fallait me le prouver; alorsje cédais. Mais autrement non, quand ça aurait étéle préfet qui me l’aurait dit. Je me souviens quelorsque ma mère me faisait aller au catéchisme, etque le curé nous parlait de la Sainte-Trinité, de l’Incarnationet du reste, et nous disait qu’il fallait croireà tous ces mystères sans les comprendre, j’avais beaume battre les côtes pour ça, je ne pouvais pas y arriver.Tout ce que je pouvais faire, c’était de n’y pointpenser, et de ne pas me poser la question à moi-même.En ce temps-là, je mettais de la bonne volonté àcroire, bonne volonté inutile d’ailleurs; mais depuisque j’ai été jeune homme, il a suffi qu’on ait voulum’imposer quelque chose par autorité, pour que jeme sois toujours rebiffé.
Tout cela est pour dire que je finis par me rendreaux bonnes raisons de mon oncle. Mais celui qui futle plus dur à entendre la chose, ça fut le père Jardon.N’oyant plus parler de la noce, il commença à s’inquiéter;il demandait déjà tous les jours à Nancypour quand c’était; mais elle lui répondait que ceserait dans quelque temps. Ce retard et ces réponsesen l’air ne faisaient pas son affaire. Depuis qu’on luiavait promis de le mettre dans le petit bien du Taboury,il avait une peur du diable que le mariagevint à se manquer. Comme il était soupçonneux etméfiant comme tout, il se figurait sans doute qu’onavait mis la noce si loin, pour lui faire quelque tour,pour se passer de lui peut-être, et pour lui manquerde parole pour le bien. Ça ne veut pas dire qu’ilnous crût canailles; non, il nous en aurait voulu à la mort de le faire, mais il aurait pris notre promessepour une ruse et notre manque de parole pour untour d’adresse; jamais de la vie il n’eût pensé quece fût une coquinerie.
En attendant, c’était risible de le voir faire le bonenfant, avec sa figure dure, pleine de rides profondes,ses petits yeux gris et son nez pointu. Ah!Nancy n’était pas brusquée maintenant; lui qui luiavait donné plus d’une buffade lorsqu’elle était petite,il lui disait de bonnes paroles à cette heure, et luifaisait entendre tout doucement, qu’il valait mieux sepresser. Que diable! une fois que le mariage est fait,il n’y a plus rien à craindre, il ne peut plus se défaire;mais tant qu’on n’a pas dit oui, on ne sait pasce qui peut arriver. Sans doute, j’étais un bravegarçon, et il aurait mis sa main au feu qu’il n’y enavait pas de pareil dans la paroisse, mais enfin, si jevenais à changer d’idée? et puis, cette fréquentationtrop longue faisait caqueter les gens. Et il mignardaitNancy pour qu’elle me fît entendre d’avancer lanoce. Ce vieux rusé qui ne lui avait jamais tant seulementapporté de la foire un tortillon d’un soulorsqu’elle était petite, lui acheta-t-il pas un beaumouchoir de cou, à la foire de juillet, à Excideuil! Àmoi, il ne me disait rien, connaissant bien que je nel’aimais pas, parce qu’il avait été dur et brutal avecla pauvre drole; mais il tournait de temps en tempsautour de mon oncle, qui ne l’aimait pas plus quemoi, mais qui ne le donnait pas tant à connaître, etparlait par-ci par-là de la noce. Mais mon oncle quile voyait venir de loin, avec ses gros sabots, commeon dit, faisait celui qui ne comprend pas, et Jardonn’osait pas s’expliquer franchement, de peur de montrerses craintes; ça faisait que mon oncle riait endedans de voir ce vieux renard chercher matoisementà lui faire entendre qu’il valait mieux faire le mariagede suite. Mais pourtant un jour, ennuyé de l’avoir comme ça de temps en temps après lui, il l’envoyaau diable: Ah ça, Jardon, vous voilà plus presséque les amoureux! et si quelqu’un apportait l’autremoitié du louis d’or! attendez donc en patience letemps qu’ils ont choisi.
Mon oncle avait bien raison; ces trois mois passèrentvite. Quand il se mêle avec l’amour des idéessérieuses de ménage, qu’on voit dans l’avenir sesfuturs enfants, on n’est pas si pressé que les jeunesgens qui cherchent à s’amuser seulement. Depuis quetout était accordé, nous nous rencontrions souventNancy et moi, et nous nous parlions longuement.Certainement lorsque je m’étais décidé à la prendrepour femme, je l’aimais bien, mais je ne la connaissaispas encore assez. Pendant ces trois mois, j’envins à l’aimer plus encore s’il se peut, et surtout àl’estimer davantage. C’est qu’elle avait tant de bonsens, de raison, de bonté, que des moments je metrouvais bien heureux qu’elle voulût de moi. Maistantôt après, je me disais: qui se soucie dans le paysd’une bâtarde qui n’a ni bien ni famille? Comme elleest jolie, des garçons peuvent bien y faire attention,mais ce ne serait jamais que des pauvres diables sansle sou vaillant, pour le mariage, ou des mauvais sujets comme ce maréchal de Sorges pour l’amusement.Tout bien avisé, il vaut autant pour elle que ce soitmoi. Quelquefois je racontais à mon oncle ce qu’elleme disait, et ses raisons et les réponses qu’elle mefaisait, et lui, ça ne l’étonnait pas, attendu que toutepetite étant, il avait connu qu’elle serait une femmecomme on n’en trouve guère par chez nous, ni ailleurs.
Les vendanges furent bonnes au Frau, cette année-là;il y avait du raisin et bien mûr, ce qui promettaitde bon vin. Le temps était beau, comme c’est d’ordinairedans nos pays, où les étés de la Saint-Martinne manquent jamais. Joint à ça que l’époque de monmariage approchait, et que le raisin vendangé devait faire du vin pour la noce, et on comprendra de quelcœur je travaillais. On commença de vendanger lesvignes qui sont au-dessus de la Borderie, puis lavigne jeune, plantée dans le terme de la combe, et endernier, la vieille vigne au-dessus de la maison. Lamère Jardon et Nancy nous aidaient. Gustou boulaitle raisin dans les comportes, et mon oncle et moi,quand elles étaient pleines, nous les portions avec desbarres au fond du coteau où était la charrette pour lesemmener. Mon oncle n’avait pas voulu que Gustoum’aidât à les porter, à cause de son épaule, quoiqu’elle fût bien guérie et qu’il enlevât un sac commeauparavant. Mais en descendant, une comporte devendange pèse sur les bras, et un faux pas peut faireun mauvais contre-coup. Marion nous aidait bienquelque peu aussi, mais il lui fallait porter à déjeuneret la collation, et tout appareiller, en sorte qu’elle n’yfaisait guère. C’était un plaisir d’être comme ça jeune,bien sain sous le clair soleil, à ramasser de bellevendange qui bouillait dans la comporte sitôt écrasée.Je me tenais près de Nancy, lui emportant son panierplein aux comportes, et babillant en coupant lesgrappes. Et quand nous nous mettions à l’ombre d’unarbre pour le mérenda, je me seyais encore près d’elle,et je lui coupais des petits croustets sur lesquels elleétalait du bon fromage de chèvre, et je lui choisissaisde belles noix fraîches, ou une belle grappe de pied-de-perdrix.Je lui versais à boire avec la dame-jeanneaussi, mais guère, car elle ne buvait presque point.J’avais grand plaisir à la voir, les joues comme un deces beaux percès de vigne que nous mangions, et jolietout de même sous la mauvaise paillole qui la gardaitdu soleil. Ah oui! c’est une belle chose que d’être jeune,fier, amoureux, de n’avoir point de soucis, et de vendangergaiement à côté de sa mie, par un beau temps.On sent alors qu’il fait bon vivre, et on est tellementcontent qu’on voudrait voir tout le monde heureux.
La vendange de la vieille vigne fut mise de côté dansune petite cuve; il n’y en avait pas beaucoup, maisça faisait du vin de première qualité du pays. Tandisque le vin bouillait dans les cuves, nous commençâmesà faire les apprêts de la noce. D’abord il nous fallutaller à Excideuil acheter des affaires et des affaires,et puis faire faire les habillements. La grosse Minoula couturière de Coulaures, vint chez les Jardon pendanthuit jours, et tout ce temps, ne fit que couper,coudre et essayer. Chez nous, Lajarthe vint aussipour moi, et y passa une semaine. Il n’était pas content,ce pauvre Lajarthe; les affaires du pays n’allaientpas, et on voyait bien à cette heure, disait-il, que laRépublique était foutue. Après ça, ajoutait-il, laRépublique que nous avons, avec Bonaparte pourprésident, ça n’est pas la République. Ça n’est pas çaque nous voulions tous, quand on a jeté bas ce gueuxde Philippe. C’est terrible voyez-vous, de penserque c’est le peuple lui-même qui s’est mis le clou aunez, et que tout ce qui lui arrivera de mal dans letemps sera son travail. Pauvre peuple! ajoutait-il,tu es comme le bœuf de labour, quand tu es détaché,tu viens de toi-même tendre ta tête au joug!
C’était un homme de bon sens que Lajarthe, sansinstruction, comme celui qui ne sait lire, mais laremplaçant par un fier esprit naturel. Et puis il avaitbeaucoup fréquenté le ci-devant curé Meyrignac, quiavait connu Roux-Fazillac et Romme et Lacoste etLakanal. Dans cette fréquentation du père du soi-disantlébérou, Lajarthe avait appris et retenu beaucoupde choses qu’on n’apprend guère que dans leslivres, et que les paysans comme lui ne savent pasd’habitude. C’était son plus grand plaisir que d’apprendrequelque chose, et, comme tous ceux qui nepeuvent mettre par écrit, sa mémoire était grande.
J’avoue franchement qu’à ce moment-là les jérémiadesde Lajarthe ne m’émouvaient pas beaucoup; je me disais que tout ça s’arrangerait pour le mieux.Et puis, quand on est jeune et qu’on va se marier, ona d’autres choses en tête. Mais c’est un tort, j’en conviens;il ne faut jamais se désintéresser des affairespubliques, pour n’importe quelle cause, car chacunde son côté ayant l’un, une raison, l’autre, une autre,et beaucoup se moquant de tout, il advient que lesintrigants et les ambitieux s’emparent des affaires, cedont nous pâtissons tous après. Si Lajarthe avait vécujusqu’en 1870, il aurait eu beau jeu de reprocher àtous leur sottise d’autrefois; mais il mourut, le pauvre,deux ans auparavant, et non sans nous diresouvent: vous verrez que tout ça finira mal.
Mais personne ne le croyait, excepté nous autres.Mon oncle qui pensait comme lui, prêchait bienles gens tant qu’il pouvait, mais sans réussite. Ilsétaient quelques-uns comme ça dans le canton, bonscitoyens, solides républicains, bien estimés du peuple,mais ils ne pouvaient rien contre le nom de Napoléon.
— Quand je pense, disait mon oncle, que, manqueune douzaine, j’ai toutes les voix pour le Conseil municipal;que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour empêcherde voter pour Bonaparte, et que, malgré ça, iln’y a eu dans toute la commune que deux voix contrelui, celle de Lajarthe et la mienne, car je n’ai mêmepas pu faire voter cet animal de Gustou; je suis bienforcé de voir qu’il n’y a rien à faire pour le moment.Pourvu que ça ne soit pas un chambardement commeen 1815 qui ouvre les yeux à tous les aveugles, encoreça ira bien.
Tandis que Lajarthe finissait son travail, il nousfallut écouler le vin, et ma foi, il était bon. Les gensqui venaient faire moudre, attachaient leur bourriqueà l’entrée du moulin, et montaient à la maison pourle goûter, s’ils étaient bien familiers chez nous; et desfois, on leur criait du cuvier:
— Hé! Pierrichou, viens tâter un peu le vin nouveau!
C’était le bon temps, le vin abondait, et on n’yregardait pas de si près. Un verre était là, près de lacuve, sur une barrique, avec un chanteau, une têted’ail, du sel dans une assiette et des noix. Après avoirmangé une bouchée, les gens remplissaient leur verreà la canolle d’où le vin coulait dans un grand baquetfait à l’exprès, en faisant une belle mousse rose.
Brizon, le piéton, vint ce jour-là. C’était un bondiable qui nous portait la Ruche et quelquefois deslettres. Il avait les yeux toujours rouges, et il expliquaitça en disant que durant l’été, en faisant satournée par les grandes chaleurs, il avait soif etbuvait dans les ruisseaux et que les joncs lui piquaientles yeux; et les gens riaient. Mais il n’y avait qu’àvoir sa figure rougeaude et son nez luisant pourconnaître que ce n’était pas en buvant de l’eau queses yeux étaient devenus rouges.
— Salut! fit-il en portant la main à sa casquettede cuir, comme un ancien troupier qu’il était. Voilàune lettre pour vous, Nogaret, et voilà aussi lejournal.
— Merci, fit mon oncle.
Toutes les fois que Brizon venait chez nous, c’étaitréglé qu’il cassait une croûte et buvait un coup.C’est assez l’habitude en Périgord, que les piétonsmangent et boivent dans les maisons où ils passentd’habitude. Au commencement de leur tournée, ilsmangent la soupe et font chabrol; plus loin, ils mangentun morceau; ailleurs, ils mérendent, c’est-à-direfont collation; partout ils boivent un coup. Il n’y a passi pauvres gens qui ne les fassent trinquer, lorsqu’ilsleur apportent une lettre du fils qui est au service etqu’ils la leur lisent: il faut bien, puisqu’ils ne saventpas.
Brizon, donc, n’avait pas besoin d’être convié; il tira son couteau, coupa une bouchée au chanteau ets’assit sur une cosse de bois.
Dans le commencement qu’il était piéton, les genslui disaient, voyant ses yeux rouges: Il vous faut ymettre de la pommade des messieurs Theulier, deThiviers, ça vous guérira. Mais lui répondait qu’il enavait usé cinq ou six pots qui ne lui avaient rienfait; qu’il était vrai que cette pommade était tout àfait bonne pour les autres, mais que pour lui elle nevalait rien. Avant tout, il me faut marcher, faisait-il; un bon verre de vin m’éclaircit la vue et me donnedes jambes. Si mes yeux restent rouges, tant pis. Jene me sers plus que de la tisane vineuse.
— Hé! lui dit mon oncle en emplissant le verre àla canolle, un peu de tisane, Brizon?
— Ça n’est pas de refus, dit-il en se riant.
Et il prit le verre, le tournant vers le jour pour mirerla belle couleur, le mettant sous son nez pourrenifler la bonne odeur. Puis, quand il l’eut bienregardé et flairé, il but lentement, par petites gorgéesd’abord, s’arrêtant avec plaisir et branlant latête tout doucement. On connaissait, rien qu’à le voirfaire, que ce n’était pas un ivrogne, un avale-tout,mais un homme qui aimait le vin et jouissait lorsqu’ilen tâtait de bon.
— Voilà un crâne vin, fit-il, je n’en ai pas bu demeilleur dans ma tournée; il n’y a que celui de Germillou de Magnac qui le vaille.
C’est qu’il a de vieilles vignes tournées au midi, etqu’il les soigne bien, dit mon oncle; et au bout d’unmoment:
— Un verre de plus, n’est-ce pas? tu ne pourraispas t’en aller sur une jambe.
Allons-y, fit Brizon en se levant; et il prit le verreplein, et l’éleva un peu en l’air. — C’est une bonnechose tout de même que le bon vin, dit-il, il n’y a demal qu’il ne guérisse. Avec lui, celui qui a des tracasseries les oublie un moment, et le pauvre en supportemieux sa misère. Il fait profiter les enfants et ilragaillardit les vieux. Avec du pain et du vin, onmarche, on ne craint point la fatigue; il donne ducœur aux couards et de la force aux faibles: c’estune bonne chose que le bon vin!
Et il regardait son verre avec plaisir en disant toutcela sérieusement.
— Supposons, continua-t-il, qu’il vienne un tempsoù nous n’ayons plus de vin, qu’est-ce que nous deviendrions?Qu’est-ce qui nous soutient nous autresqui ne mangeons de viande qu’au carnaval? Un bonchabrol après notre soupe, et quelques verres après,en mangeant nos pommes de terre ou nos haricots:avec ça nous voilà prêts à continuer notre travail. Pourmoi, sans vin, je ne marcherais pas, et si le tempsvenait où les vignes crèveraient, comme on dit quec’est arrivé il y a deux cents ans, je préfère être sousterre à ce moment-là; mais il faut espérer que nousne verrons pas ça.
Puis il but son verre et le posa sur la barrique endisant;
— Allons, bonsoir à tout le monde, et merci.
— À Dieu sois, Brizon; et le voilà reparti.
La lettre était de M.Masfrangeas qui nous mandaitque les Messieurs de l’hospice lui avaient donné procurationde consentir au mariage de Nancy, etqu’ainsi il viendrait pour sûr à la noce, mais qu’il fallaitlui faire savoir, quelque semaine auparavant,le jour juste, afin qu’il s’arrangeât en conséquence.
Le soir il fut convenu avec mon oncle, que ce serait pour la fin du mois. Puis après, en comptant surle monde que nous pourrions avoir, parents et amis,il se trouva que nous serions trente ou trente-cinq aumoins. Sur ce nombre, il y en avait qui étaient deloin, et je leur fis un bout de lettre; mais quand jefus à deux cousins du côté de Jumilhac et de Saint-Paul, je ne sus comment faire, vu qu’ils changeaientsouvent d’endroit, l’un étant ouvrier dans les forges,et l’autre charbonnier. Ma foi, que je dis à mon oncle,je vais aller par là; je les trouverai bien sans doute.
Le lendemain matin, à la pointe du jour donc, prenantle fusil et notre chienne, je suivis le chemin deCorgnac, et de là à Nantheuil et à la forge de Grafanaud.Quand j’y fus, je demandai à la cantine, si onconnaissait un forgeron nommé Estève, mais onne sut m’en rien dire. Je continuai donc mon chemindans ce pays sauvage, où il n’y avait pas de route ence temps-là, mais seulement de mauvais sentiers dansle fond des ravins, où passaient les mulets qui portaientle minerai et le charbon aux forges. Quand jefus à Fayolle, un forgeron que je trouvai dehors, medit que mon cousin travaillait à la forge de Montardydans la commune de Saint-Paul, en suivant l’Isle,à une lieue et demie avant d’arriver à Jumilhac. Mevoilà reparti pour Montardy, où je trouvai en effetmon cousin qui fut bien content de me voir, surtoutpour la cause que c’était. Nous fûmes manger à lacantine, car je crevais de faim, et tout en mangeant,il me dit que son frère était à faire du charbon dansune coupe de la forêt de Jumilhac, par là, entre Villezangeet la Peyzie, il ne savait pas trop au juste.Quand j’eus fini de manger, nous trinquâmes unedernière fois, et Estève vint avec moi pour me montrer le chemin. Mais il y a de la place dans la forêt,et dans tous ces bois qui sont autour, et nous ne pouvionspas le trouver. En premier lieu nous fûmes surune charbonnière qui fumait, mais il n’y avait personne.Enfin à force de chercher, un drôle qui tendait des lacets pour les lièvres, autrement dit dessetons, nous enseigna où il était, dans la Forêt-Jeune.Quand nous fûmes proches, un grand chien jaunecourut vers nous en jappant, mais se tut bientôt envoyant la chienne:
— Ça n’est pas commode d’avoir ton adresse, queje dis en riant à mon cousin; et après lui avoir secouéla main, je lui dis pourquoi j’étais venu.
Sa cabane était là, auprès d’un gros chêne baliveau,recouverte de glèbes dont l’herbe était tournéeen dedans. Il couchait là, avec une couverte, sur unlit de fougères sèches où il y avait deux peaux demouton. Devant la cabane, une marmite pendue àtrois piquets assemblés par le haut: — Tu vois, dit lecousin Aubin, c’est la soupe qui cuit, nous feronschabrol dans un moment.
— Bah! dit Estève, moi il faut que je m’en retourne,il vaut mieux donc qu’Hélie s’en revienneavec moi, coucher à la cantine.
— Ne l’écoute pas, me dit l’autre, reste avec moi,nous souperons bien, n’aie crainte, et cette nuit nousirons à l’affût des porcs-singlars.
Cette idée me rit, et je restai.
Quand Estève fut parti, Aubin hucha son garçon,en joignant ses deux mains contre sa bouche:Hô ô ô ô, Marsaudoû, oû oû, oû!
Marsaudou, qui était à bâtir un fourneau, arriva unmoment après, nu-pieds dans ses sabots pleins defougère, ses culottes et sa veste toutes dépenaillées,un bonnet de laine brune sur la tête, les cheveuxtombant sur son cou, la barbe embroussaillée; noir,la figure, la chemise et tout, comme un charbonnier,c’est le cas de le dire: on aurait dit un homme desbois, et de vrai il y passait sa vie. Après avoir faitun signe de tête il se planta sans rien dire.
— Tiens, dit mon cousin en lui donnant un hâvre-sac,va-t-en à Saint-Paul, chez l’Arnaud, tu porterasde la viande, deux ou trois livres, et ne t’amusepas.
Marsaudou fit signe que oui, posa ses sabots ets’en alla d’un bon pas. En attendant qu’il fût revenu,je fus avec mon cousin voir des fourneaux allumés, et dans ce temps il me conta sa vie. Elle était sauvage,mais ça ne lui déplaisait point. Des semainesentières, il ne voyait souvent que les muletiers quivenaient charger du charbon, et c’était tout. Ledimanche, il allait quelquefois à Jumilhac ou à Saint-Paul,et portait des vivres pour huit jours. Quand ily avait moyen, il s’en allait tuer un lièvre, avec sonchien qui était coupé de courant et de labri, maigre àle traverser avec une aiguille de bas, mais tout à faitbon à ce qu’il disait.
Marsaudou revint et donna sans rien dire l’hâvre-sacà mon cousin, qui en tira une touaille où étaitpliée une bonne grillade de cochon.
— Ça va bien qu’il dit; nous avons déjà des gogues;voyons la soupe maintenant.
Il se lava ferme les mains à une source à côté,mais tout de même elles étaient bien un peu noiresencore. Après ça il tailla la soupe dans des petitessoupières de terre, chacun la sienne à la mode dupays, et puis mit du bois sec pour faire de la braise.
Quand les trois soupes furent trempées, avec desbaguettes de bois posées sur des petites fourches, ilfit une manière de gril et y mit la viande et les boudins.Puis il alla tirer à boire, dans une espèce depichet en bois, à un barriquot qui était dans la cabane,et porta une tourte de pain. Tout étant prêt,nous nous assîmes sur des troncs d’arbres poursouper.
La nuit était tombée tout à fait, et nous étions là,tous trois autour du feu, nos chiens assis sur le culnous regardant faire. Mon cousin et moi, nous causions tout en mangeant, de choses et d’autres: il medemandait d’où était ma femme future, si elle étaitjolie, comment j’avais fait sa connaissance, et autreschoses pareilles. Marsaudou, lui, ne disait rien, ilmangeait, la figure dans sa soupière, comme unaffamé.
Après la soupe, nous fîmes un bon chabrol, etensuite mon cousin se mit à retourner la viande etles gogues, et y jeta du gros sel qui pétilla dans lefeu.
Quand ce fut cuit, Aubin partagea la viande etchacun mangea sur son pain, jetant de temps entemps un morceau aux chiens qui l’attrapaient à lavolée.
Après souper, mon cousin alla chercher une bouteilledans la cabane, versa deux doigts de gouttedans chaque verre et me dit, après avoir trinqué:
— Maintenant, tu vas prendre ma couverte etdormir un peu; moi, il faut que je veille aux fourneaux,je te réveillerai pour aller au guet.
J’allai me mettre sur la fougère, dans la cabane,et comme j’étais fatigué, je m’endormis d’abord.
Au milieu de la nuit, mon cousin me toucha lespieds:
— Lève-toi, Hélie.
Je sortis de la cabane avec mon fusil. Le tempsétait clair, les étoiles rayaient, mais il ne faisait pastrop froid encore. Je m’approchai un peu du feu,tandis que mon cousin mettait ses souliers, et jecoulai dans mon fusil une balle qu’il m’avait donnée.Quand il fut prêt, après avoir attaché les chiens quinous auraient dérangés, nous partîmes.
Après avoir marché un bon moment, mon cousinme fit signe de faire doucement, et en passant aulong d’un boqueteau de chênes, me montra un grospinier où les sangliers, que nous appelons porcs-singlars,avaient laissé des traces de fange en venants’y gratter. Étant entrés dans ce petit bois, le cousinme mena à une fosse entourée d’une feuillée, où nousnous assîmes sur de grosses pierres, le fusil sur lesgenoux. Par les intervalles entre les branches, onvoyait un champ de raves où les bêtes noires avaientdéjà foui: autour, c’était des bois et d’un côté la lande grise. Nous attendions sans parler ni bouger. On entendait un loup hurler du côté de la Forêt-Vieille, etvers le Temple, des renards chassaient en jappantclair sur la voie d’un lièvre, comme des labris. Auloin, les gens de Rouledie et de Brétenoux, faisaientun bruit du diable avec des peyroles ou chaudrons, desbassins et des cornes, pour garder leurs raves et leursblés d’Espagne. Autour de nous, un rat rongeait unechâtaigne dans son trou, et de temps en temps unhérisson jetait son petit cri aigu dans le taillis voisin.Quelquefois nous entendions dans les bois prochainsde légers bruits: un lièvre traversant le fourré, ouun taisson sorti de son terrier. Il y avait trois heureset plus que nous étions là, quand à un moment, nousentendons assez loin sur notre droite, un grand bruitde branches pliées qui allait se rapprochant. Moncousin me toucha le coude, et tout d’un coup cinq ousix sangliers sortirent du bois en trottant. Seulementils étaient trop loin à l’autre bout de la terre, et ilfallait attendre qu’ils fussent plus près. En attendant,nous les regardions faire; avec quelques coups denez, ils arrachaient une rave et la dévoraient en grognant.Petit à petit, ils approchaient et allaient être àbonne portée; malheureusement le vent avait tournéet nous l’avions dans le dos, de manière qu’à unmoment donné le porc qui était devant, leva lenez en l’air de notre côté, grogna quelque chose auxautres, car ils firent comme lui, et coup sec tournèrenttête sur queue au galop. À tout hasard, jeleur envoyai mon coup de fusil au moment où ilsallaient rentrer dans le bois.
— C’est de la poudre perdue, dit mon cousin; àcette distance, tu n’y ferais rien; ça porte bien uneballe, ces bêtes-là.
Nous revînmes à la cabane, en passant par lesfourneaux, où Marsaudou était de garde. C’était unbrave homme, je le crois, car mon cousin le disait; mais franchement avec ses longs cheveux, sa barbeet sa peau de bique, il avait plutôt l’air de quelquesauvage que d’un homme du Périgord; mais je croisqu’il était Limougeaud.
Une fois rendus à la cabane, mon cousin rallumale feu et nous bûmes la goutte pour nous réchauffer,car la pointe du jour était proche et le froid du matintombait sur nous.
L’Angelus sonna bientôt à Saint-Paul, puis à Jumilhac,et plus loin à Saint-Priest. Je vais te conduirejusqu’à Saint-Paul, me dit mon cousin, de là tut’en iras à Grafanaud, c’est plus court.
En marchant, nous causions, et il me disait que cepays de bois, de prés, de landes et d’étangs, qui meparaissait bien pauvre, ne l’était pas tant qu’il enavait l’air. Les bois donnaient beaucoup de revenuen feuillard, en charbon; et toutes les forges du paysqui marchaient, faisaient vivre les gens. Outre cellesde Grafanaud, de Fayolle et de Montardy que j’avaisvues, il y avait encore à ce qu’il me dit, les forgesdu Gravier, du Tendeix, de Vialette, du Cros, desFénières, du Moulin-Neuf, de la Barde, de la Meynardie,de Mavaleix. Toutes ces usines, et les hautsfourneaux toujours allumés, étaient une richesse pourle pays et donnaient du travail à une masse de gens:forgerons, mouleurs, ouvriers des hauts fourneaux,bûcherons, charbonniers, muletiers qui allaient chercherle minerai du côté d’Excideuil, d’Hautefort; ettout ce monde donnait du débit aux cantines desforges, aux auberges, aux marchands; aussi le paysétait à l’aise.
Depuis, ça a bien changé. Toutes ces forges quientretenaient le bien-être dans le pays, sont arrêtéesou presque toutes. Les hauts fourneaux sont éteints.Aux Fénières on fait encore quelque peu de moulagede fonte, des pots, des marmites, des chaudières, etc’est tout. Ailleurs tout est mort. Ces forges cachées dans les fonds, où l’on entendait le bruit pressé desmartinets, dont les hauts fourneaux dardaient enl’air des langues de feu qui se réflétaient sur l’étang,et dont les portes brillaient dans la nuit comme desgueules enflammées, sont désertes. Les roues quifaisaient marcher les marteaux et les soufflets sontarrêtées et pourries; les tuilées effondrées laissentvoir à l’intérieur les poutres noircies; les muraillestombent, les levées des étangs sont ébréchées et leshauts fourneaux s’écroulent; il n’y a plus que desruines partout et la misère est dans le pays.
Tout ça c’est l’ouvrage du dernier empereur. Pourfaire plaisir aux Anglais qui nous voudraient détruire,il a fait avec eux des arrangements qui ontruiné bien des gens dans nos pays, et dans toute laFrance à ce qu’il paraît.
Ah! c’est vrai que depuis lors nous payons le ferun peu meilleur marché. Mais d’abord, le nôtre valaitmieux, et après ça qu’est-ce que ça faisait de lepayer un peu plus cher, du moment que l’argent restaitdans le pays et faisait vivre nos ouvriers, qui ledépensaient chez les marchands, les artisans, etachetaient des denrées aux paysans?
Tout le monde y trouvait son compte, tandis qu’aujourd’huinotre argent s’en va dans la poche des ouvriers étrangers, au lieu de faire vivre les nôtres, quisont minables.
À Saint-Paul, nous entrâmes à l’auberge, moncousin et moi, et nous fîmes faire un bon tourin. Aprèsça un quartier d’oie passé à la poêle. Quand nous eûmesdéjeuné, Aubin me montra le chemin et après luiavoir bien dit de ne pas manquer le jour de la noce,je le quittai.
Je fis le chemin assez lestement, et le soir aprèssouper, j’allai voir Nancy pour lui dire que toutes lesinvitations étaient faites, et qu’il n’y avait plus à sedédire, quand même elle se repentirait d’avoir promis.
Elle se mit à rire et je l’embrassai. Après avoircausé une demi-heure, elle rentra, et je m’en fus mecoucher.
Le lendemain je m’en fus à Périgueux acheterquelques petites affaires pour elle, comme une bagueen or et un anneau de mariage, une chaîne de couavec un cœur, des rubans, de la dentelle, un châle,des bas fins et quelques petits affiquets.
Après avoir fait toutes mes commissions, acheté ducafé pour le jour de la noce, de la vanille pourmettre dans les crèmes, que la bru de Maréchoum’avait bien recommandé de ne pas oublier, une bouteilled’anisette pour les femmes, deux autres de cognacpour les hommes, je m’en fus prévenir M.Masfrangeasdu jour qui était convenu. Il voulait megarder à souper, mais il me tardait de revenir auFrau, et puis je n’aimais pas beaucoup à aller chezlui, parce que ses filles étaient toujours mijaurées,surtout l’aînée, et je repartis.
— Tout ça, c’est très bien, dit mon oncle, envoyant ce que je rapportais; nous avons convenu dujour, mais si nous sommes trente-cinq, où nous mettrons-nous?On ne peut pas démonter les lits de lagrande chambre, parce qu’il y aura des parents àfaire coucher; dans la cuisine, ça ne se peut pas, oùnous mettrons-nous?
En cherchant bien, il nous fallut demeurer d’accordqu’il n’y avait que le cuvier où on pût mettre aisémentune table pour tant de monde. Mais il fallaitdémonter la grande cuve, faire crépir les murs etblanchir le plafond. Ça ce n’était pas une affaire,d’autant mieux que nous avions encore les ouvriersqui finissaient de monter la grange, car chez nous,les bâtisses vont doucement comme on sait.
Ceci convenu, le dimanche d’après, nous fûmes àSaint-Germain, chez M.Vigier, pour passer notrecontrat. Le père Jardon était là, et sa vieille aussi qui accompagnaient Nancy. De lui donner du bien,ça ne se pouvait, puisqu’ils n’en avaient point; maisla bonne mère nourrice ne voulait pas qu’il fût le ditque sa fille n’aurait rien apporté en mariage, et ellefit mettre dans le contrat qu’elle lui donnait six linceulsde brin tout neufs, autant de serviettes et deuxtouailles, qu’elle avait fait faire expressément autisserand, après avoir filé le chanvre aux veillées.Elle avait fait ça sans consulter son homme, sachantbien qu’il n’aurait pas voulu; aussi il la regarda toutétonné et pas content, mais ne dit rien pour lors, carun moment après, il dit qu’en cas de mort de sa fille,sans enfants, tout ça devait leur revenir.
Mon oncle se mit à rire; moi j’étais en colère, et lavieille regardait son homme d’un mauvais œil. MaisM.Vigier arrangea ça tout de suite en disant:— Écoutez-moi, Jardon, il vaudrait mieux ne pas parlerde ça c’est moi qui vous le dis; et ce fut fini.
Pour moi, par le contrat, je donnai à ma futurefemme, pour la mettre à l’abri en cas de malheur, lepetit bien du Taboury en toute propriété, et je laissaiusufruit à son père et à sa mère nourriciers, commeje l’avais promis. Je n’avais parlé de la donation àpersonne, sinon à mon oncle; aussi la vieille et Nancytirèrent leur mouchoir pour s’essuyer les yeux. Quantà Jardon, il resta tout surpris de cette affaire, necomprenant pas comment on pouvait donner commeça son bien. Après ça il regardait le plancher, et onvoyait bien qu’il se travaillait à chercher s’il n’yaurait pas quelque chose à tirer pour lui de cettedonation. Quand nous eûmes signé, ceux qui savaient,M.Vigier prit ses droits et embrassa Nancyen lui disant: Ma drole, tu te places bien, mais tu lemérites, et ton mari n’est pas à plaindre.
Le soir nous soupâmes au Frau, et je donnai aprèsà ma Nancy tout ce que j’avais porté de Périgueuxpour elle. C’était peu de chose, et maintenant, il n’y a fille ayant cent écus de dot qui s’en contentât; maisalors, on n’en était pas encore venu au point d’aujourd’hui,où on ne connaît plus riche ou pauvre,chacun voulant être égal aux autres par la dépense,histoire de faire croire qu’on est égal par le bien.Nancy fut donc bien contente de tout ce que je luidonnais. Un châle tissé, de Lyon, surtout, lui semblaitbien beau, car en toilette comme en tout, elleaimait mieux le solide que les fanfreluches. Ce châlem’avait bien coûté quatre-vingts francs chez Mayssonnade,mais je ne les regrettais pas en voyantqu’il lui faisait plaisir. Il faut dire aussi que la pauvredrole n’avait jamais été gâtée de ce côté. Sa mèreaurait bien voulu quelquefois lui donner quelquepetite chose, mais le vieux faisait un tapage d’enferpour lâcher un sou, de manière que la pauvre femmeétait obligée de faire comme d’autres, de tricherson homme sur quelques douzaines d’œufs, ou unepaire de poulets, pour acheter à sa fille quelquecotillon, ou un mouchoir de tête, ou un devantal,que du côté de Sarlat on appelle un faudal, et enfrançais un tablier; mais le vieux Jean-foutre n’étaitpas facile à tromper.
Au moment de partir je dis à Nancy: j’ai encorequelque chose à te donner; et sortant de ma pochede gilet la bague que j’avais achetée, je la lui misau doigt et je l’embrassai.
Le lendemain, mon oncle me dit:
— Ah ça, comment entends-tu te marier?
— Mais, lui répondis-je un peu étonné, comme onse marie; à la mairie en premier, puis à l’égliseensuite. Je me serais bien passé du curé Pinot, maisla mère nourrice de Nancy ne la croirait pas mariéesans ça. À elle, on aurait pu faire entendre raisonpeut-être, mais l’Administration de l’hospice queM.Masfrangeas représentera, ne donnerait pas sonconsentement à un mariage sans curé, et d’un autre côté, de le dire seulement après le mariage à la mairie,ça serait pour faire avoir des désagréments àM.Masfrangeas. Il me faut donc me marier à l’églisequoique ça me dérange.
— Je te comprends bien, dit mon oncle, mais tune te figures pas, sans doute, que le curé va te mariercomme ça tout bonnement; il te va falloir te confesser,ajouta-t-il en riant.
— Ha! pour ça, non! il en sera ce qu’il en sera, jeme passerai plutôt de lui. Mais je voyais à ça tantd’ennuis pour ma femme, tant de tracasseries et peut-êtrepis pour M.Masfrangeas, que j’en étais toutennuyé. Mais quant à aller me confesser au curéPinot, cet oncle de contrebande, ni même à aucunautre, je ne voulais pas le faire à aucun prix.
En pensant à ça, il me vint une idée; je racontai à mon oncle ce que n’avait dit Ragot le rétameur,et je lui dis d’aller au bourg, sans faire semblantde rien, de tâcher de voir le curé, et de luiparler de son pays, qui lui faisait dire bien deschoses et à sa nièce, et que peut-être ça le rendraitplus aisé.
Mon oncle alla d’abord à l’auberge et trinqua avecMaréchou; puis ils sortirent sur la place, et se mirentà causer avec un voisin, contre l’arbre de la Libertéqu’on n’avait pas encore coupé. Un moment après, lecuré sortit de l’église venant de dire sa messe, ets’arrêta avec eux. De suite, il se mit à parler de politique,comme c’était son habitude, mais bien entenduil n’était pas d’accord avec mon oncle, ni avec Maréchou;quant au voisin il écoutait tout, ouvrait labouche et ne disait rien pour ne se mettre mal avecpersonne. Le curé était fort en colère contre lesrouges, comme on disait en ce temps, et il faisait degrands gestes, disant qu’on devrait mettre ces gens-là à la raison.
— À la raison? ripostait mon oncle; mais moi, je suis un de ceux que vous appelez: rouges, et je croisen avoir autant que bien d’autres.
— Oui! oui! je m’entends; tous ces gens qui prêchentle désordre; ces journaux comme la Ruche,qui excitent à la haine du Président de la République,les démoc-soc, on devrait faire taire tout cela.
— Et laisser parler les curés seulement, n’est-cepas? acheva mon oncle. Hé bien, écoutez-moi: jesuis un de ces hommes dont vous parlez, et oùvoyez-vous que je prêche le désordre? Je voudraisau contraire que chacun fût tranquille chez lui, entravaillant, et je ne déteste rien tant que ceux quiexploitent les travailleurs, et les rendent tellementmisérables qu’ils les forcent à se révolter: voilà leshommes de désordre.
— Mon Dieu, dit le curé, encore vous, quoiquevous ayez des idées bien mauvaises, vous n’êtes pasun méchant homme, mais parmi les rouges et les socialistesles gens honnêtes c’est l’exception.
— Oui, dit mon oncle, le triage que vous faitespour moi, parce que vous me connaissez, d’autres lefont pour leurs voisins républicains qu’ils connaissent,mais moi qu’ils ne connaissent pas, je suispour eux une canaille, comme pour vous le sont tousles républicains que vous ne connaissez pas: vousvoyez comme c’est peu raisonnable.
Au bout d’un moment de cette discussion, mononcle dit: Je m’en retourne au moulin; tout ça nefait pas les affaires.
Le curé le suivit quelques pas, et lui parla de monmariage, qu’il ne fallait pas prendre le jeudi prochain,parce qu’il n’y serait pas, devant aller à uneconférence ce jour-là, et puis qu’il était temps devenir se confesser.
— C’est que, dit mon oncle, il n’en a pas bienenvie.
Là-dessus, le curé tressauta, et s’écria que c’était la faute aux journaux qui semaient l’impiété, si onvoyait des jeunes gens, baptisés, refuser de se confesser;mais que pour sûr, il ne me marierait pas…
— Je crois, interrompit mon oncle, qu’Hélie aimeraitmieux ne pas se marier à l’église plutôt que dese confesser.
Ah! là-dessus, le curé s’emporta tout à fait.
— Alors, il se passerait de mariage? Tout honnêtehomme ne se croit marié qu’après le sacrementcependant, et sans doute ce ne sont pas les paroles deMigot qui marient? À la mairie, c’est une formalitécivile, un enregistrement, mais le vrai, le bon, leseul mariage entre chrétiens, c’est le mariage àl’église.
— Je ne vous dis pas. Mais vous savez, mon neveu est entêté: il ne se confessera pas, et si vousne voulez pas le marier sans ça, il se passera dusacrement, comme vous dites; déjà qu’il n’y est pastrop porté.
— Mais ça ne s’est pas vu, jamais! s’écria le curé.Tous ces fameux républicains se marient à l’églisecomme les autres, ce qui prouve bien qu’ils nepensent pas ce qu’ils disent.
— Que voulez-vous, mon pauvre curé, fit mononcle en goguenardant: Si ça ne s’est jamais vu, çase verra la première fois dans votre paroisse.
— Quel scandale! mon Dieu! mais ça n’est paspossible, je verrai Hélie.
— À propos, dit mon oncle, en quittant le curé; ilm’a chargé d’une commission. Dernièrement il a vuà Hautefort un de vos pays, un peyroulier appeléRagot, et ce Ragot lui a fort recommandé de vousdire bien des choses, à vous et à votre nièce.
La colère du curé tomba tout d’un coup. Il ouvritdeux ou trois fois la bouche sans rien dire, commeune carpe qu’on a tirée sur le sable. On eût dit qu’ilavait reçu un grand coup dans l’estomac; enfin, il finit par dire en bredouillant: Bien, bien, mercibien.
— Ma foi, me dit mon oncle en arrivant, tu pourrais bien gagner ton procès, avec la recommandationde Ragot.
Et nous nous mîmes à rire de bon cœur.
Quelques jours après, j’étais seul au moulin; mononcle était à Coulaures, et Gustou avait été rendre dela farine aux pratiques. Jetant les yeux en aval, jevis venir, suivant la rivière, le curé Pinot. Il entraau moulin avec un air crâne, mais je voyais bienqu’il y avait un peu de semblant. Il s’était sans doutequelque peu rassuré à propos de Ragot, et s’étaitpeut-être dit que mon oncle avait ajouté de son chef,la pièce à la commission: en tout cas, il faisait commeles gens qui sont dans une mauvaise passe; il payaitd’audace.
— Hé bien, mauvaise tête, que m’a dit ton oncle?
— La vérité, Monsieur le curé, répondis-je enriant.
— Alors, tu ne veux pas te confesser?
— Ça n’est pas mon idée.
Là-dessus il se mit à me prêcher, disant qu’en cecas, il ne pourrait pas me marier, que les sacréscanons s’y opposaient; que ce serait un grand scandalesi nous n’allions pas à l’église; que les gens nenous regarderaient pas comme mariés, et beaucoupd’autres choses.
— Écoute, tiens, je suis arrangeant: je vais teconfesser là, tout présentement, sur l’heure; tu n’asqu’à me dire bonnement en gros ce que tu as fait…sans quitter ton travail: voyons, ce n’est pas la merà boire?
Mais j’étais entêté, comme avait dit mon oncle.
— Monsieur le curé, je ne veux me confesserd’aucune manière, ni debout, ni à genoux, ni au confessionnal,ni dans le moulin. Si vous ne voulez pas me marier sans ça, eh bien, je me contenterai dumaire.
— Alors, tu ne seras pas marié; tu vivras toutsimplement en concubinage!
La moutarde me monta au nez, comme on dit, etje ripostai vivement:
— Je ne serai pas le seul dans la paroisse! Voussavez bien que je pourrais en nommer qui viventcomme ça, pas sans curé si vous voulez d’une manière,mais sans maire et sans contrat!
Le curé comprit, resta coi un instant et me quittaen disant:
— Tu as tort de ne pas m’écouter, grand tort.
Je ne sais pas trop au juste ce qui le décida, maisdeux jours après il s’arrangea pour rencontrer mononcle, et lui dit que pour éviter de scandaliser lesâmes pieuses, et pour que sa paroisse ne donnât pasl’exemple d’un mariage: laïque, comme il dit, il memarierait tout de même sans confession; que ce qu’ilen faisait c’était pour éviter un plus grand mal; maisqu’il ne fallait dire mot de tout ça à quiconque.Peut-être bien que sa raison y était pour quelquechose, mais le diable ne m’ôterait pas de l’idée qu’ilavait peur aussi de voir mettre au jour ce qu’avaitdit Ragot, touchant sa prétendue nièce.
Cette affaire m’avait un peu tracassé, surtout àcause des chagrins que ça aurait pu donner à Nancy;aussi, lorsque le curé se fut décidé, je fus content.Les derniers jours, je ne la quittais plus, et je mecomplaisais à la voir arranger ses petites affaires bienen ordre. Nous parlions de ce que nous ferions lorsquenous serions mariés, et de la manière qu’elletiendrait la maison et comme nous serions heureuxau Frau, avec mon oncle qui était si bon homme. Jel’embrassais tant que je pouvais, et elle me donnaitses joues en riant; mais elle ajoutait qu’il fallait êtresage et ne pas y revenir à chaque instant. Ça n’était pas par froideur qu’elle faisait ainsi, car des fois enembrassant je voyais ses yeux se fermer et je sentaisson cœur battre bien fort; mais chez elle la raisonne s’endormait jamais; et puis, il faut le dire, j’étaismoi-même assez sage et point aussi hardi que le sontquelquefois les garçons.
Quelques jours avant la noce je voulus que nousallions convier la demoiselle Ponsie. Un soir, ayantépié le jour que M.Silain n’était pas à Puygolfier,nous y montâmes.
Elle était dans le salon à manger, qui faisait làtristement son bas toute seule. D’abord qu’elle nousvit, elle se douta pourquoi nous étions montés, etvenant vers nous, elle embrassa Nancy, et puis nousfit asseoir. Lorsque je lui eus dit que nous étionsvenus pour l’engager à notre noce, elle secoua latête doucement, d’un air triste, et nous dit qu’ellen’avait pas le cœur à aller à noces, mais qu’elleviendrait à l’église prier le bon Dieu de nous rendreheureux.
— Tu as fait preuve de bon sens et de raison,Hélie, en choisissant Nancy; je la connais bien, etje te promets que tu n’auras jamais une heure deregret. Elle n’a rien, c’est vrai, mais tu as assezpour elle, et ce que tu as, elle est femme à le faireprospérer. Ce n’est pas tout les maisons, il faut surtoutles conserver. Et on voyait bien à ça qu’elle pensait à la sienne, ruinée par son père. Lorsque nousfûmes pour nous en aller, elle tira de son doigt unepetite bague à pierre bleue et la passa à celuide Nancy; puis elle l’embrassa encore, les yeuxmouillés, la pauvre créature.
— Demoiselle, lui dis-je, vous savez que vousaurez toujours au moulin, des amis, bien petits, c’estvrai, mais qui vous aiment et vous respectent bien;et si jamais vous aviez besoin d’eux, de jour ou denuit, comme que ce soit, ils seront toujours à votre service et à votre commandement; je vous prie engrâce de ne pas l’oublier!
— Merci, mon Hélie, merci, dit-elle en essuyantses yeux, je te le promets; adieu, mes enfants.
Nous redescendîmes de Puygolfier, nous tenant parle bras, le cœur un peu gros des peines de la pauvredemoiselle.
Enfin le jour arriva. Ma tante Gaucher était venued’Hautefort, deux jours auparavant, pour faire toutappareiller, avec mon cousin le maréchal qui devaitêtre contre-nôvi. Dès le matin, au jour, les grandesmarmites bouillaient au feu. Il y avait là cinqfemmes: notre Marion d’abord, puis la fermière duTaboury, ensuite la mère Jardon, et sa sœur venuede Négrondes pour aider, et enfin la nore de Maréchoul’aubergiste, qui était une fine cuisinière pourla campagne. Ça n’était pas trop de toutes ces femmespour tant de monde que nous étions. Nous avionscompté sur trente-cinq, mais il se trouva que nousétions davantage; il y avait les parents d’abord:
Mon cousin Ricou et ma tante;
Martial Nogaret, à la noce de qui j’avais été, devers Brantôme, et sa femme;
Le grand Nogaret, le tanneur de Tourtoirac, avecun de ses fils, et sa fille la plus jeune, une belledrole qui s’appelait Francette;
Un autre Nogaret, qui était fermier du moulin duBleufond, près de Montignac, et son aînée;
Un autre cousin Nogaret aussi, meunier au moulin du Coucu, près de Nailhac, avec un petit dequinze ans, bien eycarabillé, appelé Fredéry. CeNogaret était le plus pauvre de la famille, n’ayantqu’un petit moulin à une paire de meules où l’eaumanquait l’été, en sorte qu’il lui fallait porter moudrele blé des pratiques, au Temple-de-l’Eau ou à Cherveix;et pour faire son travail, il n’avait que deuxméchantes bourriques: avec ça, force petits enfants.
Après ça, il y avait un frère de ma défunte mère,mon oncle Chasteigner, de Sorges, venu avec sa femmeet deux de mes cousins.
Puis mon cousin Estève et son frère Aubin.
Et les amis ensuite.
M.Masfrangeas, que j’avais été chercher la veilleà Coulaures au passage de la voiture;
M.Vigier, le notaire qui avait passé notre contrat;
Migot le maire, sa femme et son fils le plus jeune;
Le fils Roumy, du bourg, et sa sœur Félicité, quiétait contre-nôvie avec mon cousin Ricou;
Lajaunias, l’aubergiste du Cheval-Blanc de Savignac,avec sa fille Toinette;
Jeantain de chez Puyadou, venu tout seul; lesvieux étaient restés à la maison;
Lavareille, d’Excideuil, un ami de mon oncle, etune de ses filles appelée Aimée;
Enfin l’ami Lajarthe.
Avec ça, le vieux Jardon, les deux chabretaïres,Gustou, mon oncle, ma femme et moi, ça ne faisaitpas loin d’une quarantaine à table.
On partit le matin de la maison, en rang, les musiciensen tête, pour aller quérir la nôvie à la Borderie.Ma tante et la Félicité, qui l’avaient habillée,nous oyant venir, la menèrent.
Il y a de ça plus de quarante ans, et je la voisencore. Qu’elle était belle, ma Nancy, et qu’elleavait l’air comme il faut! Dans nos campagnes, çan’était point la coutume en ce temps, ni guèreencore, d’habiller les filles de blanc le jour de leurnoce. Nancy avait une robe de fin mérinos bleu quilui découvrait un peu le cou, et la naissance de lapoitrine où brillait le cœur que je lui avais donné,suspendu par une chaîne d’or. Elle avait une coiffeavec des dentelles, à l’ancienne mode périgordine,qui laissait voir deux épais bandeaux de cheveux noirs. Avec ça, de grands pendants d’oreilles, sonbeau châle et des petits souliers avec des rubans etc’est tout. C’était une mise campagnarde, j’enconviens, mais je l’aimais mieux que celles des villes.Je n’oublierai jamais, quand je vivrais cent ans, lesourire avec lequel Nancy me reçut lorsque je m’approchaipour l’embrasser: Ma chère femme!
Ce n’est pas la coutume, chez nous, que le pèreconduise sa fille le jour du mariage. C’est le contre-nôviqui la mène à l’église et le marié mène lacontre-nôvie. Mais pour nous faire honneur, M.Masfrangeas,qui représentait les Messieurs de l’hospicetuteurs de Nancy, la conduisit à la mairie et àl’église. Quand je dis à la mairie, il faut dire chezMigot, parce que de bâtiment communal il n’y enavait pas en ce temps-là. Dans une chambre, chez lemaire, il y avait sur une grande table les gros livresdu cadastre, les registres de mariage et autres, et untas de papiers pleins de poussière. Dans un coin, setrouvait un cabinet où l’on sentait qu’il y avait despommes, et avec un banc et trois ou quatre chaises,c’était tout.
C’est une chose bien étonnante que cette négligencede presque tous les maires de nos campagnes,pour tout ce qui se rapporte à la vie civile. Leshommes de la Révolution avaient voulu affranchirleurs descendants de la tutelle des prêtres, et c’estpour cela qu’ils avaient donné au maire, représentantla commune, la mission de constater les faitsde la vie du citoyen, la naissance, le mariage et lamort. Mais par notre bêtise, on a traité les actescivils par-dessous la jambe. Les maires, dupes oucomplices des curés, n’ont jamais songé à donnerquelque solennité à celui qui y prête le mieux, aumariage. Le peuple en a conclu que ce n’était làqu’une simple formalité. Ça commence à changer unpeu; mais autrefois, le vrai mariage était à l’église; à la mairie, on se faisait enregistrer, et il y en a encorequi disent comme ça.
Nous eûmes de la peine à entrer, les époux lescontre-nôvis, M.Masfrangeas et mon oncle, dans lapetite chambre qui servait de mairie. Le père Migotsavait tout juste écrire en grosses lettres, et c’étaitla demoiselle Vergnolle qui écrivait les actes, carnous n’avions pas de régent en ce temps-là, dansnotre commune. Il mit ses lunettes de corne, et bredouillace qui était écrit sur les papiers. Enfin, nousayant demandé si nous voulions nous prendre pourmari et femme, après que nous eûmes répondu oui,il nous déclara unis au nom de la loi. Quand tout lemonde eut signé, Migot ne manqua pas de prendreses droits en embrassant ma femme sur les deuxjoues.
En sortant de la mairie, nous voilà partis à l’église.En entrant, je vis à gauche près du chœur, dans lebanc de Puygolfier, la demoiselle qui était agenouilléeet priait Dieu, la figure dans ses mains. Aussitôtqu’il nous vit entrer, le marguillier alla quérir lecuré Pinot qui, après s’être un peu fait attendre,sans doute pour finir sa pipe, vint et s’alla vêtir dansla sacristie.
Il faut bien dire que ni lui ni son marguillern’imposaient pas beaucoup plus que Migot. Le curéqui fumait tout le temps, empoisonnait le tabac, etavec ça n’était pas des plus propres, Jeandillou enpantalon de droguet, pieds nus dans ses gros souliers,avec son sans-culotte d’étoffe, et sa chemiseattachée par des liens, qui laissait voir les poilsrouges de sa poitrine, était bien le marguiller de cecuré, et tous deux étaient assez piètres. Jeandilloutenait un gros livre tout crasseux et estropiait lesrépons que c’en était risible. Moi, tout ça m’ennuyaitfort; je pensais à la prétendue nièce, et il me répugnaitgrandement d’avoir affaire à cet homme pour mon mariage. Aussi, quand tout fut parachevé, je fistout bas un: Ha! de soulagement, et nous sortîmes.
Et maintenant, je menais ma femme, et devant laporte, où étaient quelques gens du bourg venus parcuriosité, comme nous sortions, des vieilles femmesdirent: À cette heure elle est sienne!
Quand toute la noce fut hors de l’église, les garçonssortirent des pistolets de leurs poches et lesfirent péter ferme: on connaissait bien qu’ilsn’avaient pas ménagé la poudre. Les deux musiciensse mirent en avant avec leurs chabrettes garnies derubans, et nous voilà allant vers le Frau.
Je serrais le bras de ma femme contre moi, commesi j’avais eu peur qu’on vînt me la prendre, et nousnous parlions tout bas en nous regardant avec amour.
— Tu as ouï, Nancy, lui dis-je, ces vieilles qui,tandis que nous sortions de l’église, disaient: Àcette heure elle est sienne!
— Oui, dit-elle, elles avaient raison; maintenantje suis à vous dans le bonheur ou le malheur, pourla vie…
— Ma chère Nancy!
— … Et je vous promets que je serai pour vousune bonne et honnête femme.
— Oh! Nancy, que je voudrais t’embrasser pource que tu dis là!
— Je mettrai toute ma gloire à faire de manièreque jamais vous ne vous repentiez, mon cher Hélie,mon cher mari, d’avoir pris une pauvre fille sansfamille et sans fortune.
Tandis que je la regardais, au fond de ses yeuxclairs il me semblait apercevoir la bonne consciencequi la faisait parler ainsi.
Puis nous continuâmes de marcher sans rien dire,nous tenant serrés l’un contre l’autre, et bien heureux.Les musiciens jouaient de temps en temps, lespistolets partaient; mais nous n’entendions rien.
— Ah ça! dit au bout d’un moment, derrièrenous, mon cousin, vous n’êtes pas bien riants, lesnôvis! Ça n’a plus d’air d’une noce, mais d’unenterrement!
— Il ne faut pas se fier aux apparences, que jelui dis; nous sommes contents sans que ça paraisse,et plus qu’on ne le peut dire.
— Ah! par ma foi, le jour de ses noces, il fautfaire voir qu’on est content. Si je marchais devantavec Félicité et que nous fussions les nôvis, je seraisbien content et je le ferais voir, par Dieu!
— Ne l’écoute pas, Félicité, que je lui dis, c’est unenjôleur de filles.
— Oh! dit la petite Roumy, n’ayez de crainte, jele sais bien; mon frère m’a dit qu’il avait unebonne amie à Excideuil.
— Comment! dit mon cousin, ça se sait jusqu’ici!Jamais je ne l’aurais cru. Mais ça n’empêche pasque je disais la vérité tout à l’heure. Parce qu’onparle à une fille qu’on a vue en premier, ça n’estpas une raison pour ne pas rendre justice à cellequ’on trouve en second lieu, et même pour ne pasregretter de ne l’avoir pas rencontrée la première…
— Ha! ha! ha! tu entends, Félicité, comme ilsait arranger les choses.
— Oui, répondit la drole en riant tant qu’ellepouvait; je l’entends bien, mais je ne le crois pas.
— Et que faut-il donc faire, dit mon cousin, pour quevous me croyiez? dites-le, je le ferai, aussi vrai que jem’appelle Gaucher Henri, ou autrement dit, Ricou!
— Rien! rien! dit-elle en riant encore.
Tout en babillant comme ça, nous arrivâmes auFrau. Tout le monde s’écarta un peu, au moulin oule long de l’eau, en attendant le dîner. Les jeunesgens se promenaient avec les filles en leur contantfleurette, et les vieux s’arrêtaient de temps en tempspour prendre une prise. Nancy alla poser son châle et vint me retrouver devant le moulin, où je causaisavec mes cousins de Brantôme et d’autres. Au boutd’un moment, mon oncle, qui revenait de la cuisinedit à un des musiciens qui avait été soldat dansl’infanterie légère:
— Sonne la soupe, Cadet!
Et l’autre se mit à jouer en imitant la sonnerie dela soupe; mais nous n’y comprenions rien, exceptéLavareille et Estève qui avaient fait leurs sept ans, etnous dirent alors:
— Allons donc manger la soupe.
Le cuvier était bien arrangé, tout crépi de neufet blanchi au plafond et partout. Par terre, on avaitfait une épaisse jonchée de laurière qui lui donnaitun air de fête. Quand nous fûmes assis tous, mafoi ça faisait une belle tablée. Ceux qui avaient lessoupières en face d’eux servirent la soupe et on semit à manger de bon goût, car il était déjà midi.Après la soupe, on apporta le bouilli de chez nous:de la velle avec des poules qui avaient le ventreplein de farce jaune. Le bouilli fini, tout le mondefut un peu plus tranquille, car c’était un bon fondement,et on commença à causer entre voisins. Ilsétaient quelques-uns, mon cousin Ricou, mon oncleChasteigner, le fils Roumy, Jeantain de chezPuyadou et Lavareille qui n’oubliaient pas de verserà boire, et avec ça, mon oncle Sicaire les rappelait àleur devoir de temps en temps:
— Hé! là-bas! vous ne versez pas à boire! Tuentends, Lajarthe!
— T’inquiète pas, répondait l’autre, ta barriquey passera: et on trinquait entre voisins.
Après le bouilli on apporta des tourtières pleinesd’abattis de dinde, de salsifis et de boulettes dehachis, et en même temps des poulets en fricassée.
Puis après, on servit de la daube de bœuf; et iln’y avait personne pour la faire comme la nore de Maréchou, aussi il y en eut les trois quarts qui yrevinrent: la daube est une bonne chose quand elleest bonne.
Ensuite de ça, les femmes portèrent sur la tabledeux grosses têtes de veau dans leur cuir, avec unbouquet de persil dans la bouche, et le petit Frédéry,qui n’avait jamais vu chose pareille, s’esclaffa derire tant qu’il put.
Avec une sauce au vinaigre, ça remettait un peuen goût de manger, aussi on ne laissa que les os destêtes.
Puis après on servit des canards farcis et des fricandeaux.
Ça commençait à bien aller; pour faire passertout ça il fallait boire, et on buvait sec. Avec ça il yen avait qui commençaient à renâcler et ne mangeaientplus guère, mais les plus crânes allaient toujours. Sansmontrer semblant de rien, je regardais faire le pèreJardon qui était au fond de la table; il revenait àtous les plats. Sans doute il se faisait cette réflexionque jamais plus il n’aurait une si bonne occasion, etil s’empiffrait tant qu’il pouvait, et buvait de même.Je crois que même en ce moment l’avarice le poussait,et qu’il se disait qu’en se remplissant bien lapanse il n’aurait pas tant besoin de manger chezlui le lendemain.
De mouton, il n’y en avait pas, parce que les genschez nous ne l’aiment point, je ne sais pas pourquoi.Avec ça, on leur en fait bien manger quelquefoisdans les auberges, mais il ne faut pas qu’ils lesachent.
Il y eut un petit moment de repos, et chacun devisaitjoyeusement en trinquant, pour ne pas restersans rien faire, quand tout à coup les femmes portèrenttrois gros dindons rôtis, et ma foi tout le mondeles regarda avec plaisir.
Tandis qu’on les tranchait, les femmes ôtèrent les bouteilles qui étaient sur la table, et apportèrentdu vin de cinq ans de notre vieille vigne, qui était decrâne vin.
À ce moment, on avait déjà pas mal bu, et tout lemonde était un peu rouge et bavardait. Je n’écoutaisguère ce qui se disait, je parlais tout bas à Nancy aumilieu du bruit, et lui serrant la main sous la table,nous oubliions de manger.
Mais une fois que ces gaillards-là eurent fini lerôti, ils commencèrent à nous plaisanter et à nousbrocarder, comme c’est la coutume aux noces; c’étaitsalé quelquefois, mais avec ça rien de trop.
Pour la desserte, on couvrit la table de tourtes auxprunes, aux pommes, de massepains, de gaufres etde fruits: poires, pommes, raisins, noisettes, est-ceque je sais? et avec ça de grands saladiers de crème.On n’avait pas oublié non plus de ces grandes tartelettesqu’on appelle des oreilles de curé, je ne saispourquoi, et qu’on casse d’un coup de poing sur lesassiettes: c’est sec, ça ne coule pas aisément, et ilest forcé de boire dur en mangeant.
À un moment, M.Masfrangeas tapa quelques coupssur son verre, et se levant, les joues rouges, les yeuxluisants, fit signe qu’il voulait parler: quand on vitça tout le monde se tut.
Il commença par faire son compliment à la nôvie,et à se féliciter d’avoir été chargé de représenter sestuteurs au mariage. Ensuite il fit l’éloge de Nancy, desa personne, de sa sagesse, de son bon sens, de sonhonnêteté et de son bon cœur, et il dit qu’une dotcomme ça assurait la prospérité d’une maison, mieuxque la fortune. Après cela, passant à moi, il convintque, quoique jeune et un peu original déjà, j’avaismontré du jugement en préférant cet apport à l’argent,en prenant une fille pauvre de bien, mais riche dequalités.
Il continua, disant que c’était ainsi qu’il en devrait être toujours; que les jeunes gens ne devraient sedécider que d’après les convenances de personnes, etles qualités du cœur et du caractère, parce quec’était là des richesses qui valaient mieux que lesécus ou les meilleures hypothèques, et que l’on necraignait pas de perdre.
Il parla ainsi un moment, et tout le monde l’écoutaiten silence, car il disait de bonnes choses enpatois, et ça faisait grand plaisir d’ouïr, dans notrelangage paysan, de fortes paroles qu’on n’est pasaccoutumé d’entendre, aux noces, ni ailleurs.
En finissant, il dit qu’il espérait que nous aurionsbeaucoup d’enfants pareils à nous, ce qui fit rougirNancy qui pendant tout ce prêchement baissait lesyeux, il ajouta qu’il ne nous souhaitait pas le bonheur,mais qu’il nous le prédisait, parce qu’il était forceforcée que, dans les conditions où nous nous étionsmariés, nous fussions heureux. Tout ce que nous pouvonsdésirer aux nôvis, braves gens, c’est la santé,et pour cela, si vous voulez, nous allons y boire.
Tout le monde battit des mains, et les verres étantremplis, chacun se leva et vint trinquer avec nous,après M.Masfrangeas.
Quand on se fut rassis, on parla de chanter, et cefut le fils Roumy qui commença.
Tandis qu’il chantait, et que tout le monde écoutaiten regardant, je vis mon cousin Ricou qui avaitfait semblant de tomber son couteau, et se coulaitsous la table. Je dis un mot à l’oreille de Nancy et ellerassembla ses cotillons, et ramena ses pieds soussa chaise. Lui arriva à quatre pattes sous la table, etdit tout doucement:
— Cousine, laissez-moi prendre votre lie-chausse.
Nancy, sans rien dire, tira de sa poche un rubanbleu et tenant toujours ses jambes serrées, le luidonna et il s’en retourna. Lorsqu’il se remit à saplace, il avait l’air tout capot, et je me mis à rire en le regardant. La chanson de Roumy finie, moncousin coupa la soi-disant lie-chausse en morceaux,et les distribua aux jeunes gens qui les mirent à leurboutonnière.
Et on continua à chanter, et dans les chansons, ily en avait de gaies, et ça faisait rougir un peu Nancy,comme aussi les plaisanteries qu’on nous faisait:plaisanteries de nos anciens, vieilles et naïves commeeux. Pour dire ce que j’en pense, j’aime encore mieuxces coutumes paysannes que celles des bourgeois, quitrouvent ça pas distingué, et s’en vont en voyage ausortir de table, comme s’ils avaient honte de dormirensemble au vu de tous leurs parents et amis; quene gardaient-ils leur ancienne cérémonie du coucherde la mariée, au lieu de s’ensauver comme deuxamoureux qui se dérobent pour aller faire l’amour?
On porta enfin le café, et pour quelques-uns quiétaient là, comme le cousin du Coucu et d’autres,c’était une chose rare. Il nous avait fallu emprunterdes tasses chez Maréchou, et Jeantain en avait portéde chez lui, et Lajaunias aussi, car on pense bien quenous n’en aurions jamais eu assez pour tant de monde.
Quand on eut fait force brûlots, rincettes, sur-rincettesavec de l’eau-de-vie du pays, et pris ducognac que j’avais apporté, mon oncle alla chercherune grande bouteille de pinte et dit:
— Voici de l’eau-de-vie faite par mon grand-pèreil y a de ça quarante-cinq ou six ans. Je l’ai gardéedepuis longtemps pour cette occasion: rincez doncvos tasses et nous allons boire à la santé de monneveu et de ma nièce, ou pour mieux dire, de mesenfants.
Entendant cela, Nancy me serra la main et ses yeuxse mouillèrent.
Mon oncle fit le tour de la table pour servir chacunde sa main, et quand il eut fini, il revint à sa placeet, levant sa tasse, dit posément:
— Il me semble qu’en buvant cette eau-de-vie faitepar mon grand-père et conservée avec soin par monpère, nos anciens qui sont morts se joignent à nousen ce moment, pour boire à la santé de leurs enfants.
Et une dernière fois, après avoir trinqué et bu ànotre santé, tout le monde suivit M.Masfrangeasqui s’était levé, et nous fûmes nous promener le longde la rivière, ce qui ne faisait pas de mal après êtrerestés à table cinq heures d’horloge.
Le soir, la jeunesse parla de danser et on montadans la grande chambre, où je dansai la premièrecontredanse avec ma femme et les contre-nôvis. Puisaprès, tous les jeunes gens voulaient danser avecNancy, soit une bourrée ou une sautière, et il fallutqu’elle les contentât par honnêteté. Tandis que nousétions là, mon oncle vint à la porte et me cligna del’œil. Je sortis et il me dit alors d’aller au jardin, oùla servante de Puygolfier voulait me parler.
J’y allai, et la grande Mïette me dit que la demoiselle Ponsie me faisait dire que si nous voulions monter,de peur d’être tracassés, elle nous avait préparéune chambre, et que M.Silain n’y était pas.
Malgré ça, quoiqu’il n’y fût pas, ça m’aurait gênéde coucher sous son toit, et Nancy encore plus,depuis ce qui s’était passé entre nous dans les bois-châtaigniers.Je fis donner le merci à la demoiselle,en lui disant que nous nous étions précautionnés dece côté-là.
Étant rentré dans la chambre, je dansai encoreavec ma cousine de Brantôme, et sur les dix heures,je sortis en disant que j’allais faire faire un vin à lafrançaise. Au bout d’un moment, Nancy vint me rejoindrederrière le mur du jardin; je lui mis sonchâle sur les épaules, car il faisait frais, et la prenantpar le bras, nous nous en allâmes vers le Taboury,à travers les bois.
Quel heureux moment que celui où nous fûmes seuls tous deux, marchant doucement sous les étoiles,serrés l’un contre l’autre, sans rien dire, tant nousétions contents d’être mari et femme pour la vie!Je ne passe jamais dans les sentiers que nous avonssuivis, sans me remémorer cette nuit-là.
J’avais fait le mot à la femme du fermier, et ellenous avait préparé un lit dans une petite chambrettebien propre, où on ne couchait pas d’habitude. Jepris la clef dans un trou de mur qu’elle m’avait enseigné,et étant entrés, je refermai la porte en disantà Nancy: C’est les autres qui seront attrapés quandils nous chercheront.
En attendant, ils s’amusaient toujours tant qu’ilspouvaient; quelques-uns se remirent à boire, d’autresdansaient, tandis que les gens raisonnables parlaientd’aller se coucher. Mais auparavant, mon cousinRicou et Roumy avaient fait faire un tourin à laMarion, et sur les deux heures du matin, il s’agissaitde le porter. Mais il fallait nous trouver, ce quin’était pas aisé, car aucun ne pouvait s’imaginer quenous nous étions en allés à plus de demi-heure dechemin par les bois. Ils cherchèrent dans toute lamaison, et ne nous trouvant point, ils pensèrent quenous étions à la Borderie et s’y en furent. Commeils ne nous y trouvèrent point, ils revinrent au Frau,et descendirent au moulin. Dans la chambre de Gustou,ils le trouvèrent couché avec mon cousin Estève,et allant dans celle de mon oncle, ils le trouvèrent aussi couché à l’ancienne mode dans le grandlit, avec M.Masfrangeas qui ronflait dur. Ils furenttous coyonnés, car aux noces, c’est à qui se moquerades autres: les nôvis se cachent de leur mieux, et lesconviés cherchent de même; tant pis s’ils ne trouventpas, on se moque d’eux.
C’est ce qui arriva aux nôtres: quand ils revinrent à la cuisine, la Marion et la femme du Tabouryet ma tante les plaisantèrent, et leur dirent qu’ils ne savaient pas dénicher, que pourtant c’était bienfacile de nous trouver, et autres choses pareilles. Enfinpour en finir, ces femmes leur déclarèrent que c’étaitinutile de continuer à nous chercher, que nous étions àPuygolfier où la demoiselle nous avait retirés. D’allerlà, il n’y fallait pas penser, aussi ils mangèrent leursoupe à l’oignon, se remirent à danser un moment,et puis on alla se coucher.
M.Vigier s’en était retourné sur sa jument;Roumy emmena chez lui mon oncle Chasteigner avecsa femme, et Lavareille avec sa fille; Nogaret duBleufond et l’autre Nogaret du Coucu s’en furentcoucher chez Maréchou, et les autres s’eyzinèrent. Ondédoubla les lits dans la grande chambre et partout;enfin on s’arrangea pour le mieux. Les plus enragéspassèrent la nuit à boire, et sur les quatre heures dumatin, Jeantain et mon cousin Ricou s’en furent tirerl’épervier, disant qu’ils voulaient prendre un peu depoisson pour se dégraisser les dents.
Le lendemain, il fallut recommencer. Après dîner,Nogaret du Bleufond, Nogaret du Coucu, et Lavareille s’en furent, ainsi que mes cousins les Estève, etLajaunias, de Savignac. M.Masfrangeas s’en étaitallé le matin avec mon oncle, pour attendre la voiturede Périgueux. Le soir, nous étions bien encorequinze ou dix-huit à table. Après souper, les unss’en furent de nuit et d’autres restèrent encore àcoucher.
Pour dire la vérité, ma femme et moi, il nous tardaitd’être un peu tranquilles, mais nous n’en faisionspas pour ça mauvaise figure à nos parents et amis;au contraire, nous les fêtions de notre mieux.
Le soir du troisième jour, nous soupâmes dans lacuisine comme de coutume; il n’y avait plus, en faitd’invités, que ma tante Gaucher et mon cousin, et lesNogaret de Brantôme. Le lendemain matin, ils partirent tous, et nous voilà seuls.
VI
La maison reprit son air habituel, et chacun denous son train ordinaire. Moi je m’occupais du moulinavec Gustou, et mon oncle allait à la Borderie oùse bâtissait la grange, pour laquelle il fallait menerdu sable, des bois, et des tuiles afin de la couvrir.Quand je dis que la maison reprit son air habituel,c’est une manière de dire qu’elle redevint tranquillecomme avant la noce; mais pour dire vrai, elle étaitautrement plaisante. Dix fois le jour je montais dumoulin, pour voir ma femme et lui dire un petit motd’amitié, et je m’en retournais au travail. Des fois,elle descendait avec son ouvrage et rapiéçait dulinge ou des hardes, tandis que je faisais moudre.Lorsque je m’en allais en route, chercher du blé ourendre de la mouture, il me tardait d’être de retour;et quand de loin je voyais les grands châtaigniers dela cime du terme, et ensuite fumer la cheminée de lamaison, je me sentais tout réjoui. Alors en cheminantje me disais qu’il n’y avait pas de sort plus heureuxque le mien; ayant une belle et bonne femme quej’aimais bien, et qui me le rendait, et vivant tranquilleavec mon oncle en travaillant, ne craignant point la misère et n’enviant pas la richesse. Quelquefois,je me pensais combien j’avais eu raison delaisser la ville pour venir demeurer au Frau. Si j’étaisresté à la Préfecture, j’aurais été pour ainsi dire toujoursesclave et prisonnier dans un bureau; je me seraismarié avec une demoiselle qui aurait voulu fairela belle dame, être cossue pour aller à la promenade,à la musique et au bal; j’aurais eu une femme queles officiers auraient guignée si elle avait été jolie,et qui m’aurait peut-être fait tourner en bourrique etruiné. Au lieu de ça, j’étais libre, maître chez nous,ne devant rien à personne, travaillant comme jel’entendais; et j’avais une bonne femme bien aimante,bonne ménagère, ne pensant qu’à bien faire à ceuxqui étaient autour d’elle, et à faire prospérer lamaison.
Lorsque j’étais à portée de chez nous, je faisaisclaquer mon fouet, ce qui faisait enlever nos pigeonspicorant dans l’orge ou la garaube, et je voyaisvenir sous l’auvent, ou se mettre à la fenêtre, maNancy, qui me faisait signe de loin, et ça me donnaitdes jambes pour finir d’arriver quand j’étais fatigué.
Au bout de quelque temps, la Marion me dit:
— Écoutez, Hélie, votre femme est une bonnefemme, ça c’est sûr, et quelqu’un qui dirait le contraire,je lui dirais qu’il en a menti; mais, depuislongtemps, j’ai toujours été chez des curés, habituéeà mener les choses à ma mode, n’y ayant pas d’autrefemme chez eux, de manière que je ne sais pas faireautrement. Or, à cette heure, il est juste que votrefemme soit maîtresse ici et qu’elle gouverne tout à safantaisie; mais moi, vous comprenez, j’ai quaranteans passés, et j’ai pris des habitudes que je ne sauraispas perdre comme ça. Il vaut mieux que vouspreniez une chambrière jeune, qui aidera votre femmeet qu’elle apprendra à sa manière, et moi je me chercherai une place: jeudi qui vient, j’irai avec vous àExcideuil, pour voir.
Je trouvai que Marion avait raison, et je le dis àmon oncle qui fut de mon avis. Nous prîmes une fillede Saint-Sulpice appelée Suzette, qui marchait surses dix-sept ans, et quant à Marion, elle se plaçachez le curé de Saint-Paul-Laroche, dont la servantevenait de mourir.
L’hiver se passa tranquillement au Frau. Les eauxdébordèrent, mais ne firent pas trop de dégât, etnous avons eu plus de mal d’autres fois. Le soir aprèssouper, nous étions autour du feu réunis, mon onclefumant sa pipe dans la queyrio, ma femme faisantson bas, Suzette filant sa quenouille, Gustou pelantles châtaignes en racontant ses histoires, moi lui aidantà peler. Je me pensais lors que nous étions bienheureux; mais tout de même, il y avait des chosesqui nous tracassaient mon oncle et moi, c’était de voircomme les affaires du pays allaient mal.
Quelquefois, je lisais la Ruche, et mon oncle m’écoutaittout triste, se demandant comment tout ça finirait.En ce temps-là, on commençait à faire arracherles arbres de la Liberté à Paris, soi-disant parcequ’ils gênaient, et les soldats marchaient contre lescitoyens qui se rassemblaient pour les défendre.Chez nous, les nobles, les curés, les bourgeois, disaienttout haut que la République n’en avait pas pour six mois.Le curé Pinot ne se gênait pas pour prêcher, le dimanche,que le seul remède aux maux de la France, c’étaitde la jeter à bas. Et lui, méchant petit curé de campagnequi aurait dû être respectueux pour un supérieur,il blâmait hautement l’archevêque de Parisqui, dans un mandement, avait dit que l’Église respectaittous les gouvernements qu’elle trouvait établis,même ceux sortis d’une révolution, pourvuqu’ils fissent leur devoir. Ça n’allait pas au curé,ça, et il traitait ce brave archevêque, comme si c’eût été quelque pauvre diable de socialiste pareilà Lajarthe: il ne se rappelait plus, la tête decitrouille, que lui aussi avait dit la même chose, lejour où il avait béni l’arbre de la Liberté devant sonéglise.
Quant à M.Silain, il criait, partout et à qui voulaitl’entendre, qu’il n’y avait pas à disputer avec lesrouges, qu’il n’y avait qu’à les foutre à l’eau partout.
C’est une chose bien triste, quand on y pense,qu’une classe de citoyens cherche toujours à maîtriserles autres, sous prétexte de religion ou de gouvernement.Autrefois, c’était les catholiques quitraitaient les protestants comme des chiens, leurvolaient leurs enfants, les envoyaient aux galères etles chassaient de France; c’était aussi les nobles quise prétendaient les maîtres du peuple, et le tenaientdans une dure condition. Et pour lors, c’était lesriches, ceux qui jouissaient, qui voulaient maintenirles pauvres, ceux qui travaillaient, ceux qui souffraient,dans leur misère. Le curé Pinot disait là-dessus,croyant répondre aux républicains, que le travail étaitla loi de Dieu depuis la malédiction d’Adam, et quepar conséquent ceux qui subissaient cette loi n’avaientpas à se plaindre. Mais il n’expliquait pas pourquoi,parmi les enfants d’Adam, il y en avait qui ne travaillaientpoint, et ne gagnaient pas leur pain à la sueurde leur front, mais, au contraire, vivaient, largementet à l’aise, du travail des autres. Si bêtes que nousfussions alors, nous autres paysans, nous comprenionsbien ça: nous n’aurions pas trop su le dire,mais nous le sentions. Il n’y avait personne dans lacommune, par exemple, qui ne trouvât que M.Silainétait un mangeur, un homme qui toute sa vie avaitété inutile et même nuisible; et quand il parlait defoutre les autres à l’eau, tout le monde pensait qu’ilfaudrait commencer par lui.
Plus il allait, plus il devenait méchant, M.Silain, quoiqu’il ne le fût pas de nature, comme je l’ai dit.Mais maintenant, il voyait qu’il s’enfonçait tous lesjours davantage, et que dans quelques années, pasbeaucoup, tout serait mangé, ça le rendait fou. Il yavait des moments où ça lui faisait même faire desbêtises contre ses intérêts, comme lorsqu’il renvoyases métayers de dedans la cour, qui étaient là depuisune centaine d’années, et qui nourrissaient la maison,car c’était de bons travailleurs.
Je ne sais pas trop à quel propos ça arriva, mais ilparaît qu’il était furieux après le frère plus jeune dumétayer, qui venait de rentrer du service ayant faitses sept ans, et qui lui répondit, un jour qu’il sefâchait pour des riens et les traitait comme deschiens:
— Vous savez, notre Monsieur, qu’il n’y a plusd’esclaves! même les nègres sont hommes, aujourd’hui!
Là-dessus il les avait renvoyés. Le métayer avaitbien été le trouver et avait demandé pardon pour sonfrère, le pauvre diable; la demoiselle Ponsie avaitprié, supplié et même pleuré, rien n’y avait fait. Legarçon qui lui avait répondu était allé se louer ailleurs,mais ça n’était pas assez, et il leur fallut partirtous.
Qu’avaient-ils à dire?
La terre était à lui, n’est-ce pas? Et s’il lui plaisaitd’y mettre d’autres métayers, ou de la faire valoirpar des domestiques, ou de la laisser en friche, quipouvait l’en empêcher?
Sans doute ils auraient pu répondre que cette terre,sans eux, n’eût amené que des ronces, des chardons,de l’ivraie et de la traînasse; que leur travail seul luifaisait porter du revenu; que depuis cent ans lespeines et les sueurs de quatre générations de leurfamille l’avaient amendée, bonifiée et faite, pour ainsiparler, et qu’il était bien dur d’en être chassés. Mais quoi, il n’y avait pas de loi, pour estimer la plus-valuedonnée par le travail, et les récompenser; etpuisqu’il n’y en avait pas, pouvaient-ils résister? Lesgendarmes d’Excideuil n’étaient-ils pas prêts àempoigner, le procureur de Périgueux prêt à requérir,les juges prêts à condamner, et les geôliersde la prison, contre Tourny, prêts à enfermer? Tristechose que le pauvre soit toujours étranglé par la loi.
Les misérables gens se préparaient donc à partir;mais le curé Pinot, venant un jour au château, entrachez eux et les consola à sa manière. Il leur représentaque rien dans le monde n’arrivait sans la permissiondivine, et que, par ainsi, Dieu trouvait bonqu’ils fussent renvoyés puisqu’ils l’étaient en effet. Etil les exhorta à se soumettre aux vues de la divineProvidence, qui sait mieux que nous ce qui nousconvient. Les pauvres diables n’avaient rien à répondreà ça; la loi divine était aussi dure pour eux quela loi humaine, et ils se résignaient. Après ce petitprêchement, le curé s’en fut souper avec M.Silain,qui l’avait invité à manger d’un lièvre en royale.
L’injustice m’a toujours soulevé et révolté; je n’aijamais pu la supporter ni pour moi ni pour lesautres. Aussi cette méchanceté de M.Silain memettait dans une colère noire. J’aurais donné je nesais quoi pour que la grange de la Borderie fût prête,afin de prendre ses métayers et de les mettre bien àleur affaire tout près de lui, pour lui faire dépit. Je neme gênais donc pas, comme on peut le croire, pourdire tout ce que je pensais de sa méchante action.Mais il faut le dire, guère personne ne faisait commemoi.
M.Lacaud disait partout, non pas à moi, car jel’aurais bien relevé, mais il disait à qui voulait l’écouter,que M.Silain avait bien fait de jeter ces insolentsà la porte; et les pauvres gens à qui il s’adressaitrépondaient:
— Que voulez-vous, il est le maître!
Lajarthe, lui, disait tout hautement que des hommescomme M.Silain étaient des bêtes nuisibles:
— Vois-tu, mon pauvre Hélie, nous autres pauvrespaysans, nous avons été tellement écrasés pendantdes siècles, que nous ne pouvons par finir denous relever. Au lieu de faire comme les porcs quicourent tous au secours de celui des leurs qui estattaqué, nous ferions plutôt comme les chiens quitombent sur celui de la meute que le maître bat:c’est triste!
— Il n’y a qu’un remède à ça, disait mon oncle,c’est l’instruction et la liberté. Les gens finiront parcomprendre que c’est leur devoir et leur intérêt dese soutenir, et qu’ils seront les maîtres, le jour oùils sauront tous dire aux Silain, aux Pinot, auxLacaud: — Non!
Le jour du départ des métayers de Puygolfier, ilspassèrent devant chez nous, pour traverser au gué,emportant sur une charrette leur pauvre mobilier. Lepère allait devant les bœufs, se retournant de tempsen temps pour leur crier: Hâ! hâ! et les piquer del’aiguillon. Sur le devant de la charrette, on avaitfait une place où était assis le grand-père infirme.Une table longue à pieds massifs, deux bancs, unvieux cabinet de cerisier noirci par la fumée, unemaie, deux vieux châlits piqués par les vers, deuxou trois chaises à moitié dépaillées, un dévidoir faità coups de hache, une barrique vide, s’entassaient surla charrette. Par-dessus, étaient jetées les paillassesde grosse toile rapiécées de morceaux différents, etdeux vieilles couettes jaunies. Deux seaux se balançaientsous la charrette, avec des paniers où il y avaitdes bouteilles vides, des fours d’oignons, des pelotonsde fil, et d’autres où gisaient des poules les pattesliées. Aux ridelles étaient accrochées des affaires:une oulle pour les châtaignes, une tourtière à faire les millassous, une marmite, une poêle à longue queueet plusieurs paires de sabots usés. Dans les endroitsoù le chargement laissait des vides, on avait placéun sac de farine à demi plein, quelques pots de terre,des hardes, des chiffons et deux tourtes de pain noir.À la cime de ce pilo de meubles et d’affaires, étaientassis, sur les paillasses, deux enfants de quatre et desept ans.
Voilà toute la richesse de cette famille; voilà toutce que depuis une centaine d’années elle avait amassépar un travail dur et acharné! Et maintenant qu’onnous dise que la propriété vient du travail! pourquelques-uns, je ne dis pas; mais combien est grandela foule de ceux qui de père en fils travaillent, suentet peinent à force, et sont misérables!
Nous savons ça chez nous, et c’est pourquoi on ditcommunément: Les pauvres seront toujours pauvres!
Ah! quand donc se lèvera sur le peuple le soleil dela Justice!
À côté de la charrette, marchait une forte femmebrune, avec un nourrisson sur les bras, et son basdans sa poche de tablier. Un drole de seize ans setenait près d’elle, et de temps en temps portait lepetit enfantelet pour soulager sa mère, qui pendantce temps, comme une vaillante femme qu’elle était,faisait un tour ou deux de bas; derrière, le labrisuivait en trottinant. Tout ce monde était triste etdolent de quitter la métairie que la famille travaillaitdepuis si longtemps, et où le grand-père, infirme,était né avant la Révolution. Mais cette tristesse étaitmuette et résignée, c’était la tristesse du pauvrepaysan périgordin, qui depuis des siècles et des sièclesmord les dures tétines de la Pauvreté.
Il tombait une petite brume fine. La charrette tressautaitlourdement sur les pierres du chemin, et lesenfants, juchés en haut, s’attrapaient à la corde qui serrait le chargement, afin de n’être pas jetés àterre.
Au moment où ils passaient devant chez nous,M.Silain se trouva justement là, revenant de lachasse. Cette rencontre le contraria peut-être, mais iln’y avait pas moyen de l’éviter; il s’arrêta donc pourlaisser sortir la charrette du chemin étroit. Le père,qui allait devant les bœufs, souleva son bonnet etlui dit: Bonsoir, notre Monsieur; politesse prudentedu pauvre, qui ne sait pas ce que le sort lui réserve.Le vieux infirme ne salua pas, lui; il n’en avait paspour longtemps, et n’avait rien à ménager; partouton trouve six pieds de terre pour y dormir en paix…La mère ne dit rien non plus, mais dans ses yeuxpassa un éclair de haine, qui eut fait comprendre àM.Silain, s’il s’en fût donné garde, La Jacquerie etQuatre-Vingt-Treize, ces explosions de colères amasséeset envieillies, pendant de longs siècles de misèreet d’oppression.
Pendant ce défilé, les droles restèrent silencieuxcomme de petits sauvages, tandis que le labri, fourrésous la charrette, ne cessait de japper après les chiensde M.Silain, qui chassait tout son monde de Puygolfier.
J’étais monté sous l’auvent, ne voulant pas parlerà M.Silain. Cet homme me faisait horreur maintenant,depuis qu’il rendait malheureux sa fille et tousceux qui l’entouraient.
— Pauvres gens! dit ma femme.
— Ha! Je regrette bien, lui répondis-je, que la grangen’ait pas été prête, nous les aurions pris à la Borderie.
Mais j’ai été un peu devant tandis que j’y étais,pour faire voir toute la méchanceté de M.Silain. Ilme faut maintenant revenir en arrière, pour raconterune affaire qui m’arriva, il n’y avait que quelquesmois que j’étais marié.
Un samedi du mois de février, c’était en 1850, j’étais allé au marché de Thiviers, je ne me rappelleplus pourquoi, et tout en faisant mes affaires, je vispasser ce grand chenapan de maréchal que j’avais sibien frotté à Négrondes, le jour de la dernière vôte,parce qu’il faisait l’insolent avec Nancy. Il avait unfusil pendu à l’épaule par une bretelle de lisière, et enpassant près de moi il me regarda d’un mauvais œil.Mais je m’en moquais bien à cette heure, Nancy étaità moi, et il n’y avait rien à faire. Je m’attardai unpeu dans une auberge, avec mon oncle Chasteignerqui était venu vendre des truffes, et l’Angelus sonnaitquand je partis.
Je m’en allais tranquillement, marchant d’un bonpas, car il me tardait d’arriver, comme toujourslorsque j’étais dehors. J’avais passé Puyfeybert, et jen’étais pas bien loin de la Côte, dans le chemin quitraversait un bois-châtaignier, lorsque, en arrivant àun endroit où il y avait un gauliadis ou bourbier, ilme sembla voir remuer quelque chose derrière ungros châtaignier qui se trouvait sur la gauche. Aulieu de passer par le sentier que les gens avaient faitdans le bois, pour éviter le gauliadis, ce qui m’auraitmené passer rasis le gros châtaignier, je traversaidans la boue en enjambant sur des grosses pierresqu’on avait mises dans ce mauvais chemin. J’étaispresque sorti de là, quand tout d’un coup, je mesentis poussé par derrière et criblé, comme si onm’avait jeté une poignée de graves, et en mêmetemps j’entendis un coup de fusil. Cette poussée, aumoment où je n’avais qu’un pied posé sur une pierre,me fit trébucher et tomber. Étant étendu tout de monlong, j’entendis les pas d’un individu qui s’en galopait,et, tournant la tête tout doucement, je vis ungrand gaillard avec un fusil. Pardi, que je me pensai,c’est cette canaille de maréchal; et je restai unmoment tranquille, parce que je n’entendais plus sespas, et que je me disais qu’il s’était planté et qu’il était capable de venir m’assommer à coups de crossesi je bougeais. Mais n’entendant rien et ne mevoyant pas remuer, il crut m’avoir tué et reprit sacourse.
Quand je fus bien sûr qu’il était loin, je voulus merelever, mais les plombs m’étaient entrés dans lesreins et dans les cuisses, et j’eus du mal à me mettresur mes jambes, tant je souffrais. Une fois debout, jerepris mon chemin en m’aidant de mon bâton, marchantpas à pas. Je sentais que je n’avais rien decassé ni rien d’abîmé dans la carcasse, et ça me faisaitprendre courage. Il me fallut tout de même unedemi-heure, pour aller jusqu’à la Côte, et quand jefus là, les gens me firent boire un coup et deuxhommes me soutenant chacun sous un bras me menèrentjusqu’au Frau. Quand ma pauvre femme, bieninquiète déjà de ce que j’étais anuité, me vit dans cetétat, elle jeta un grand cri et me prit dans ses bras,tandis que mon oncle et Gustou accouraient bienvite. On m’assit près du feu, et on m’ôta mon havresacqui était plein de gros plomb de loup. Gustoupartit de suite pour aller chercher le médecin deSavignac. En attendant, on me mit au lit, et je m’endormis,après avoir conté comment l’affaire étaitarrivée. Mais je ne dis pas que c’était ce scélérat demaréchal, parce que ça aurait encore fait plus depeine à ma femme, de penser que c’était à caused’elle que j’avais attrapé ça.
Le médecin vint le lendemain, me tira une dizainede plombs, et me dit que j’avais eu de la chanced’avoir mon havresac avec quelque chose dedans, quiavait amorti le coup, parce que si j’avais reçu toutela charge dans le corps, j’étais un homme mort.
Aussitôt qu’il fut sûr qu’il n’y avait pas de danger,mon oncle prit la jument et s’en fut à Thiviers parleraux gendarmes, puisque c’était dans leur renvers quel’affaire était arrivée. Le brigadier monta à cheval et vint avec un gendarme pour me demander commentça s’était passé; quand ils furent à l’endroit, ils trouvèrentune bourre de fusil; c’était une feuille de vieuxlivre. Lorsque je leur eus bien tout expliqué pointpar point, et que je leur eus dit qui je croyais quec’était, ils s’en retournèrent emportant les plombsqu’on m’avait ôtés du corps, et la bourre du fusil.
À Thiviers ils s’enquérirent. Au bureau de tabac,on leur dit qu’un garçon dont le signalement répondaitassez à celui du goujat était venu acheter duplomb double zéro, pour tuer le loup qui venait souventrôder la nuit autour de son village, à ce qu’ildisait. Cet individu avait aussi acheté pour quatresous de tabac à fumer. Le plomb et le tabac avaientété pliés dans des feuilles d’un vieux livre qui étaitsur le comptoir, et, vérification faite, la bourre ramasséesur le chemin était une feuille de ce livre.
Le maréchal fut amené à Thiviers et conduit aubureau de tabac. La marchande, interrogée, déclaraque celui qui avait acheté le plomb et le tabac avaitbien une figure à peu près comme celui-là, mais étaitbien moins grand.
Il était clair que cette canaille avait fait acheter leplomb par un autre, mais il fallait trouver cet autre.Autrefois la justice n’était pas si bien menée qu’aujourd’hui,et par-dessus le marché, à ce moment-là,les gendarmes avaient assez d’ouvrage pour surveillerles rouges, de manière qu’il arrivait assez souventqu’il se commettait des crimes dont on ne trouvaitjamais les auteurs, comme c’était arrivé pour l’assassinatde ce porte-balle, près du Frau. Ça arriva aussipour mon affaire: les gendarmes cherchèrent, interrogèrentplusieurs individus, mais, en finale, ils nepurent mettre la main sur celui qui avait acheté leplomb. Pourtant, c’était un ami du maréchal qui nevalait pas plus que lui, comme on le sut trop tard;ils avaient déjeuné ensemble dans une auberge et il semble qu’on aurait pu le trouver, mais enfin on nele trouva pas.
Au reste, il faut dire qu’en ce temps-là les gens netenaient pas beaucoup à témoigner en justice, et secachaient, parce que c’était chose toujours pleine dedérangements et d’ennuis; sans compter que les avocatsne se gênaient pas bien, pour supposer de vilainsmotifs aux témoignages de ceux qui chargeaient leursclients, et pour leur chercher, comme on dit, les pouxdans la tête: on m’a assuré que ça arrivait encorequelquefois.
Moi, j’en fus quitte pour quelques jours de lit, etquinze jours de repos, après quoi je repris mon travailet mes habitudes. Mais il me faut dire ici que lessoins de ma femme, et sa manière de bien faire, etl’affection qu’elle me montra dans cet accident, faisaientque je ne regrettais pas trop mon coup de fusil.
Environ dans les deux ou trois mois après, Nancyme dit un jour qu’elle croyait être enceinte, ce quime fit grand plaisir, car nous autres paysans nousne faisons pas comme des gens de la ville qu’il y a,qui vous disent tout sans façons qu’ils ne veulent pasd’enfants. Au contraire, il nous semble qu’un mariagen’est bien et totalement fait et consommé que lorsqu’ila produit des fruits. Je fus donc, comme je disais,bien content, et mon contentement allait en augmentant,comme la taille de ma femme. Je voyais faireles drapes, les bourrasses, les maillots, les bonnettous,pour ce petit être qui allait venir, avec unplaisir grand qui me faisait faire l’imbécile: c’étaitla première fois, il faut m’excuser.
Les nouveaux mariés ne sont pas toujours d’accord,pour désirer soit un garçon, soit une fille; maisma femme et moi nous étions du même avis; c’estun garçon que nous autres voulions.
Le jour arrivé qu’elle sentit les douleurs, c’était aumois d’octobre 1850, le 25. On envoya chercher une vieille femme du bourg, qui s’entendait à ces affaires,n’y ayant pas de femme-sage dans le pays. La mèreJardon était venue aussi, pour aider à la soigner.Cette vieille me dit de m’en aller, que je ne faisaisque la déranger, en tournant et retournant toujoursautour de ma femme; alors elle en se riant, quoiqueça commençât à piquer, me dit: Va au moulin, monHélie, va. Et moi je descendis au moulin, où je nepus rester en patience, allant, venant, sortant, rentrant,sans tenir un instant en place, et me plantantsouvent sur la porte, pour savoir plus tôt quand çaserait fini. Enfin, une heure après, la mère Jardonsortit sous l’auvent, en essuyant ses yeux avec sontablier, et me cria: C’est un mâle.
Ha! et je montai vivement à la maison. Le petitétait déjà mailloté et dormait, tout rouge à côté desa mère. La pauvre n’était pas rouge, elle, mais unpeu pâle au contraire, et ses yeux mâchés se fermaient.Je l’embrassai longuement, comme pour laremercier d’avoir si bien travaillé. Mon oncle vintaussi tout content, et lui dit: — À la bonne heure,ma fille, tu as commencé par un drole et tu n’as pointcrié; tu es une femme! et il l’embrassa, et moi encoreaprès lui. Gustou monta aussi du moulin, et il ditqu’il fallait faire boire du vin pur au petit, afin queplus tard il pût boire tant qu’il voudrait sans segriser. Mais nous ne le voulûmes point. Afin de lescontenter lui et la vieille, il fallut tuer un coq pouren faire manger à ma femme; si elle avait eu unefille, ça aurait été une poule: le coq dans la soupe,ça ne pouvait faire de mal à personne, n’est-ce pas?
Après ça, la vieille nous dit: — À cette heure, ilfaut la laisser dormir; allez-vous-en tous. Et nousnous en allâmes, moi tout fier d’avoir un garçon; ilme semblait qu’étant père maintenant, j’étais un toutautre homme.
Au bout de deux jours, ma femme commença à se lever, et après cinq ou six jours elle avait repris sontrain d’habitude.
Lajarthe vint le dimanche suivant, et nous fit complimentà ma femme et à moi: — Il faudra en faireun bon citoyen de ce petit, qu’il nous dit, parce queles bons citoyens sont rares.
Il resta à souper le soir avec nous, et il nous contaqu’il était allé le matin jusqu’à Coulaures, et qu’ilavait ouï lire un journal, où il était question desvoyages du président de la République, dans la Bourgogne,à Lyon et dans l’Est de la France.
— C’est fini, dit-il, nous allons avoir l’Empire.L’autre jour, à une revue, les soldats qu’on avaitsaoûlés ont crié: Vive l’empereur! Les nobles, lesbourgeois, les curés, les riches, les gens en place,tous conspirent à ça. Pourvu qu’en finale le neveu nenous ramène pas les Russes et les Prussiens commeson oncle, ça ira bien. Ça, c’était toujours sonrefrain, de ce pauvre Lajarthe, parce que c’était unhomme de l’espèce de ceux de 1792, qui aimait fortson pays.
— C’est triste, disait mon oncle, mais c’est commeça, l’Empire se fait comme tu dis. Il y aura peut-êtrebien au dernier moment des gens qui se lèveront,par-ci, par-là, mais la France ne bougera pas. Moi,tant que je pourrai, je tâcherai d’en détourner, quandça ne serait qu’un; mais nos pauvres gens ont l’esprittellement tourneboulé par le nom de Napoléon,que c’est à rien faire.
— Jusqu’à M.Silain, qui s’en mêle, dit Lajarthe.De tout temps la maison de Puygolfier a été pourle roi, et maintenant pour Henri V, comme ils disent;mais il paraît que M.Silain a un peu tourné sa veste,et qu’il s’arrangerait d’un empereur.
— Il ferait mieux de s’occuper de ses affaires, réponditmon oncle; l’empereur ne lui payera pas cequ’il doit.
Mon oncle avait raison, et je le vis bien quelquetemps après. Le surlendemain de la Toussaint, j’étaisau moulin, à faire moudre, quand tout d’un coup,notre chienne Finette se mit à japper comme uneenragée. Je sortis sur la porte, et je te vis venir unindividu à cheval. Quand il fut à cent pas, je lereconnus; c’était ma foi l’huissier Laguyonias, sur sajument grise, avec sa figure en lame de couteau, sespetits favoris jaunes, et son air chattemite. Il étaithabillé moitié en monsieur, moitié en paysan, ayantde gros souliers ferrés avec un éperon rouillé au piedgauche, une culotte de grosse étoffe bourrue couleurde la bête, une vieille lévite verte et un grand chapeauhaut de forme à grands bords, recouvert d’unecoiffe en toile cirée. Il avait à la main une de ces espècesde grosses cravaches de cuir roulé en torsade,communes autrefois, dont le manche était plombé.
Je n’aimais pas cet individu, ni personne d’ailleurs,car c’était un de ces huissiers comme on n’en voitplus, Dieu merci, ferrés sur la chicane, retors, madrés,coquins, poussant aux procès, les faisant naître,les entretenant, faisant foisonner les actes, et ruinantles malheureux en frais. Celui-ci avait déjà faitvendre beaucoup de biens de pauvres diables quiavaient eu le malheur de l’écouter et de suivre sesmauvais conseils. Mais ce n’était pas seulement ceuxqui connaissaient sa manière de faire, qui ne l’aimaientpas; les petits droles même en avaient peur,tant il avait une méchante figure; et quand il passaitdans un village, les gens le regardaient d’un mauvaisœil, disant entre eux:
— Voilà encore cette canaille de Laguyonias, quiva faire de la peine à quelqu’un.
Moi, le voyant, je me disais en rentrant aumoulin: Que diable vient faire ici cette sale bête?
Je le sus bientôt. Il arriva, attacha sa jument à unanneau et entra:
— Bonsoir, qu’il me dit, je vous porte là un acte;et en même temps il dévissait une petite écritoire decorne, et prenant une plume dans un étui, il mit aubas qu’il me le remettait à moi-même, en s’appuyantcontre le mur.
— C’est bon, fis-je, donnez-le moi,
— Voilà, c’est une opposition au payement de ceque vous restez devoir à M.Silain de Puygolfier. Etil restait là, m’expliquant que c’était au requis deMerlhiat, l’escompteur de Saint-Yrieix, qu’il faisaitcette saisie-arrêt, parce que M.Silain lui avait empruntéde l’argent, et qu’il ne payait pas seulementles intérêts. Je n’avais pas besoin qu’il me dit toutça, puisque je lisais l’acte; et je le lisais tout dulong, attendant qu’il s’en allât. Mais lui restait là,pensant sans doute que j’allais le convier à boire uncoup. Mais il se trompait. Ah! si ça avait pu lui servirde poison, je ne dis pas. Enfin, voyant que je ne luidisais pas de monter à la maison, et que je recommençaisde lire son papier par le commencement ils’en alla.
Je portai voir l’acte à mon oncle, qui me dit queça devait arriver ainsi, vu que M.Silain continuaittoujours son même train, et qu’il était entre lespattes de Merlhiat qui lui fournissait quelque peud’argent, et l’exploitait tant qu’il pouvait comme unusurier qu’il était.
J’étais tout ennuyé de ça, par rapport à la pauvredemoiselle Ponsie qui en était la victime. Je n’aijamais souhaité la mort de personne bien sûr, et ceque je viens de dire à propos de Laguyonias n’estqu’une manière de parler de chez nous, où on en ditun peu plus qu’on n’en pense, pour le mieux fairesentir. Mais, franchement, je me disais que ça seraitun grand bonheur pour la demoiselle, si son père secassait le cou en allant à cheval, ou bien s’il attrapaitquelque coup de fusil par accident à la chasse.
Ça n’arriva pas de cette façon, mais ça arriva toutde même. Une huitaine de jours avant la Noël del’année 1850, nous étions à la maison, finissant lemérenda, quand la nouvelle métayère de Puygolfierarriva en courant, nous priant d’y monter de suite,que M.Silain avait eu une attaque et qu’il n’en pouvaitplus. Je m’y encourus avec mon oncle en coupantau plus court à travers les terres. En entrantdans le salon à manger, nous vîmes bien que c’étaitfini. M.Silain était sur son fauteuil, les jambes étendues,les bras ballants, ne bougeant plus. Le nez luisaignait, et sa pauvre fille l’essuyait avec un linge,en se lamentant, tandis que la grande Mïette tenaitla tête qui roulait sur le dossier du fauteuil. Sur latable, les plats, les assiettes, tout était encore là.Mon oncle toucha la main; elle se refroidissait déjà.
La grande Mïette fut chercher un miroir, et le mitdevant la figure, tout contre la bouche de M.Silain,mais il ne se fit pas la moindre buée:
— Allons, pauvre demoiselle, dit mon oncle, il estmort, il n’y a plus rien à faire.
La pauvre se remit à pleurer et à se désoler, disantque c’était impossible; qu’il y avait trois quartsd’heure, il était là, finissant de déjeuner, de grandefaim, car il était rentré tard de la chasse, et qu’il nepouvait pas être mort comme ça; et ses sanglotséclataient.
Enfin, elle finit par entendre raison. Nous lui dîmesalors qu’il fallait le monter dans sa chambre; mais cen’était pas peu de chose. La grande Mïette alla chercherune couverture, et appela le métayer de la cour,car le drolar qui avait soin de la jument et des chiensn’était pas fort assez pour nous aider. Une fois dans lacouverture et tenant chacun un coin, la Mïette quiétait forte comme un cheval, le métayer, mon oncleet moi, nous le montâmes à travers le corridor; maisce n’était pas aisé, surtout en montant l’escalier en vis de la tour, car il était grand et lourd, M.Silain. Aprèsqu’il fut étendu sur son lit, il fallut se dépêcher del’habiller avant qu’il fût tout à fait froid. La demoiselle,toujours gémissant, alla chercher les meilleurshabits de son père, ceux-là qu’il mettait pour aller àLimoges aux foires de la Saint-Loup, et à Périgueuxau grand Cercle, et on les lui mit pour son derniervoyage, après lui avoir ôté ceux qu’il avait. C’étaittriste à voir, quoiqu’on ne l’aimât pas M.Silain, cegrand cadavre qu’il fallait remuer, soulever, et qui selaissait faire comme un petit enfant qu’on maillote.Où ce fut le plus malaisé, ce fut pour lui ôter sesbottes, il fallut le tenir sous les bras, par la tête dulit, tandis que la grande Mïette les lui tirait à grand’peine.
Quand ce fut fait, qu’il fut habillé, la demoisellealluma deux bouts de cierges, et la Mïette ayantétendu une serviette sur une petite table auprès dulit, mit dessus de l’eau bénite dans une assiette, avecun petit brin de buis du jour des Rameaux, et enjeta quelques gouttes dessus le corps, après la demoiselle.
Cela fait, nous descendîmes, et la grande Mïettenous raconta comment c’était arrivé. Le Monsieurétait revenu tard de la chasse, il était une heure,ayant chaud, et il s’était tourné vers le feu dans lacuisine pour manger sa soupe, et avait fait un bonchabrol. Puis après il était passé dans le salon àmanger pour déjeuner. Il avait mangé une grosseomelette aux pommes de terre, un reste de civet dela veille, et approchant la moitié d’un piot qu’onavait fait rôtir: avec ça il avait bu, bien deux bouteillesde vin, en sorte qu’il était rouge comme lacrête d’un coq. Tandis qu’il se taillait un petit boutde bois pour s’écurer les dents, Laguyonias était venu,avait remis à la cuisine un papier timbré, et étaitreparti bien vite, parce qu’une fois il avait été un peu secoué par M.Silain. La grande Mïette, ne sachantpoint ce que c’était que ce papier, sinon qu’il étaitpour son Monsieur, le lui avait porté. Tandis qu’il lelit, voilà M.Silain qui devient cramoisi, puis violet;il veut se lever, retombe sur son fauteuil, en essayantd’arracher sa cravate, fait quelques mouvements desbras, des jambes, ouvre la bouche et puis ne bougeplus.
Le papier était encore là sur la table; c’était uncommandement que faisait donner Merlhiat en vertud’une grosse, d’avoir à payer de suite quatre millecinq cents francs, plus des intérêts et des frais, fautede quoi, etc.: saisie, vente et tout ce qui s’ensuit.
Il fallut envoyer des messagers, pour prévenir lesamis de la famille et les messieurs d’alentour. Deparents, il n’y en avait pas dans le pays. Le métayerpartit d’un côté, et nous autres, revenus au Frau,nous envoyâmes Gustou de l’autre. Mon oncle allafaire la déclaration chez Migot, et puis après avertitle curé, et lui demanda l’enterrement pour le surlendemainonze heures.
Il ne manqua pas de monde ce jour-là. Tous lesnobles des châteaux de par là, et il y en a quelques-uns,étaient venus, et les bourgeois aussi, et quelquespaysans, de proches voisins comme nous autres.Il avait neigé quelque peu, et la terre était touteblanche, comme le drap qui couvrait la caisse. Cetteneige faisait que les porteurs se fatiguaient vite,sans compter la pesanteur, et il fallait souvent leschanger. Le curé était venu faire la levée du corpsau château, et il pouvait bien faire ça pour M.Silain,qui lui avait fait manger tant de lièvres en royale,dont il était si friand.
Jeandillou marchait devant, portant la croix; puisle petit de chez Rabier suivait, habillé en enfant dechœur, avec un pantalon tout braudeux qui dépassait,et de gros souliers. Ensuite venait le curé Pinot en bonnet carré et en surplis, escorté de trois autrescurés du pays. Puis le corps suivait, porté sur lesépaules de six hommes, et après, la demoiselle Ponsieavec un voile noir et pleurant dans son mouchoir.Derrière elle, venaient les messieurs et les dames; et,suivant le beau monde, les paysans. À cause de laneige, ça faisait un bruit de pas sourd, et tout cemonde noir avait l’air de couler doucement dans lechemin, comme la rivière au-dessus du moulin.
On n’entendait qu’un petit murmure de voix, desmessieurs qui parlaient bas entre eux, et des bonnesfemmes qui s’en allaient disant leur chapelet. Parmoments, dominant le tout, la voix du curé récitaitles chants de la mort.
C’était triste vraiment tout cela, au milieu de lacampagne morte et gelée, où les noyers et les châtaigniersavaient l’air de se lamenter en levant auciel leurs grands mars noueux et dépouillés, tandisqu’en haut, tout à fait en haut, des troupes de graulespassaient avec leurs couah! couah! mal jovents.
Voilà, me pensais-je en suivant les autres, voilàoù il nous en faut venir tous, petits et grands, richesou pauvres, les uns plus tôt, les autres plus tard,mais sûrement. Il n’y a point de remède à ça, le mieuxest d’être toujours prêt, et à cette fin ne point chargersa conscience de mauvaises actions. Et je medisais en moi-même: Supposons qu’il y ait un paradis,comme le prêche le curé Pinot, pour sûr queM.Silain n’y est point, car il n’a guère fait de bienet il a fait assez de mal autour de lui. Et même en yregardant bien, il n’est pas croyable qu’il y aille plustard.
Sans doute, la demoiselle va lui faire dire assezde messes; mais c’est à savoir si le curé a le pouvoirde lui ouvrir les portes du ciel. Pour moi je ne lecroyais pas, et je me disais que s’il y avait une autrevie où nous serions récompensés ou punis, ça serait d’après ce que nous aurions mérité, par nos bonnesactions ou par nos fautes, et non pas d’après les démarchesd’autrui et des prières payées: autrement,ça ne serait pas juste.
À l’église, les uns se mirent dans le banc de lafamille, les autres, dans les leurs, et au fond, du côtéde la porte, les pauvres gens qui avaient coutume dese mettre à genoux sur les dalles eurent des chaisesque la demoiselle leur avait fait donner. Le curé passaun habillement noir où il y avait des têtes de mort etdes os croisés dans l’échine, et chanta une messe quidura plus d’une heure. Puis quand tout fut fini, qu’ileut aspergé, encensé le mort qui était là dans sacaisse, en tournant tout autour, les porteurs quiétaient allés à l’auberge se chauffer et boire, pour nepas attraper de mal en venant ayant grand chauddans cette église glacée, les porteurs donc remirentla caisse sur leurs épaules pour s’en aller au cimetière.C’était là, autour de l’église: la fosse étaitcreusée dans un terrain clôturé appartenant aux Puygolfier,et où il y avait des pierres des anciens avecleurs armoiries dessus.
Jeandillou, qui était fossoyeur aussi bien que marguillier,fit bien attention tant qu’il put, mais avecça, en touchant au fond du trou, la caisse lourde fitun bruit sourd qui fit gémir la pauvre demoisellePonsie.
Quand chacun eut jeté sa goutte d’eau bénite, sapelletée de terre, Jeandillou finit de combler le trou,et la nièce du curé emmena la demoiselle à la maisoncuriale, où les gens comme il faut, amis et voisins,allèrent lui faire leurs complaintes et leurs adieux.Ceux qui avaient laissé leurs chevaux à Puygolfierattendirent un moment, et revinrent avec elle, aprèsquoi ils s’en allèrent, de manière que, le soir, elleétait seule avec la grande Mïette.
La pauvre demoiselle n’était pas au bout de ses peines; dès le lendemain il vint un individu qui réclamade l’argent prêté à M.Silain, et montra une reconnaissancequ’il lui avait faite. Comme il n’y avait pointd’argent à Puygolfier, il s’en retourna en menaçant.Après celui-là, il en vint d’autres, et pendantquelque temps ce fut une procession de gens à quiil était dû peu ou prou. Et ça, sans parler de Laguyoniasqui venait pour le moins deux fois parsemaine apporter du papier timbré. Il était contentle vieux coquin, il voyait qu’il gagnerait gros sur lesaffaires de Merlhiat et d’autres. C’est dans ces débâcles,lorsque les gens étaient morts, qu’il n’y avaitplus dans la maison que des femmes n’entendant rienaux affaires, ou des petits enfants, c’est là qu’il faisait ses orges.
La grande Mïette vint un soir, en cachette de sademoiselle, nous raconter tout ça. Ma femme enpleurait de compassion, et moi, ça me mit dansune colère noire après ce Laguyonias et d’autres vauriens:— Écoute, dis-je à mon oncle, maintenantque la grange est finie, que nous avons des métayersà la Borderie, tu n’as plus tant d’ouvrage. Gustouet moi nous ferons aller le moulin tout seuls, il fautque tu t’occupes des affaires de la demoiselle, autrementelle sera volée, pillée, et on ne lui laissera queles yeux pour pleurer. Il y a des dettes, pardi, quisont véritables, mais il doit y en avoir qui sont autantde voleries; il faut tirer ça au clair.
— Ça n’est pas une petite affaire, dit mon oncle,et ce n’est pas un amusement; mais je me le reprocheraistoute ma vie si je ne le faisais pas; va-t-enavec la Mïette et dis à la demoiselle que j’y monteraidemain matin.
Lorsque j’entrai dans la cuisine, je vis la pauvrecréature au coin du feu, toute pâle, toute maigre etles yeux rouges: — Ah! mon pauvre Hélie, c’est toi,fit-elle en pleurant: je suis bien malheureuse, va!
— Écoutez, lui dis-je, tout remué en la voyantcomme ça, mon oncle viendra demain matin et ilvous faudra aller chez M.Vigier lui donner une procurationpour toutes vos affaires; il vous arrangeratout ça, n’ayez crainte. Sans ça vous seriez chicanéepar des canailles qui vous mangeraient tout.
— Mais, dit-elle, ton oncle a ses affaires, et vraimentj’ai grand’peine de le charger de toutes mesmisères.
— Quant à ses affaires, ce sont les miennes aussi,et je ferai pour nous deux; ça ce n’est rien. Vous savezce que je vous ai dit, lors de mon mariage: Si jamaisvous avez besoin de quelqu’un, ne m’oubliez pas. Hébien, maintenant me voici: mon oncle ou moi, c’esttout un; mais il vaut mieux que ce soit lui qui voietous ces gueux qui vous tracassent, il leur imposeradavantage, et puis il a plus la connaissance desaffaires. Allons, tranquillisez-vous, tout s’arrangera,et reposez bien cette nuit.
— J’en aurais bien besoin, dit-elle, car depuis lamort de mon père je ne dors plus.
Pour en finir avec les affaires de la demoiselle, jedirai tout de suite que mon oncle éclaircit bien deschoses qu’on voulait embrouiller exprès; qu’il réduisitplusieurs comptes qui étaient enflés plus quede raison; qu’il rogna les ongles de Laguyonias etenfin fit entendre raison aux créanciers vrais, qui nedemandèrent pas mieux, dès lors, que de lui laisserliquider la succession.
Quand tout fut réglé, payé, il resta à la demoisellele château avec les bâtiments de la cour, le puy au-dessousavec les truffières, un pré dans la combe,quelques terres autour du château, avec une vigne etun bois-châtaignier; à peu près ce qu’on appelait autrefois:le vol du chapon.
Ce n’était rien comparé à l’ancien bien; mais quandelle vit ça, elle qui avait eu peur de s’en aller de Puygolfier sans rien, elle fut bien heureuse, et s’il fautle dire, moi aussi. — Ah! mes pauvres, vous m’avezsauvé la vie! dit-elle.
Mon oncle lui mit un bordier dans la cour, oùétaient les métayers autrefois, et avec la Mïette quifaisait venir beaucoup de poulaille, et vendait desœufs aussi, les jeudis à Excideuil, elle pouvait vivrepetitement, mais tranquillement, et c’est tout cequ’elle demandait. Rien que les truffières de dessousla terrasse lui donnaient bien cinquante écus par an,une année portant l’autre, quoique Germa qui venaitavec sa truie à la saison, pour les chercher, la trompâtbien peut-être quelque peu.
Dans ce temps-là, notre petit croissait tout à fait bien.Mon oncle avait voulu lui donner mon nom, maisnous l’appelions Lélie pour le mignarder. Ah! ilsétaient bons amis: quand le drole était sur les brasde sa mère et que mon oncle entrait, il se lançaitvers lui en criant, et lorsque mon oncle l’avait pris,il s’attrapait d’une main à sa barbe à pleine poignée,et serrait que c’était le diable pour le faire lâcher. Enmême temps de l’autre main, il lui ôtait son chapeau,comme font tous les petits droles, je ne sais paspourquoi, et autant de fois que mon oncle remettaitson chapeau sur sa tête, autant de fois il le lui ôtait.D’autres fois, étant sur les genoux de sa mère entrain de téter, s’il entendait mon oncle parler ets’approcher, il lâchait un peu de téter et le regardaitun petit moment en se riant, comme qui dit:— Attends un peu, tout à l’heure! et tout d’un coup rattrapaitson téti.
En voyant comme il aimait ce petit, et comme ilétait bon et complaisant pour lui, ma femme dit unjour:
— Oncle, c’est bien dommage que vous ne voussoyez pas marié, vous qui aimez tant les petitsdroles.
— C’est que vois-tu, ma fille, répondit-il en seriant un peu, bien peu, je n’ai pas trouvé une femmecomme toi… Si j’en avais trouvé une pareille, je meserais marié.
Elle devint un peu rouge:
— Vous dites ça pour rire, oncle; il n’y en manque pas de femmes comme moi, et qui valent mieux.
Il ne répondit pas, comme quelqu’un qui dit: Çan’est pas la peine de disputer là-dessus; je sais àquoi m’en tenir. Et certainement, on voyait qu’ilpensait ce qu’il disait; et d’ailleurs, tout ce qu’il faisaitle prouvait bien. Jamais il ne serait allé à Excideuil,ou à Thiviers, ou à une foire quelque part sansdire à Nancy: As-tu besoin de quelque chose? dececi? de cela? Et elle avait beau dire de non, quandil était parti, et qu’il voyait quelque chose qu’il pensaitqui lui conviendrait, il le portait.
Ce n’est pas parce que c’est ma femme, mais c’étaitbien vrai qu’il n’y en avait pas la pareille à Nancy.De l’heure et du moment qu’elle était entrée dans lamaison, tout avait changé de façon. Je ne veux pointdire du mal de la Marion, c’était une bonne chambrière,mais ça n’était plus la même chose. La maisonétait tenue maintenant avec une propreté qui n’estpas bien ordinaire dans nos pays. Les bassines decuivre accrochées en haut du mur luisaient commedes soleils et en éclairaient la cuisine. Tout étaitmieux arrangé et placé. Le vaissellier était bien frotté,et les vieilles assiettes à ramages et la vaisselled’étain, brillantes; tout ça était bien en ordre etpropre comme un sou neuf. Sur des planches, lestoupines de graisse et celles de confit étaient alignéespar rang de grandeur, et toutes choses pareillementselon leur nature: marmites, poêles, tourtières bienécurées; jusqu’au quite chalel de cuivre, qui luisaitd’un beau jaune d’or dans la cheminée noire. Leplancher de la cuisine était toujours bien propre et net. Autrefois, les poules, les canards, montaienttranquillement à la maison pour chercher les miettesde pain tombées sous la table, et ne s’en allaient passans laisser leur présent. Même les cochons, parlantpar respect, quand on les ouvrait, arrivaient vite dansla cuisine, sentant leur baquade, du moins quand ilsétaient lestes, car une fois gras, ne pouvant plusgrimper l’escalier, ils restaient au bas, levant le groinen l’air et grognant, en remuant le bout de leur nezgarni d’un clou pour les garder de fouir. Maintenant,toutes ces bêtes restaient dehors. Ma femme avaitfait faire par Gustou une claire-voie pour mettre àla porte, et les poules et les habillés de soie n’entraientplus.
Dans l’été, d’ailleurs, on mettait la volaille dansl’îlot du moulin, où on avait fait une cabane pour lafermer la nuit, et elle y profitait beaucoup, cherchantdes vers dans le terrain frais, les canards trouvant deslamproyons dans le sable mouillé, et toute cette poulaillemangeant tout plein de ces barbotes, de toutesces bestioles, qui se trouvent dans les feuilles et dansles herbes, sur le bord de l’eau.
Ah! la Suzette était à bonne école, et faisait un bonapprentissage de ménagère. C’était une fille de bonnevolonté, d’ailleurs, et forte, quoiqu’elle n’eût quedans les seize ans. Quand elle faisait cuire pour lescochons elle n’avait pas besoin de personne, pourmonter et descendre la grande oulle; et elle revenaitlestement de la fontaine, avec ses deux seilles d’eau,sans souffler tant seulement. Avec ça, un bon caractère,brin méchante, toujours riant, et prête à fairece qu’on lui commandait.
Moi, j’étais heureux, je ne dis pas comme un roi,parce que je ne crois pas qu’on puisse être heureuxdans cette place-là, mais heureux comme un hommequi est bien sain, qui ne manque de rien de ce qui estnécessaire pour vivre, qui à une maison plaisante, point de dettes, une femme qu’il aime et dont il estsûr, et ne voit autour de lui que des figures contentes.
Je dis, contentes, mais avec ça je voyais que mononcle, depuis quelque temps, avait quelque chose quile tracassait plus fort. Chez nous, il ne le donnait pasà connaître, à cause de ma femme, pour ne pas latourmenter, mais dehors, il n’était plus contentcomme autrefois, ni si plaisant, lui qui avait de sibonnes rencontres. Je me doutais bien de quoi c’était,ou pour mieux dire je le savais. Tout le mondepar chez nous disait que Bonaparte allait se fairenommer empereur. Le curé Pinot le prêchait ledimanche, et disait qu’on allait envoyer aux galèresles rouges et les socialistes; c’était tout son refrain.Ça n’était pas les bavardages du curé, qui n’avaitguère de cervelle et n’avait jamais su tenir sa langue,qui inquiétaient mon oncle. Il se disait que ça n’iraitpeut-être pas tout seul à Paris; alors qui serait lemaître? c’est ça qui le poignait. Il espérait que lesfaubourgs allaient se lever en masse comme autrefois,en quoi il se trompait comme on l’a vu; à qui lafaute, ça n’est pas à moi de le dire.
Lajarthe venait souvent nous voir le dimanche, eton lui disait les nouvelles du journal, et lui nousapportait tout ce qu’il oyait dire, de çà, de là, enallant travailler dans le pays. — Chez nous, bonnesgens, disait-il, je n’ai jamais rien vu de pareil, toutle monde est ensorcelé ou peu s’en faut, il n’y a rienà espérer de ce côté; tous nos paysans se laisserontmener comme un troupeau de brebis. Dernièrementj’étais à Savignac, et j’entendais ce mauvais Pierrichoule chiffonnier qui disait: Si les pauvres gagnent,nous sommes tous perdus! comme s’il y risquaitquelque chose.
— Dans le Midi, disait mon oncle, les gens ne sontpas aussi innocents que chez nous, et ils n’ont pasl’air de vouloir se laisser brider par Bonaparte et sa bande. Si Paris marchait, tout irait bien, de tous lescôtés on se lèverait et on balayerait ces gens-là. Maistout ça, c’est toujours du sang qui va couler, et c’esttriste de penser qu’il y a des gens qui vont mourir,parce qu’il plaît à un homme perdu de dettes defaire un coup pour gagner le pouvoir et la caisse.
Moi, entendant tout ça, je me tracassais aussi de cequi allait arriver, et des malheurs qui pourraient s’ensuivre, pour toute la France en général. Mais je doisle dire, j’étais aussi un peu inquiet à cause de mononcle. Pourvu, me pensais-je, qu’on ne s’en prenne pasà lui par ici: il n’est qu’un paysan, mais avec ça dansles commencements de la République, les gens l’écoutaientbien et faisaient ce qu’il leur conseillait. Quandil y avait quelque mot d’ordre à donner par cheznous, c’est à lui qu’on le faisait savoir, car il étaitconnu et avait connaissance de plusieurs qui étaientles chefs du parti à Périgueux. Et puis, il était abonnéà la Ruche du citoyen Marc Dufraisse, qui était legrand épouvantail des bourgeois périgordins. Rienque ça, c’était assez; mais en plus, il faut dire quemon oncle était un homme carré comme un pied decoffre, qui ne se gênait pas pour dire ce qu’il avaitsur le cœur. Je pensais aussi que d’aucuns lui voulaientmal, comme M.Lacaud, notre ancien maire,qui l’était redevenu, et ce Laguyonias, qui était legrand cabaleur des gens de Bonaparte. Ils avaientbien choisi pour la ruse, la menterie, l’habileté àtromper; mais autrement c’était une canaille. Cesindividus, qui en veulent à mon oncle, me disais-je,et qui sont du parti de Bonaparte, pourraient bienlui faire quelque méchant tour. Et quand je venais àpenser à la manière dont les gendarmes d’Excideuill’avaient regardé un jour de marché, comme je l’airaconté, je me disais qu’il devait être signalé commeun homme dangereux. Oui, dangereux, c’est commeça qu’en ce temps-là les gens en place et leurs estafiers appelaient les républicains qui ne craignaientpas de parler tout haut, comme c’était leur droit decitoyens. Ah! et puis il y avait une autre bêtise, sabarbe aussi, je l’ai déjà dit, qui le faisait passer pourun homme capable de tout. Je ne sais qui leur avaitcogné ça dans la tête. Maintenant, ils ne sont pas sibêtes; moi j’ai une barbe plus longue que celle demon oncle et personne n’y fait attention.
Cette année-là, nous avions un cochon qui était sibonne bête, joint à ce qu’il était bien soigné par laSuzette, qu’au mois de novembre il était fin gras, etque quinze jours après la Toussaint, il ne pouvaitplus se lever de dessus sa paillade; il fallut doncfaire venir Jeantain de chez Puyadou pour le tuer.Jamais nous n’en avions eu un qui eût d’aussi beaulard. Le lendemain, on fit toutes les affaires, desboudins, des andouilles, des saucisses, du confit et desgrillons. Jeantain était resté pour couper la viande,et le soir il nous fit faire la soupe à l’eau de boudin.Il disait que c’était bon, mais moi je trouvais que çasentait trop le graillon. Dans le temps qu’il resta cheznous, il nous raconta que le mercredi d’avant, étantà Périgueux, il avait ouï dire qu’il se préparaitquelque chose; quoi, on ne savait au juste, mais àdes ordres donnés, à des consignes nouvelles, à deschangements d’employés du gouvernement, on soupçonnaitqu’il se mitonnait quelque coup. Et puis les gensen place, ceux qui étaient connus pour haïr la République,et c’était les plus nombreux, presque tous,quoique ne sachant rien de sûr et certain, sentantvenir la chose, étaient insolents plus que jamais. Onne les entendait parler que de supprimer les journauxrouges, et d’envoyer les journalistes et tousceux qui égaraient le peuple crever par delà les mers.
Il n’y a pas de fumée sans feu, comme on dit. Dansles premiers jours du mois de décembre, nous apprîmesce qui se passait à Paris. Des départements, pas grand’chose, sinon que dans le Midi et dans laBourgogne on se battait. Mais à cette époque, tenirParis, c’était tout; quand on tient la tête on tient lecorps, et puisque Paris ne s’était pas levé en masse,tout était perdu.
Un matin, nous déjeunions sans mot dire, asseztracassés, lorsque nous allons entendre des pas dechevaux dans la cour, et puis des gens qui venaient.Quand ils furent sur l’escalier de pierre, oyant lesgrosses bottes et les éperons, nous nous regardâmestous avec la même pensée: ce sont les gendarmes!
Et en effet, c’était eux. Ils poussèrent la porte etentrèrent, puis le plus vieux dit: — Sicaire Nogaret,au nom de la loi, je vous arrête; il faut nous suivre.
Là-dessus ma femme jette un cri et devient pâlecomme la mort, et le petit qui s’était endormi autéton de sa mère, réveillé d’un coup, pleurait et criait.
Cependant mon oncle disait aux gendarmes:
— Au nom de la loi, vous dites; et quelle estcette loi qui permet d’arrêter un citoyen qui n’a nitué, ni volé, ni fait rien de mal?
— Ça ne nous regarde pas, nous avons des ordres,il faut nous suivre de suite.
— C’est bien, dit mon oncle, laissez-moi prendremes souliers.
Pendant ce temps, j’essayai de tirer quelques explicationsdes gendarmes, mais ils n’avaient d’autreréponse, sinon qu’ils avaient reçu des ordres. Je mefigurais qu’ils allaient le mener à Excideuil, maisils me dirent que c’était à Périgueux.
Le pauvre Gustou avait reçu comme un coup demasse sur la tête, et restait là, la bouche ouverte,ne disant mot. La Suzette geignait dans son tablier,et ma femme tout en pleurant, renversée sur unechaise, essayait de consoler son petit.
— Gustou, dis-je, va seller la jument.
Puis j’emmenai ma femme dans la grande chambre: — Donne-moi une chemise, des bas, des mouchoirs;que veux-tu, on ne peut pas le garder, il n’a rienfait: que diable, on ne peut pas mettre un homme enprison, seulement parce qu’il n’aime pas Bonaparte.Allons, console-toi, je vais l’accompagner à Périgueux,et là je verrai M.Masfrangeas; peut-être qu’il nousaidera à le sortir de prison.
La pauvre créature, tenant d’un bras son petitserré contre elle, de l’autre prenait dans la lingèreles affaires qu’il fallait; mais elle faisait ça machinalement,sans parler, ne sachant trop où elle enétait. Je pliai tout dans une serviette, et je lui dis:Reste là; je ne voulais pas qu’elle vît mon oncle partir.Mais lui vint avec un air tranquille, et l’embrassaen lui recommandant bien de ne pas se faire du mauvais sang, qu’on ne le garderait pas.
Elle ne disait rien et pleurait. Sa poitrine se soulevait,étouffant de gros soupirs. Nous sortîmes, maisquand elle entendit les gendarmes descendre l’escalier,emmenant mon oncle, elle jeta un grand cri, ettomba par terre. Le pauvre oncle, entendant ce cri,voulut remonter, mais les gendarmes l’attrapèrentpar le bras et l’emmenèrent. Moi j’étais remonté vitement,et avec la Suzette, je mis ma pauvre femme surun lit, et je la fis revenir avec du vinaigre. Je restaiensuite un moment avec elle, tandis que la Suzettetenait le petit, et je m’efforçai de la consoler, et del’arraisonner. Pour lui faire reprendre courage, jelui disais que probablement mon oncle reviendraitavec moi, mais je ne le croyais pas. Enfin, elle seremit un peu, descendit du lit, et la voyant plustranquille je m’en allai, en disant à Gustou de resterà la maison en tout cas.
Je pris la jument à l’écurie, et tenant le paquetattaché dans la serviette, je la fis courir un peu pourles rattraper. Je me disais en moi-même: L’auront-ils attaché? Quand je fus tout près d’eux, je vis que non, et je sus, après, que l’un des gendarmes,avant de monter à cheval au départ, avait tiré seschaînes. Mais mon oncle l’avait regardé dans lesyeux et lui avait dit: — Est-ce que vous voulez attachercomme un voleur un ancien maréchal des logisde chasseurs d’Afrique qui est innocent de tout crime?Je vous promets de ne pas chercher à me sauver.
Le plus jeune qui avait la chaîne, un Corse méchant,voulait l’attacher quand même, mais l’autre, unvieux brisquard qui avait femme et enfants, et n’étaitpas mauvais diable au fond, dit à son camarade:
— Je le connais, il ne se sauvera pas, laissons-lelibre.
Lorsque je les eus rejoints, je descendis menant lajument par la bride, et mon oncle me dit: — Hé bienet Nancy? et le drole?
— Elle est mieux maintenant, et le petit dort.
Quand nous fûmes à Coulaures, les gens furentbien étonnés de voir le meunier du Frau entre deuxgendarmes, et tout de suite ils se doutèrent de quoiil retournait, sachant bien que Sicaire Nogaret nepouvait être arrêté pour aucune mauvaise action.Malgré ça, c’est triste à dire, il y eut de nos connaissancesqui nous laissèrent passer sans nous parler, etd’autres rentrèrent chez eux, honteux de ne passeulement dire bonjour au prisonnier, et n’osant lefaire, crainte de se compromettre. Mais les Puyadoune firent pas ainsi; ils vinrent au milieu de la routelui toucher de main, et la petite vieille l’embrassa,en criant tout haut et clair: — Si on met les bravesgens en prison, qu’est-ce donc que ceux-là qui les yfont mettre?
Là-dessus, le Corse dit:
— Allons! allons! marchons! et nous repartîmes.
Le long de la grande route, les gens nous regardaientpasser, et ne disaient rien, tout épeurés. ÀSavignac, ce fut comme à Coulaures: les uns nous regardaient tristement; d’autres entraient chez eux.Quelques bourgeois et messieurs qui se trouvaient là,dans un café, se mirent à la fenêtre et devant la porte,et ricanaient en nous voyant passer. Devant l’aubergedu Cheval-Blanc, nous ne vîmes personne; pourtantLajaunias n’était pas bien capon, mais peut-être iln’était pas chez lui. À la sortie du bourg presque,cependant, un cordonnier déjà sur l’âge, tout grisonnant,sortit de sa boutique, le tranchet à la main,comme s’il eût voulu tomber sur les gendarmes.Quand il fut tout près de nous, il leva sa casquetteet s’écria en regardant les gendarmes, les yeux pleinsde colère: — Salut aux bons citoyens persécutés!
— Merci Lafont, merci, dit mon oncle, en luifaisant signe de la main, et nous passâmes.
En arrivant à Saint-Vincent, je vis qu’il y avaitdeux chevaux de gendarmes, attachés devant la ported’une auberge où se faisait la correspondance. Quelqueouvrier de la forge nous ayant vus, le dit auxautres et ils sortirent tous, et en tête ce grand à quinous avions parlé un jour en revenant de Périgueux.
— Tonnerre de Dieu! cria-t-il, voilà qu’onemmène Nogaret! Et les gendarmes eurent beau faire,ces forgerons vinrent lui serrer la main. Ils noussaisirent jusqu’à l’auberge où les gendarmes d’Excideuilremirent leur prisonnier à ceux de Périgueux,et là nous trinquâmes, et tous se regardant dans lesyeux, dirent: — À la santé de la Marianne! À laprochaine sortie de Nogaret! Les gendarmes de Périgueux,cependant, demandaient des renseignementsà leurs camarades et se consultaient, puis ils dirent:— Allons! il faut partir.
Au moment où nous quittions l’auberge, les forgeronslevèrent leurs casquettes et crièrent: — Boncourage, Nogaret! Vive la République! Après quenous eûmes marché un quart d’heure, les gendarmess’arrêtèrent et descendirent de cheval, pour faire ce qu’ils n’avaient pas osé faire devant les forgerons.L’un d’eux prit une chaîne dans ses fontes et dit àmon oncle:
— Donnez vos mains!
— Comment! dit mon oncle, vos camarades nem’ont pas attaché; je vous promets de vous suivretranquillement.
Et j’appuyai de mon côté: — Ne craignez rien, ilne se sauvera pas.
— Avec ça, dit celui qui tenait la chaîne, que çavaut quelque chose, la parole d’un rouge. Quand ona affaire à des gens comme ça, il faut prendre sesprécautions. Allons! donnez les mains! et en mêmetemps ils les prirent brutalement, et cadenassèrentchaque poignet.
Mon oncle devint pâle et me regarda, et nos yeuxse parlèrent:
— Ha! brigand de Bonaparte!
Les gendarmes remontés à cheval nous nous remîmesen route. — Avec ces petits bracelets, dit l’un,nous sommes sûrs de notre démoc-soc; ça seraitdommage de l’échapper, vu qu’on va le fusiller, outout au moins l’envoyer crever à Cayenne.
— C’est comme ça, répondait l’autre, qu’on devraitfaire à toute cette crapule, qui ne veut que sang etpillage; à tous ces meurt-de-faim de partageux.
Et tout le temps ce n’était que des paroles comme ça,ignobles, et des propos dégoûtants. On voyait bienqu’on avait monté la tête de ces gens-là, car ordinairementils emmènent sans mot dire les plus grandscoquins comme Delcouderc. Moi je n’avais rien ditdepuis que nous avions quitté Savignac, mais la colèreme monta à la figure: — Ah ça! leur criai-je, vousêtes chargés de conduire le prisonnier, et non pas del’insulter! C’est brave, à vous autres, d’agoniser desottises un homme qui a les deux mains attachées!
Ils se retournèrent sur leur selle:
— Vous, vous allez nous foutre le camp de là!
— La route est à tout le monde, j’ai le droit d’ymarcher, et j’y marcherai!
Ils s’arrêtèrent.
— Vous savez, dit l’un en fouillant dans sa fonte,si vous faites le méchant, nous avons une autre pairede bracelets!
— Hélie! dit mon oncle, songe à ta femme… à lamaison: reste en arrière.
Je m’arrêtai sans rien dire, et je suivis à vingtpas.
Quel voyage! Encore aujourd’hui, je n’y pense passans colère.
La prison étant presque à l’entrée de la ville, surTourny, nous ne vîmes guère personne en arrivant; ilfaisait froid; ce n’était pas le temps de se promener.Les gendarmes s’arrêtèrent à la porte, et le guichetierétant venu, ils lui dirent:
— Voilà du gibier!
Et l’autre ricana.
— Ha! ha! ça donne depuis deux jours!
Nous nous embrassâmes bien fort, mon oncle etmoi; il prit son paquet et suivit un geôlier, aprèsquoi la lourde porte se referma.
Après avoir mis ma bête à l’écurie, je m’en fus vitepour voir M.Masfrangeas. J’entrai dans mon ancienbureau, où on me dit qu’il venait d’être appelé parle secrétaire général.
J’attendis un quart d’heure dans le corridor, puisje le vis venir.
— Mon oncle est arrêté!
— Que me dis-tu là!
— On vient de le fermer en prison.
— Attends-moi une minute, il faut que je sorte, jeprends mon chapeau.
Quand nous fûmes dehors, je contai à M.Masfrangeas tout ce qui s’était passé.
Il pensa un moment, et me dit:
— Écoute, ce que tu as de mieux à faire, c’estde t’en retourner au Frau. Ça ne t’avancerait àrien de rester ici, tu ne pourrais pas voir ton oncle,il y a une consigne très sévère. Moi, je ferai monpossible pour le tirer de là… Je parlerai au Préfet,je tâcherai de faire agir quelqu’un près du procureur…
— Mais pensez-vous réussir?
— Je n’en sais rien du tout, mon pauvre ami. Lesordres de Paris sont très rigoureux; mais je ferail’impossible, tu le sais bien.
Je quittai M.Masfrangeas pas trop content, commeon pense, et je m’en fus à l’auberge. Lorsque lajument eut fini de manger sa civade, je repartis. Mesidées étaient bien tristes tout le long du chemin. Parmoments je me disais: Ça n’est pas possible, on nepeut pas arracher comme ça un homme à son paysnatal, à sa maison, pour le mettre en prison ou auxgalères, rien que parce que c’est un républicain fermeet courageux. Il y a encore des honnêtes gens enFrance, qui ne souffriraient pas ça; l’opinion publiquese soulèverait. Je me faisais là-dessus des idéesfolles qui me donnaient de l’espoir; mais tantôt après,quand je venais à penser comme les honnêtes gensétaient couards dans ces affaires, et combien Bonaparteet sa bande avaient de l’audace, je me disaisque tout cela pouvait arriver sans que personnebronchât; et en effet tout ça s’est vu: des hommes,des femmes, des enfants ont été fusillés, éventréspar les baïonnettes; d’autres sont allés mourir àLambessa minés par la fièvre et le chagrin, ou àCayenne de la guillotine sèche. Bien sûr des millierset des millions de gens pensaient qu’aprèstout, ces transportés n’étaient pas des scélérats, etque c’était une abomination de les envoyer mourircomme ça loin de la Patrie; mais personne n’a rien dit; la peur et l’égoïsme ont fermé toutes les bouches,et ce grand crime s’est accompli.
Il était sur les neuf heures du soir quand je fus auFrau. Je trouvai ma femme au lit, avec la fièvre,dormant un moment, et se réveillant en sursaut, latête pleine de mauvais rêves. Le petit pleurait, lui,et lorsque sa mère lui donnait le téton, il le prenaitet le lâchait d’abord.
À la cuisine, Gustou me dit qu’il était venu desmessieurs avec le maire, M.Lacaud, et qu’ils avaientfait une perquisition dans la maison, et au moulindans la chambre de mon oncle, fouillant les tiroirs,retournant tout dans le vieux cabinet, pour trouverdes papiers et des listes d’une société, à ce qu’ilsdisaient entre eux. Heureusement, un mois auparavant,mon oncle, qui sentait venir le coup, avait misdes lettres et d’autres papiers dans une cache introuvablepour les plus fins limiers. Ces messieursavaient trouvé seulement des vieux numéros de laRuche et des petits livres républicains; mais depapiers et d’écritures point. Pour qu’il ne fût pasle dit, qu’ils s’en retournaient comme ils étaientvenus, ils avaient saisi les journaux et les petitslivres.
Je ne veux pas dire le nom de ces hommes quiavaient accepté, et dont l’un avait même demandécette vilaine commission, pour faire valoir son dévouementà Bonaparte, et obtenir de l’avancement. Jene le dis pas à cause de leurs fils, qui heureusement,valent mieux que leurs pères et sont de bons citoyens.
Le lendemain de grand matin, ma femme me dit:Mon lait est gâté, je n’en ai presque plus, je ne peuxplus nourrir mon drole… Et elle se mit à pleurer àchaudes larmes.
Heureusement, le petit avait un peu plus d’un an,et avec du lait que nous prenions à Puygolfier, où lademoiselle tenait une brette, il finit par prendre le dessus; mais ce ne fut pas sans peine. Ma femme seremit aussi, mais elle était bien triste, et ne mangeaitquasi pas, en voyant au bout de la table la place videdu pauvre oncle. Quelques jours se passèrent, et nousnous inquiétions de ne rien savoir, lorsque Brizonm’apporta une lettre de M.Masfrangeas qui memandait qu’il avait vu mon oncle; qu’il n’était pointmalade, et que à part qu’il s’ennuyait de nous, il étaitaussi bien que possible. Il ajoutait qu’il avait bonespoir de le tirer de là, puisqu’on n’avait rien trouvé auFrau en fait de papiers dangereux. À la vérité, il y avaitdes dénonciations contre lui, et tous les rapports dumaire et des gendarmes le chargeaient fort d’être unde ceux qui prêchaient les paysans, un rouge dangereux.Mais il avait plaidé le contraire, disant que desdénonciations comme celles d’un Laguyonias ne pouvaientpas nuire à un honnête homme, et que quantaux rapports du maire, il y avait entre M.Lacaud etlui une vieille haine qui les rendait suspects. Enfinale, M.Masfrangeas nous admonestait de prendrecourage, et de ne pas nous chagriner plus que deraison.
La demoiselle Ponsie était toute malheureuse desavoir mon oncle en prison. Elle n’entendait pas lapolitique, la pauvre, et elle ne comprenait pas commenton pouvait enfermer un si brave homme; tousles jours elle descendait voir si on l’avait lâché.
Un qui était comme fou de ça, c’était le pauvre Lajarthe.— Si encore, disait-il, on m’avait pris, moiqui n’ai pas de maison à faire aller, point de famille,rien, ça ne serait pas une affaire; mais aller mettreen prison la crème des hommes! qui a rendu plus deservices autour de lui que Bonaparte n’a fait de mal,et ça n’est pas peu dire! Quel tas de canailles! Maison n’avait pas mis Lajarthe dedans, ça n’aurait pasproduit assez d’effet dans le pays, un pauvre diablede tailleur à la journée, ne sachant guère parler français, ça n’en valait pas la peine. Il fallait que çafût un de ceux qu’on regardait comme un des principauxdu parti dans le canton, et un paysan, commetous ces paysans qu’il s’agissait d’épeurer, pour leurfaire voter l’Empire.
Quand il travaillait dans les environs, Lajarthe venaitsouvent à la veillée pour savoir si nous avionsdes nouvelles et bon espoir. Et il s’en allait toujoursen disant: — Ces brigands-là finiront bien sansdoute par le lâcher! Mais on voyait bien qu’il avaitpeur que non.
Un soir, nous étions là tous autour du foyer, etaprès avoir tourné et retourné toutes les chances etmalchances, nous ne savions que croire, et nousregardions les braises que je tisonnais avec un bâton.On n’entendait au dehors que le bruit de l’écluse etau dedans que le lent tic-tac de la pendule, quandtout à coup nous entendons monter l’escalier. C’estlui! pensâmes-nous tous en même temps, et nousvoici tous debout, tandis que la porte s’ouvrait. DéjàNancy était crochée autour de son cou, et l’embrassaitsans rien dire en pleurant, et elle ne le lâchaitplus, comme si elle eût crainte qu’on revint le chercher.Lui, l’embrassait tout doucement au front en latenant par la taille, et enfin il la ramena vers lefoyer avec de bonnes paroles. Alors ce fut notre touret nous l’embrassâmes tous, ma foi, jusqu’à Gustou,jusqu’à Lajarthe, quoique nous autres paysans nosne soyons pas de grands embrasseurs. Comme lepetit Lélie dormait, mon oncle alla lui faire un poutoudans le lit.
Après ça, ma femme lui appareilla à souper, maisil n’avait guère faim et ne mangea qu’un tout petitmorceau de quartier d’oie passé à la poêle. En mangeant,il nous raconta comment ils étaient traités àla prison, et c’était assez mal. Ils étaient là plusieurs,enfermés ensemble dans la même chambrée, pour la même cause, et les geôliers les regardaient d’un mauvaisœil, et les traitaient plus mal que les voleurs,leurs pensionnaires d’habitude. Il nous dit aussi queM.Masfrangeas avait eu bien du mal à le faire lâcher,et qu’on ne l’avait fait, qu’en ce qu’il s’étaitengagé formellement, et avait promis pour mononcle, qu’il se tiendrait coi. Il avait su aussi tous lesméchants rapports que le fameux Lacaud avait faitscontre lui.
— Quelle canaille! s’écriait Lajarthe. Voilà deuxhommes dont les grands-pères étaient amis commedeux frères; deux hommes qui, étant petits, se tutoyaientet s’amusaient ensemble, et voici que l’und’eux dénonce l’autre, et fait tout ce qu’il peut pourl’envoyer mourir delà les mers! Quelle canaille!
Quand mon oncle eut fini de souper, je fus chercher de l’eau-de-vie pour choquer de verre tous ensembleà l’occasion de son retour.
Revenus devant le feu, nous devisions tout doucementde toutes les choses qui s’étaient passées depuisun mois; mais, après le premier moment de contentementen retrouvant sa maison, sa famille et ses amis,nous nous aperçûmes que mon oncle était redevenutriste. Ma femme le lui dit et alors il lui répondit:
— C’est que vois-tu, ma fille, je pense à ceux quej’ai laissés à la prison, à ceux qu’à cette heure ontransporte, entassés dans la cale des vaisseaux, enAfrique ou à Cayenne, où les attend la mort…
Et nous restâmes tous bouche close, les yeux dansle foyer.
VII
Le premier jour de l’année 1852 fut triste à la maison.Ailleurs, dans la commune et partout on seréjouissait. Il semblait à tous ces pauvres gens épeuréspar les arrestations, par le récit des fusillades etdes transportations, et menés par les maires et lescurés, que Bonaparte dût les rendre tous riches etheureux. Les gens qui ne sont pas à leur aise sontcomme les malades, ça les soulage de changer deposition; mais ça n’est jamais pour longtemps. Quede gens se figuraient bonnement que c’était euxqui avaient gagné à ce changement, tandis qu’ilsn’avaient fait que changer de misère. En attendant des’apercevoir de ça, ils étaient contents d’être dans leparti le plus fort, de faire partie des sept millionsquatre cent et tant de mille, qui avaient voté Oui.
Comme bien on pense, tout était changé chez nous;M.Lacaud étant revenu à la mairie comme je l’ai dit,le pauvre Migot n’était plus rien, ce qui lui doulaitfort, car il avait pris goût à l’écharpe. Quant à mononcle, il ne s’occupait plus de politique, et même ilne sortait guère de chez nous, dans les premierstemps qu’il fut revenu, histoire de fuir les occasions. Il y avait, à cette manière de faire, deux bonnes raisons:d’abord ça n’aurait servi de rien, et ensuiteM.Masfrangeas s’était engagé en son nom; la moindrechose lui aurait fait des affaires à la Préfecture.Ça lui coûtait bien tout de même à mon oncle, car ilétait de ceux qui ne se rendent que morts; mais ilavait trop d’obligations à son ami, pour ne pas évitertout ce qui aurait pu le compromettre. C’était donc lemieux, pour lui, de rester tranquille quelque temps,pour laisser passer le fort de la bourrasque. Les gensne nous voulaient point mal, de n’être pas de leuravis, mais avec ça, ils n’aimaient pas trop nous parlerlongtemps, dans les foires où les marchés, decrainte qu’on crût qu’ils étaient de notre bord. Maisil y avait aussi quelques mauvaises canailles, quitâchaient de se venger de ce que mon oncle les avaitempêchés de finir de dévorer ce qui restait à Puygolfier.Le plus enragé était ce méchant goujat deLaguyonias, qui disait partout que c’était malheureuxde voir des scélérats, comme mon oncle, libres chezeux, tandis qu’ils devraient être à casser des pierresen Afrique. Mais, comme au fond cet individu étaitméprisé de tout le monde, ses clabauderies ne faisaientaucun effet.
Mon oncle restait donc chez nous, et c’était moiqui faisais les affaires du dehors, à Excideuil etailleurs. Ma femme avait beaucoup d’idées, pour desarrangements qui rendaient le Frau plus plaisant, etc’était mon oncle qui les faisait. Quand la saison futvenue, au mois de février, il arrangea le chemin quide notre jardin allait à la fontaine, et en fit une jolieallée qu’il planta de pommiers et de pruniers. Lavieille fontaine aussi fut réparée, et autour du grosfraisse qui lui faisait de l’ombre, il fit un banc depierre, où il faisait bon se reposer par les tempsde chaleur. Après ça, le jardin fut soigné et bienarrangé; ses allées furent alignées et sablées, avec de la petite grave de rivière. Le long de l’allée dumilieu, qui était plus large que les autres, ma femmeplanta ou sema des bouquets, comme des rosiers,des lis, des muguets, des passe-roses, des giroflées,d’autres qui sentaient bon, comme du basilic, de lamenthe, du thym, de la lavande. Au bout de cetteallée, mon oncle remonta un cabinet de verduredont le bois était tombé en pourriture, et comme lechèvrefeuille était vigoureux et foisonnait, la mêmeannée il y eut de l’ombre.
Quand il ne faisait pas quelque besogne comme ça,mon oncle aimait à tenir le petit Hélie, à le promener,et quand le drole commença de marcher, il le menaittout doucement par la main.
L’hiver se passa assez bien, tout allant à peuprès, malgré le mal vouloir de quelques coquins dontj’ai parlé, qui se servaient de la politique pour tâcher denous nuire. Mais on a beau faire, chez nous autrespaysans, on ne comprend pas les haines politiques,et quand même ceux qui nous voulaient mal auraientvalu quelque chose, on ne les aurait point écoutés.
C’est bien vrai que cette sagesse commence à s’enaller, et que l’on trouve maintenant, dans des petitescommunes, des voisins qui se mangeraient les foiespour des questions de partis. Je crois bien que souventla politique n’est que la couverture de ce malvouloir, et que si ce n’était pas ça qui les rendraitennemis, ça serait autre chose. Autrefois les querellesétaient entre papistes et parpaillots, et ellesont fait couler pas mal de sang chez nous en Périgord,sans parler d’ailleurs. C’est qu’il y a dans nous tousun vieux fond noiseur et batailleur qui a besoin de sefaire jour. Aujourd’hui, on se bat dans les électionsà coups de morceaux de papier, comme autrefois onse battait à coups de mousquets, de piques, de flèches,de pierres. Les bonnes gens qui accusent la liberté que nous avons aujourd’hui de faire naîtreces haines ne pensent pas à tout ça.
Notre petit train de vie était réglé chez nous, etvoici comment ça marchait. Le matin à la pointe dujour, nous nous levions, et, après que nous avionsfait une frotte et bu un coup, Gustou allait soignerles bêtes, et moi j’allais ouvrir le moulin. S’il y avaitdu blé à moudre, je montais le sac contre la trémieet j’ouvrais la pelle. Après que j’avais réglé lesmeules, et que je sentais entre mes doigts que lafarine venait bonne, nous allions avec mon onclelever les verveux, ou les cordes s’il y en avait de tendues,et je mettais le poisson dans le réservoir. Àhuit heures, nous mangions la soupe ou les châtaignes;à midi on dînait, et ensuite Gustou ou moi,nous allions rendre la farine. Celui qui restait faisaitmoudre pour les petites pratiques qui venaient aumoulin, portant leurs deux ou trois quartes de blésur une bourrique. Vers les trois heures et demie,nous faisions collation, et s’il y avait quelqu’un aumoulin, nous l’engagions à monter avec nous. Lesoir, il était près des huit heures ordinairement,lorsque nous soupions. Tout ça n’était pas réglé àla minute, ça dépendait du travail; il y avait des foisoù nous soupions à sept heures l’hiver, et à neuf dansl’été.
Voilà pour le travail du moulin. Mais en plus deça, nous avions gardé à notre main assez de terreset de vignes, pour nous occuper les uns et les autres.Le travail changeait comme de juste avec les saisons.Au printemps il fallait donner quelques façons, enterdes arbres et sarcler les blés. L’été, c’était les foins,la moisson, les battaisons. Plus tard, il y avait la récoltede la Saint-Michel, les vendanges, les noix etles châtaignes à ramasser, et les labours à faire.L’hiver il y avait les prés à nettoyer, la feuille à balayerdans les bois pour faire la paillade au bétail. Les occupations ne nous manquaient pas, comme onvoit, et nous faisions tout ça nous seuls. Par exemple,pour les vignes, on les fouissait toutes en deux jours:il venait une douzaine de voisins nous aider, et lesecond soir à souper, on faisait un peu de festin pourles remercier.
Les jeudis nous allions l’un ou l’autre, mon oncleou moi, au marché d’Excideuil; c’est là où nousavions nos affaires, où nous trouvions notre monde.Ma femme y faisait vendre assez souvent par Suzettequelques paires de poulets ou de canards, et quelques douzaines d’œufs. Elle avait beaucoup augmentéle revenu de la basse-cour, sans grande dépense;ainsi, tous les ans, nous portions au marché de Périgueuxune vingtaine de dindons, en gardant notreprovision. Elle faisait venir de même beaucoup d’oies,qui profitaient vite ayant la rivière à deux pas, etquand il était temps, la Suzette les gorgeait: unefois fines grasses, on les tuait et on les vendait unbon prix, les foies, la graisse et tout.
Quand la bourrasque politique fut un peu passée,mon oncle se mit à faire du commerce sur les blés,et pour ça il allait assez souvent aussi à Cubjac, et àThiviers le samedi. À part ces sorties, les jours seressemblaient fort, car la vie de la campagne esttout unie, sans changements. Le dimanche, pour ça,quand le temps allait bien, nous prenions la chienne,et nous allions tâcher de tuer le lièvre, et lorsquenous en savions un c’était rare que nous ne le portionspas, car notre Finette était bonne, suivait desquatre heures de temps sans lâcher, et mon oncle nemanquait guère son coup; et puis il connaissait bienles postes. Lorsque nous avions tué un beau mâledans les huit livres, nous l’envoyions à M.Masfrangeas, et nous faisions de même lorsque nous avionspris quelque belle pièce de poisson. Quand nousmangions le lièvre à la maison, il y avait toujours quelque ami à qui nous l’avions faire dire: c’étaitLajarthe, ou le fils Roumy, ou Jeantain de chezPuyadou.
Dans l’après-midi du dimanche, je descendaisquelquefois jusqu’au bourg, histoire de voir les gens,de parler à des amis, et à l’occasion, nous buvionsune bouteille nous deux Roumy.
D’autres fois, avec mon oncle, nous faisions letour de notre bien, les mains dans les poches de laveste, un brin de marjolaine aux dents, nous arrêtantà chaque pièce, pour voir comment levait le blé, ousi la luzerne naissait bien, ou si le blé rouge s’épiait,ou si les noyers avaient des noix. On n’a pas d’idéedu plaisir que nous avons, nous autres paysans, devoir naître, croître et mûrir le grain que nous avonssemé; d’enfoncer nos sabots dans la terre que nousavons tant de fois retournée avec l’araire; de suivrele champ que nous connaissons sillon par sillon: iciil y a une mouillère; là, à cette place, on ne peutpas faire perdre le chiendent; et on se dit: Lorsquenous bladions dans ce fond, il faisait mauvais temps,aussi le blé est plein de coquelicots. Ce plaisir estautre chose que celui du riche, qui visite ses domainesqu’il ne cultive pas. Le plaisir de celui-ci est pleinde vanité, et tout à la surface, comme s’il avait unebelle femme, pour la vue seulement. Mais pour lepaysan: c’est comme un vrai mariage entre la terre etlui; il la tient, la possède, la tourne, la retourne, lafaçonne à sa mode, la soigne avec grand amour, etjouit en la voyant fécondée par son travail. Et nosvignes donc! C’est là que nous nous arrêtions longuement,marchant pas à pas, regardant chaque piedl’un après l’autre, épiant les boutons à leur sortie,les comptant, comptant les formes, faisant des comparaisonsd’années. Ah, c’était surtout notre vieillevigne, celle qui nous donnait ce bon vin dont nous nebuvions pas tous les jours; c’est celle-là qui était bien soignée et travaillée! Nous faisions de bon terreauavec des feuilles pour mettre aux endroits les plusmaigres, et tous les ans nous y portions quelquestombereaux de terre pour l’arranger. C’en étaitrisible; quand nous trouvions par là quelque vieillesavate, ou quelque mauvaise peille de drap, nous laportions à la vigne pour l’enterrer au pied d’un cep.Et s’il y en avait quelqu’un de malade nous le déchaussions,et nous y mettions autour du purin del’étable. C’était bien des soins, mais ils ne nouscoûtaient pas: et puis, quand les grappes se gonflaientcomme le tétin d’une femme grosse, quelplaisir de les voir profiter, et passer du rougeclair au brun noir et comme velouté!
D’aucunes fois, mon oncle nous laissait, ma femmeet moi, deviser et nous promener aux alentours de lamaison, et s’en montait dans sa chambre du moulin,lire un de ces vieux livres des grands hommes del’antiquité. Il disait qu’il y avait de ces vies dont ilne s’était jamais lassé, comme celle de Caton et dePhocion, qu’il préférait à toutes les autres. C’étaitune chose pas ordinaire, cette lecture, pour unpaysan un peu dégrossi seulement par l’école etle régiment. Le hasard avait voulu que ces livres sefussent trouvés dans un tas de vieilleries, achetéespar mon grand-père à l’encan, et mon oncle en faisait son profit, et nous tous aussi.
Le 21 novembre de cette année-là, et le 22, on votachez nous, comme dans toute la France, pour le rétablissementde l’Empire. Au Frau nous nous demandions,mon oncle et moi, comment nous devions faire.Si nous avions été bien libres, nous aurions été mettreun Non dans la boîte de M.Lacaud; mais, à causede M.Masfrangeas, il fut convenu que nous ne voterionspas. Lajarthe, qui était venu voir commentnous faisions, fit comme nous, et passa la journée auFrau. Ce qu’il y eut de joli dans notre commune, c’est que hormis nous trois, mon oncle, Lajarthe etmoi, il n’y eut pas un manquant: tout le monde votamême ceux qui étaient dans leur lit. Le plus beauc’est que ce pauvre Gustou, qui, jusqu’alors, avaittoujours voté avec les gens comme il faut, fut portépar M.Lacaud comme ayant voté Oui, car il n’yeut pas un Non dans la boîte, bien entendu. Notremaire pensait que Gustou, qui n’avait pas quitté leFrau ce jour-là, n’avait pas changé d’opinion, oupour mieux dire de manière de voter; mais il setrompait beaucoup, car depuis qu’on avait mis mononcle en prison, il se serait fait couper en morceauxplutôt que de voter pour Bonaparte.
Notre maire nous en voulut beaucoup, de n’avoirpas pu envoyer un procès-verbal avec autant de Ouique d’électeurs. Il ne s’en fallait que de trois, çan’était rien, mais avec ça, il en fut très vexé, vu qued’autres maires de par là avaient obtenu par lesmêmes moyens que lui l’unanimité de Oui, et commeil couchait en joue la croix d’honneur, il craignaitque ça ne lui fît du tort.
Pas bien longtemps après ce vote, nous étions allésau bourg, mon oncle et moi, pour nous arrangeravec des scieurs de long qui devaient venir nous fairedes planches. C’était un dimanche, et M.Lacaud setrouva là sur la place devant l’église, tout bouffi degraisse et d’importance comme toujours. Une grossechaîne de montre en or s’étalait sur son ventre bedonné,et sa trogne rouge luisait sous un grand chapeau haut de forme. Il était là, les mains derrière ledos sous sa lévite, la tête en arrière, parlant à desgens de la commune du haut de sa grandeur. Lorsqu’ilnous vit à quelques pas, il se tourna vers nouset, s’adressant à mon oncle avec sa grossièreté vaniteuse,lui dit:
— Vous avez bien mal reconnu la grâce qui vousa été faite, Nogaret; vous auriez dû voter au moins par reconnaissance pour celui qui pouvait vous envoyer à Cayenne et ne l’a pas fait.
Mon oncle le regarda de ses yeux clairs qui flambaient,en serrant les poings et les mâchoires; maisla pensée de Masfrangeas lui vint; il ne dit rien ets’en alla.
Moi, la colère m’avait monté, et, m’avançant versce gros enflé, je lui répondis rudement:
— Vous saurez, qu’on ne doit aucune reconnaissanceà celui qui s’est emparé du droit de grâce,parce qu’il n’a pas fait à un citoyen tout le mal qu’ilaurait pu lui faire injustement!
M.Lacaud ne s’attendait pas à cette réplique; ilresta tout ébaubi, devint cramoisi, branla la têted’un air menaçant, mais ne sut que dire.
Je crois que c’est la seule fois de ma vie que j’airiposté un peu à propos. D’ordinaire j’ai l’esprit lent,et le mot me vient trop tard. Il m’est arrivé plusd’une fois de me dire en m’en allant: Animal! tuaurais bien pu dire ça ou ça.
Excepté ces paroles avec notre maire, nous restionsbien tranquilles chez nous, ne nous mêlant de rien,ni de politique ni des affaires de la commune, et ilnous semblait que cela étant ainsi, nous étions àl’abri de tout. Mais quand on a affaire à des mauvaisgredins comme Laguyonias, et à des individus méchants et rancuniers comme M.Lacaud, on n’estjamais à l’abri de quelque mauvaise chicane, et nousne tardâmes guère à nous en apercevoir.
Un jour que j’étais allé avec Gustou couper de labruyère pour faire paillade à notre bétail, je vis venirun nommé Pasquetou, de Cronarzen, qui avait unbois touchant le nôtre. Quand il fut près de nous, ilnous dit, sans tourner autour du pot, que nous coupionsla bruyère sur un endroit qui n’était pas nôtre.Moi, c’était la première fois que je le voyais faire,et comme dans nos bois les limites ne marquent pas toujours très bien, je pensais que peut-être nous nousétions trompés. Mais Gustou répondit de suite àPasquetou que c’était la troisième ou quatrième foisque lui y coupait la bruyère, sans parler des plusanciens de la maison, et que jamais il n’avait riendit. Mais l’autre riposta que, s’il ne connaissaitpas son droit auparavant, maintenant qu’il le connaissait,il voulait le faire valoir; et il ajouta quenous venions jusqu’au chemin qui s’en va vers Roulède.Gustou alors lui dit qu’ils étaient d’accord surça, mais que nous n’avions pas dépassé le chemin:à quoi Pasquetou répliquait que nous l’avions dépassé.
Pour faire comprendre ça, il faut dire que pouréviter un endroit un peu creux où l’eau s’assemblait,et où il y avait toujours de la fange, les gens quipassaient par là avec leurs charrettes avaient prisl’habitude de couper dans notre bois pour aller rejoindre,à cinquante pas de là, le chemin qui tournaitun peu sur la droite. Comme il y avait longtempsque les gens faisaient comme ça, ce passage étaitdevenu un véritable chemin bien frayé, pendant quela palène et la bruyère venaient dans le vrai chemin,mais pas assez tout de même pour qu’on ne le vitbien. Nous n’avions jamais rien dit aux voisins;c’était un peu de bruyère perdue, mais ça ne valaitpas la peine d’en parler.
Quand je vis que Pasquetou s’entêtait à ça, et qu’ilvoulait nous faire lâcher de couper la bruyère, je luidis de nous laisser tranquilles, et que, s’il avait desdroits comme il le disait, il n’avait qu’à marcher.
Et en effet, il marcha, Pasquetou, et ça nous étonnaitgrandement, vu que nous avions toujours étébons voisins; mais nous pensions qu’il y avait quelqu’unqui le poussait. Le terrain disputé n’en valaitpas la peine; il faisait un tiers de quartonnée, et nevalait pas cher, car il n’y avait pas de châtaigniers dessus. Il y en avait eu un autrefois, mais il n’enrestait plus que la souche pourrie recouverte de terreet d’herbes. Ce châtaignier avait fait la limite autrefois,mais comme il n’existait plus, Pasquetou sefondait là-dessus, pour soutenir que notre limiteétait un gros châtaignier, contre lequel passait lechemin que les gens avaient fait chez nous.
Quoique ça fût peu de chose, quand on a droit, onne veut pas se laisser manger par un mauvais voisin;et, devant le juge de paix, mon oncle déclara que, depuisqu’il avait souvenance, les siens et lui avaienttoujours coupé la bruyère sur cet endroit sans contestations,et que nous continuerions à faire de même,jusqu’à ce que les tribunaux en auraient autrementordonné.
Quelque temps après, vint au moulin ce gueux deLaguyonias, qui nous porta une assignation devantle tribunal de Périgueux; nous voilà obligés deprendre un avoué, un avocat et de plaider.
Nous ne manquions pas de témoins qui nous avaienttoujours vus couper la bruyère sur le terrain en question;mais pour le passage, les uns ne se rappelaientpas bien où était le vrai chemin; d’autres n’avaientjamais passé que sur celui qui traversait notre bois.Le cadastre ne le marquait pas, en sorte que nousn’avions, pour soutenir notre droit, que la preuve dela jouissance.
Mais Pasquetou produisait un titre, où il était ditque son bois venait jusqu’au chemin qui était entrenous deux, et que ce chemin passait de notre côté, àraser un vieux châtaignier à trois mars, ou maîtressesbranches, qui était sur notre fonds. Commejustement le châtaignier qui restait alors en avaittrois, il se fondait là-dessus.
À l’audience, les gens de loi lurent des papiers àn’en plus finir, comme s’il se fut agi d’une affaire bienimportante. Après ça, l’avocat de Pasquetou se leva pour plaider. Cet avocat avait une manie risible: touten parlant, de sa main gauche il tenait sa robe serréeau corps et se penchait en avant, faisant craqueravec son gros ventre la boiserie où il s’appuyait, tendantle bras droit vers les juges, la main ouverte,comme s’il eût eu ses preuves dedans, et qu’il eûtvoulu les leur présenter. Avec ça, il avait une voixéraillée et criarde comme celle d’un canard, et mâchaitet remâchait dix fois la même chose.
C’était un des premiers avocats de Périgueux pourtant,et on voyait qu’il savait bien des affaires, car ilrécita des articles de loi, parla d’un nommé Cujas,et fit des citations en latin, auxquelles je ne comprenaisrien, pas plus du reste que quand il parlait enfrançais, attendu sa manière d’embrouiller sesphrases. Quand il eut parlé pendant une heure etdemie, il annonça qu’il avait fini et qu’il allait seulement,avant de s’asseoir, résumer rapidement lesmoyens de son client. Mais sous prétexte de ça, levoilà qui recommença de fond en comble à plaider.Tout le monde en soufflait; enfin, après une demi-heurede plus, il s’assit, tira un foulard rouge de sapoche, et se mit à s’essuyer le front.
Notre avocat se leva alors. Celui-ci avait un autretic; il levait les bras tendus au-dessus de sa tête, parun mouvement brusque, comme font maintenant lesélèves de notre école, lorsque le régent leur fait fairel’exercice du gymnase; et tout d’un coup, il leslaissait tomber de même, collés le long du corps,avec la fin de ses phrases. Ses grandes manches luicouvraient les mains, et se confondaient avec sa robe,de manière qu’on l’eût cru manchot des deux bras. Ilavait avec ça une figure toute rasée et pâle, et sescheveux noirs plaqués étaient coupés en rond autourde sa tête comme une belle calotte de curé, de manièrequ’on l’eût pris pour un masque de carnaval,un pierrot en deuil.
C’était M.Masfrangeas qui nous avait enseigné cetavocat; il passait pour un homme fort, et je ne douteaucunement qu’il ne le fût; mais qu’il était embêtant!
Il commença par une longue citation en latin, lesbras levés comme j’ai dit, et les laissa retomber, laphrase achevée, comme si cet effort l’eut crevé. Puisil continua lentement, employant de longues phrasesqui s’entortillaient, s’accrochaient les unes aux autres,et n’en finissaient plus; à force de les allonger, il enperdait quasi la respiration. Autant son confrèrehachait et mâchait ses mots d’une voix désagréable,autant celui-ci les déroulait gravement d’une voixcreuse et solennelle, comme s’il se fût agi d’une causecélèbre, et non pas d’un lopin de bois qui ne valaitpas cent sous. Comme il ne voulait pas paraître moinsferré que son confrère, il cita toute une kyrielle d’ancienshommes de loi, et aussi ce Cujas, en prétendantque son excellent confrère l’avait mal entendu;à quoi l’autre riposta vivement: C’est vous, moncher confrère, qui l’entendez mal! Tandis qu’il étaitlancé dans sa plaidoirie qui s’allongeait, s’allongeaittoujours, la tête m’en tournait, et, n’y tenant plus, jesortis.
Au bout d’une heure mon oncle vint me retrouver,et me dit que l’affaire était remise à un mois; qu’ilallait y avoir une enquête pour savoir si l’ancien châtaignierdont il ne restait que la souche pourrie avaittrois mars, ou deux seulement, comme le disait Pasquetou.Quoique ce procès ne fût pas bien amusant,je me mis à rire à cette nouvelle, et nous nous enallâmes à l’auberge; après quoi, nous repartîmes pourle Frau avec un homme de Roulède qui avait témoigné pour nous.
— Certainement, disais-je à mon oncle en nous enallant, ces avocats avec leur fagot de science, sontbien inutiles dans des affaires comme ça. Il aurait mieux valu que les juges vous fissent expliquer tousles deux, Pasquetou et toi, et ils seraient mieux renseignésà cette heure. Pour des affaires si peu conséquentesil n’y aurait pas besoin de tant de paperasseset de plaidoiries; avec un peu de bon sens,le premier juge venu pourrait grabeler ça tout seul.
— Sans doute, dit mon oncle en riant, seulementque deviendraient les avocats, les avoués, les huissiers,et le gouvernement qui vend le papier marqué?
— Mais, disait l’homme de Roulède, pourquoi cesavocats parlaient-ils toujours de Cujat, vu que le boisest dans Saint-Sulpice?
— C’est que, dit mon oncle en riant un peu, ils neparlaient pas du bourg de Cujat où l’on fait les bonsfromages, mais, je pense, de quelque ancien hommede loi qui s’appelait comme ça.
D’après ce que je comprends, ajouta-t-il, ce procèsrapportera gros à tout ce monde-là, car nous nesommes pas près d’en voir la fin.
Et en effet, les hommes de loi se renvoyaient laballe. Le jour où l’avoué de Pasquetou était prêt, lenôtre n’était plus là, et d’autres fois c’était le contraire.Et puis il y avait toujours quelque chose quiaccrochait; l’un attendait une pièce et demandait laremise; l’autre avait besoin de voir son client, ettous deux se faisaient signifier force actes pour s’entretenirla main.
L’enquête, plusieurs fois remise de quinzaine enquinzaine, de mois en mois, finit pourtant par avoirlieu; elle ne fut pas heureuse pour Pasquetou. Il fitvenir des témoins qui dirent bien que le châtaigniermort n’avait que deux mars; mais nous en fîmesvenir autant et plus, qui affirmaient qu’il en avaittrois.
Il y avait un an que le procès durait, lorsque letribunal ordonna le transport sur les lieux.
À ce coup, mon oncle dit: — Gare à celui qui perdra! il y a déjà beaucoup de frais de faits, et cetransport ne coûtera pas bon marché.
C’est étonnant, disais-je quelquefois à mon oncle,que nous n’ayons aucun acte pour ce bois. Nousavions cherché partout, dans le cabinet où étaientnos contrats et nous ne l’avions pas trouvé: tout ceque nous savions, c’est qu’il venait d’un nomméCrabanas de Salevert, et qu’il était à nous depuisl’année de la Grande-peur. Là-dessus, je m’en fustrouver M.Vigier et je lui contai l’affaire. Commec’était dans cette étude que nos anciens avaient toujourspassé leurs actes, je me disais que celui-là pouvait y être aussi: et dans ce cas, les confrontationspeut-être nous donneraient raison. M.Vigier me ditde repasser dans quelques jours, qu’il ferait chercherpar Girou.
J’y retournai huit jours après, et la première choseque me dit son clerc, le petit Girou, ce fut: — Qu’est-ceque tu payes si je te fais gagner ton procès?
— Un déjeuner sellé et bridé, que je lui dis.
Et il me montra l’acte, où il était dit, que le boisétait limité au midi, par le chemin allant vers Roulèdetout droit, passant contre un vieux châtaignier,et que la borne cornière avait été plantée à quarante-deuxpas du châtaignier, en suivant droit le chemindu côté du levant.
— Ne dis rien de ça à personne, fis-je à Girou;fais-moi une copie de cet acte et tu la feras signerpar ton patron; il me la faudrait pour après-demainmatin, car la justice vient ce jour-là, et je veux servirce plat à Pasquetou et à ceux qui le poussent, devanttout ce monde.
— Je te la porterai, me dit Girou, je suis curieuxde voir la figure qu’ils feront tous.
Le surlendemain, le tribunal, le greffier, les avoués,les avocats arrivèrent dans deux voitures. Jusqu’àCoulaures il y avait la route, ça allait bien; mais après il fallait prendre des mauvais chemins jusqu’aubourg, où on était forcé de laisser les voitures, pouraller de pied jusqu’au bois des Fontenelles.
M.Lacaud se trouva chez lui au bourg, comme parhasard, car il demeurait le plus souvent à Périgueux.Il invita tous ces messieurs à entrer chez lui, et làétant, il les convia à déjeuner. Comme il était lemaire de l’endroit, qu’il connaissait tout ce monde,ils acceptèrent facilement.
Tandis qu’on faisait sauter les poulets et qu’on mettaitle couvert, M.Lacaud emmena le président et unjuge sous prétexte de leur montrer le jardin, et là,lorsqu’ils furent seuls, commença à parler en faveurde Pasquetou, expliquait à sa manière comme quoi ilavait raison. Et ces deux messieurs écoutaient, nese prononçant pas, mais ayant l’air d’ouïr complaisammentce que leur disait ce bon M.Lacaud qu’ilsrencontraient partout dans les soirées, à la Préfecture,chez le Receveur général, au Cercle, et quise trouvait là si à point, pour les faire déjeuner dansun pays perdu; où il n’y avait qu’une méchante aubergede paysans. Je suis sûr que ces messieursétaient de bien honnêtes gens, incapables de malverseret de juger contre leur conscience; mais leschoses se présentent tout différemment, selon lesdispositions dans lesquelles on les regarde. Le jugeprévenu contre quelqu’un a beau être juste, il ne voitpas les choses comme celui qui ne sait rien de cequelqu’un. J’imagine que lorsque M.Lacaud eutajouté, comme pour renseigner ces messieurs surce que nous étions, que mon oncle avait été arrêté auDeux-Décembre comme un homme dangereux, ilsn’étaient pas aussi bien disposés pour nous que pourPasquetou.
Le hasard nous fit savoir cette manigance. Au-dessousdu jardin au pied de la muraille, il y avaitun vieux pauvre qui se chauffait au soleil et entendait tout ça, sans qu’on s’en doutât. Lorsque M.Lacaudet les juges rentrèrent pour déjeuner, le vieuxNicoud se leva, mit son bissac sur son échine et,prenant son bâton, s’en vint vers le moulin aussi vitequ’il put. Nous étions à table, nous autres aussi, avecGirou qui nous avait porté l’acte, lorsque nousentendîmes ses sabots sur l’escalier.
Quand il fut en haut, ma femme alla ouvrir la porteet lui dit:
— Entrez, entrez, mon pauvre Nicoud, vous allezmanger la soupe.
— Grand merci, fit le bonhomme; et s’avançant, ilsouleva son bonnet en disant: — Bonjour, bonjour,braves gens!
Et tout le monde lui répondit:
— Bonjour, Nicoud, bonjour!
Quoique nous ne fussions que des paysans à notreaise, jamais il n’est venu un pauvre à notre porte àqui on n’ait donné. Et si c’était un vieux, des petitsdroles arrivant tandis qu’on mangeait la soupe, onleur en donnait avec un chabrol après, pour lesgaillardir. C’était de coutume chez nous, d’ainsi faire;nos anciens n’y avaient pas manqué, et nous autresfaisions de même. Ce n’était pas maintenant qu’il yavait à la maison une femme comme la mienne, quecette coutume pouvait se perdre.
Ce n’est pas pour nous vanter, mais il faut biendire que ce n’était pas la même chose chez tout lemonde. Dans nos pays, les gens ne sont pas biendonnants pour les pauvres. Ça n’est pas qu’ils aientmauvais cœur, non, mais ils ne sont pas riches nonplus, et suent et peinent à force, pour affaner du pain.La différence entre le paysan pauvre et le mendiantn’est pas grande pour ce qui est de la vie. Le morceaude pain noir que reçoit celui-ci est coupé auchanteau de celui qui le donne; la mique de l’un estcomme celle de l’autre, il n’y a pas guère de lard; enfin, la culotte et la veste du paysan sont déchirées,effilochées, rapiécées de morceaux de toutes couleurs,comme celles du pauvre qui lui demande lacharité. C’est pour cela qu’il ne s’apitoie guère surdes misères qu’il subit lui-même. Le riche, quiconnaît le bien-être, devrait compatir davantage ausort des misérables, le comparant au sien, quoiqu’ilne le fasse pas souvent malheureusement; il aimemieux dire pour s’excuser de sa dureté: Ce sont desfainéants!
Le vieux Nicoud était bien brave homme et puispropre, aussi on le fit asseoir sur le banc, et mafemme lui apporta une grande pleine assiette desoupe chaude qu’il se mit à manger. Si ça avait étéJean Gautrou qui avait des poux, on ne l’aurait pasfait entrer, et avec ça ma femme avait beaucoup depeine de le laisser à la porte, et de lui porter, quandil venait, une assiette de soupe sous l’auvent; elledisait qu’il lui semblait que c’était traiter un chrétiencomme un chien.
— Que veux-tu, lui disait mon oncle, c’est safaute: que ne se tient-il net comme Nicoud.
Quand le bonhomme eut mangé sa soupe, Gustou,qui était à côté, lui versa un bon chabrol dans sonassiette, qu’il avala d’une coulée. Après ça, tout enmangeant un peu d’ordinaire, il nous raconta ce qu’ilavait entendu, et nous engagea à nous méfier. Nousle remerciâmes de l’avis, et Girou lui dit qu’il n’yavait rien à craindre, qu’il nous avait mis en mainsquinte et quatorze et le point.
— Tant mieux, dit-il, parce que voyez-vous c’estune mauvaise chose que les procès, ça ruine biendes maisons. Moi je n’avais pas grand’chose, maisenfin j’étais chez nous, et ce sont les procès qui m’ontfait prendre le bissac, par la faute de ce gueux deLaguyonias.
Nous ne nous pressâmes pas trop de déjeuner, de manière qu’en arrivant au bois des Fontenelles, nousvîmes tous ces messieurs de la justice. M.Lacaudétait venu là, aussi, histoire de leur montrer le chemin:il n’y avait pas de mal à ça, n’est-ce pas?Possible aussi, voulait-il leur rappeler par sa présencece qu’il avait dit pour Pasquetou. Ils étaienttous rouges jusqu’aux oreilles, ces bons messieurs,et bien repus, bien contents; pour sûr que notremaire leur avait fait tâter de son meilleur vin, et ilen avait de bon. Dans ces dispositions, la manière devoir de l’hôte, quand on se trouve dépaysé et transportéde la salle d’audience au fond d’un bois, peutbien peser quelque chose, sans soupçon aucun deforfaiture.
Lorsque nous fûmes près, nous levâmes nos chapeauxpour saluer, mais aucun de ces messieurs nenous rendit la pareille. Les uns tirèrent leur tabatière,un autre causait avec M.Lacaud, et l’avoué dePasquetou le tenait par un bouton. Tous nousvoyaient du coin de l’œil, pourtant, et avaient l’airétonnés de me voir avec une pioche sur mon épaule.
— Ça ne va pas bien votre affaire, me dit notreavocat en venant vers nous.
— Nous portons de quoi tout arranger, dit mononcle en tirant l’acte de sa poche: Tenez, voyez ça.
Quand il eut lu, notre avocat dit:
— Ho! c’est une autre paire de manches!
Et il s’en alla vers les juges, et se mit à leur lire letitre. J’épiais les figures de tout ce monde pendantce temps, et il y en avait de curieuses. Pasquetou,ne comprenant rien à ce qu’on lisait, voyait pourtant,à l’air de notre avocat, que c’était quelque mauvaisepièce pour lui, et restait là planté, badant. M.Lacaudcolérait en dedans, ça se voyait; le greffier, lesavoués, ça ne leur faisait rien, c’était visible; quelque fût le gagnant, leur affaire était bonne. Les juges,ça leur était quasiment égal aussi, sauf le petit dépit, d’avoir déjà pris peut-être une autre opinion qu’ilfallait quitter, mais ils s’efforçaient de n’en laisserrien voir. Quand notre homme eut achevé, le présidentprit l’acte et se mit à le relire, et pendant cetemps nous autres fûmes à la vieille souche du châtaignier.Partant de là, je comptai quarante-deux pasen suivant tout droit le long de l’ancien chemin, quimarquait quelque peu. Je ne trouvai rien. Je m’écartai sur la droite, puis sur la gauche, rien. Ces Messieurss’étaient approchés durant ce temps et meregardaient faire. Pensant que j’avais fait les pastrop grands, je reculais un peu, lorsque mon oncleme dit: — Va plutôt en avant, si c’est mon grand-pèrequi a compté les pas, il avait des jambes commeune grue. J’allai en avant, et après avoir gigogné unpetit moment, la pioche rencontra une pierre.
— Tu y es, dit le petit Girou, et en effet, j’y étais.Après avoir nettoyé la place, raclé les feuilles pourries,j’ôtai comme un terreau qui s’était formé dessus,et la borne se vit bien plantée avec ses deux témoins.
Comme on peut bien penser, Pasquetou ne futpas content; il vint voir tout près, mais quoi dire?les racines de bruyères enlevées montraient bienque la borne était là depuis longtemps, quand l’actene l’aurait pas dit, et qu’on ne l’y avait pas miseexprès. Mais c’est M.Lacaud qu’il fallait voir; onaurait dit qu’il allait avoir une attaque, tellement ilétait cramoisi. Pasquetou, lui, se tenait coi, les mainsdans les poches de son sans-culotte, regardant parterre, et suivant ces messieurs de la justice qui s’enallaient.
Au moment où ils partaient, nous autres trois,restés les maîtres sur le terrain, nous leur tirâmesencore trois grands coups de chapeau, en nous gaussantun peu d’eux en dedans, c’est vrai: ils ne firentpas plus attention à notre salut que la première fois,mais ça nous était bien égal.
Plus tard, nous sûmes que M.Lacaud, outre sahaine contre nous, avait encore de bonnes raisonspour ne pas être content. C’était lui qui avait pousséPasquetou à plaider et à faire faire beaucoup de fraispensant nous ruiner, et il lui avait prêté vingt-cinqpistoles pour les frais du procès, avec condition quine les remettrait pas s’il perdait. Pasquetou se consolaitun peu pensant à ça; il se figurait bien qu’unprocès qui durait depuis un an et demi, avec destémoins, des enquêtes, un transport de justice, coûteraitplus de vingt-cinq pistoles, et qu’il aurait quelque chose à parfaire, mais il ne se doutait pas duchiffre. Quand on lui dit la note des frais, qui semontaient à près de cent louis d’or, il en devinttout innocent. Il lui fallut emprunter sur son bienpour payer, et, avec les intérêts et les mauvaisesannées, ça finit par le mettre dans les affaires, tellementqu’il ne s’en est jamais relevé, et que lorsqu’ilmourut, ses enfants furent obligés de vendre.
Nous autres trois, en nous en revenant, nous parlions,tout contents et riant de la manière dont notremaire et Pasquetou avaient été coyonnés par cetacte. Quand nous fûmes à Magnac, Girou nous quittapour s’en retourner à Saint-Germain: — Tu sais, luidit mon oncle, c’est pour jeudi prochain, ne manquepas!
— N’ayez crainte de ça, Nogaret!
Ah! il ne manqua pas, le petit Girou. En arrivantà Excideuil, nous le vîmes planté devant l’aubergeoù nous mettions nos bêtes. Il croyait que nousallions déjeuner là, mais mon oncle dit:
— Pour un déjeuner sellé et bridé comme tu aspromis, Hélie, il nous faut aller à l’hôtel de Provence.
Ça n’était pas un endroit pour les paysans, c’étaitlà que descendaient le maréchal Bugeaud et tous lesmessieurs de par chez nous, et là aussi que s’arrêtaient les voitures de poste; mais, pour une fois, çan’est pas coutume.
Le fait est, que c’était un des hôtels les mieuxtenus qu’on pût voir dans tout le pays. En entrantdans la grande cuisine, toujours encombrée dans uncoin, de paquets et de malles, car c’était aussi là lebureau de la diligence et le relai, on voyait bien,qu’il y avait à la tête de la maison une maîtressefemme. Tout était propre, bien en place; les chandeliersde cuivre brillaient, par rang de taille sur lacheminée, comme de l’or. Les casseroles et la batteriede cuisine accrochaient les rayons de soleil, et,sur la table massive, les couteaux étaient alignés parordre de grandeur. Tout était net, luisant et arrangéavec goût. Et les servantes donc, en tablier blanc etle foulard sur les cheveux, propres comme des sousneufs, il fallait les voir aller et venir lestement, portantdes plats et des bouteilles.
On nous mit à déjeuner dans une petite salle donnantsur la route, tapissée de papier vert à fleurs,avec des rideaux de coton blanc à franges aux fenêtres.Sur la cheminée, il y avait une ancienne penduleà colonnes sous un globe, et par côté, des bouquetsde fleurs en papier, aussi sous verre. Au mur, étaientaccrochées des images, représentant l’histoire deGeneviève de Brabant. La table était couverte d’unetouaille, blanche comme des fleurs; les verres brillaient,et les fourchettes et les cuillers semblaientd’argent: c’était un plaisir de s’asseoir là autour. Ah!le petit Girou était content, et nous aussi, de lui fairecette honnêteté.
Et quelle cuisine! on ne sait plus la faire commeça maintenant. Tout dernièrement, nous étions àPérigueux et mon gendre a voulu que nous allionsdans un grand hôtel. Oh! la salle était bien assezbelle, et le plancher ciré, mais que voulez-vous queje vous dise, ça n’était plus ça; on nous a fait manger des affaires arrangées à la mode de partout; ça n’estni salé ni poivré, et puis point d’ail; ça avait du goûtcomme un morceau de bouchon. Ils disent qu’il fautune cuisine comme ça, pour les voyageurs et lesétrangers. Le fait est que, comme ça ne sent rien,avec un peu d’idée, chacun peut se figurer mangerde la cuisine de son pays. Mais tout de même, il devraitbien y avoir à Périgueux un endroit où onpuisse manger à notre mode.
Et par-dessus le marché, on n’est plus servi pardes filles accortes et avenantes, mais par des garçonsavec des favoris, et la raie au milieu de la tête, quisemblent des juges d’instruction: ça finit de vouscouper la faim.
Ah! ce n’est plus notre bonne cuisine bourgeoised’autrefois, où on vous faisait manger de bons morceaux,bien choisis, bien soignés, bien arrangés à lapérigordine. Cette cuisine s’est perdue avec lesvieilles coutumes, depuis les chemins de fer. Et le vin!on ne boit plus maintenant que de la saleté de vinscoupés, baptisés, remontés avec du trois-six, foncésavec du sureau, ou pis, avec quelque poison: c’estplat, ça n’a ni goût, ni bouquet, ni diable, ni rien.Autrefois, quand on voulait bien arroser une bonnedaube, ou un gigot piqué d’ail, ou un fin chapon,ou un lièvre en royale, on demandait du bon vin deBrantôme, ou de Sorges, ou de Bergerac, ou deDomme, ou d’ailleurs, car le bon vin ne manquaitpas chez nous, et c’était un vrai plaisir de boire cesbons vins en mangeant de bonnes choses, entre bonsamis. Il paraît que maintenant, les gens se moquentde ça, et qu’il leur est égal de manger cette cuisineau gaz, ces rôtis au four de fonte, et de boire cesvins fraudés. Tout marche à la vapeur, et on n’a pasle temps de faire attention à ça. Les gens mangent,vite, vite, comme qui jette le charbon à pelletéespour chauffer la machine: aussi quels estomacs ont les gens d’aujourd’hui! À ce qu’on m’a dit, depuisvingt-cinq ou trente ans, les gens comme il faut, etprincipalement les femmes et les jeunes gens, trouventque ce n’est pas bon genre de manger commefaisaient leurs pères, et je boire du vin de leursvignes. Ça n’est pas distingué de bien manger, çaengourdit l’esprit, à ce qu’ils disent; et ils font lapetite bouche, pour avoir l’air de ne vivre que de lacervelle; et la jeunesse laisse les vins de nos crûs,pour se gorger de cette cochonnerie de bière allemande.
Misère! avec ça que nos anciens ne valaient pasleurs petits-fils, pour l’intelligence, le courage, laforce, la bonne humeur! Je voudrais voir les crânesd’aujourd’hui, près des bons compagnons qui se réunissaientautrefois au Chêne-Vert et chez la Blonde!Qu’on me montre dans la génération d’à-présent,sans dire de mal de personne, et sans remonter bienhaut, beaucoup de bons vrais Périgordins en tousgenres, illustres, célèbres, ou simplement connus,comme Desmarty, Sirey, Daumesnil, Beaupuy, Lamarque,Alary, Bouquier, Elie Lacoste, Roux-Fazillac,Jacques Maleville, Morand, Fournier-Sarlovèze,Mérilhou, Briffault, Bugeaud, Sauveroche, Lachambaudie,Morteyrol, Lambert, de Sarlat, qui a fait Lousdous douzils, et tant d’autres dont le nom ne mevient pas.
Je ne veux pas dire pour ça, entendons-nous bien,qu’il n’y ait pas de notre temps des Périgordins devaleur. Il y en a, c’est sûr, dans différentes partiesqui dépassent ma portée, et dont pour cela je neparlerai pas. Mais parmi ceux qui font honneur auvieux pays des pierres, et qui l’aiment, je nommerai,parce que je comprends son parler patois et que sescontes me plaisent, le collecteur de Sarlat, le félibremajoral Auguste Chastanet, qui a fait pour notreébaudissement: Lou Curel de Peiro-Bufiero, Per tua lou tems, Lou paradis de las Belas-Maïs, Louchavau de Batistou, et tant d’autres jolies patoiseriesque nous autres, paysans, devrions tous avoirdans notre tirette de cabinet. Oui, il y a encore cheznous de bons enfants du Périgord, qui ne méprisentpas la terre natale, et qui ont l’esprit alerte, la tête,le bras et l’estomac solides, toutes qualités qui fontle vrai Périgordin, propre à tout, bon à penser et àagir; seulement la plupart de ceux-là, par leur âge etleurs habitudes, retirent plutôt vers les anciens: lesjeunes sont trop parisiens, à mon goût, et ne sententpas assez le terroir.
Mais me voilà loin de la table où nous étions assistous les trois. Girou n’avait jamais été à pareillefête: c’était un pauvre garçon, d’une quarantained’années, fils de paysans comme nous, tout petit etchétif, l’échine un peu bombée, et noir comme unemûre, ce qui lui faisait dire quelquefois: — Moi,j’étais derrière la haie quand on tirait la couleur surles merles! Il avait été instruit au hasard, par unvieux bonhomme qui enseignait à quelques enfants leeu qu’il savait. Il n’était, pour ainsi parler, jamaissorti de Saint-Germain. Trop faible pour travailler laterre ou pour être ouvrier, trop petit pour être soldat,M.Vigier l’avait pris pour clerc, et il vivait là, danscette petite étude de campagne, attrapant tous leslivres qu’il pouvait, pour tâcher d’apprendre quelquechose. C’était un vrai plaisir de le voir manger etboire, tout en causant et disant des histoires plaisantes,car il était malin, et tournait les chosescomme il voulait. Il revenait aux plats qui lui convenaient,et le mâtin, quoique paysan, il avait du goûtet ne se jetait pas sur les grosses pièces.
Il ne pouvait se rassasier surtout d’une terrine defoies gras aux truffes, ni d’un plat de champignonsen sauce, comme jamais plus je n’en ai tâté. Onaurait juré, à le voir faire, qu’il n’avait rien mangé depuis quinze jours; jamais je n’aurais cru que, dansce petit homme, il y eût un estomac aussi chabissous,autrement dit, capable. Nous avions bu du vin dupays, du meilleur, et avec ça deux bouteilles de vinvieux, quand vers la fin du déjeuner Girou me dit:— Avec vous autres, je ne me gêne pas. J’ai ouï parlerdu vin de Rossignol; il paraît que c’est quelque chosede fameux. Il y a longtemps que j’ai envie d’entâter, vous devriez bien en faire porter une bouteille?
— Ça va, dit mon oncle, mais fais attention que cevin tape sur la cocarde.
La tille apporta une bouteille de Rossignol, etGirou se passa son envie. Enfin, quand nous eûmesbien déjeuné, bien trinqué, nous allâmes au café.Girou était bien un peu étourdi, pourtant il tenait bontout de même. Mais enfin après le café, les brûlots,les petits verres, il en avait assez, surtout qu’ilvoulut fumer un cigare d’un sou ainsi que nous autres.Comme nous n’avions grand’chose à faire, nous lefîmes promener dans Excideuil, histoire de lui fairepasser un peu les fumées et puis, à quatre heuresnous nous en fûmes ensemble, et nous le quittâmesrendu chez lui, bien content de sa journée.
Le procès avait duré déjà dix-huit mois, aussi ilest besoin que je revienne un peu en arrière. Un mois,ou guère s’en faut, après la première assignation dePasquetou, au mois d’avril 1853, il nous naquit unepetite drole que mon oncle voulut appeler Nancycomme sa mère, ce qui fut fait; mais depuis et toujours,nous l’avons appelée Nancette. Ma femme futbien contente d’avoir une drole, parce que quandelles sont grandettes, les filles commencent à aiderleur mère dans la maison, tandis que les garçons sonttoujours dehors avec les hommes. Nous, nous étionsbien contents aussi, principalement de voir que çafaisait plaisir à ma femme; mais quand ça aurait été encore un garçon, nous ne nous en serions pasfait beaucoup de mauvais sang.
Cette année-là, c’est l’année du gros brochet. Ilfaut savoir que, chez nous autres, c’était la coutumede nous rappeler les années par la chose la plusmarquante; comme l’année du grand hiver, l’annéedes grandes eaux, l’année de la grêle, l’année desgrosses vendanges, l’année de la mort de ma mère,l’année que le tonnerre tomba dans la cheminée,l’année de mon mariage, l’année qu’on avait mis mononcle en prison, l’année du procès, et autres affairescomme ça.
Cette année-là donc, peu de temps après la naissancede la petite, une cane qui avait fait son niddans un buisson, sur le bord de l’eau, au-dessus dumoulin, nous amena une dizaine de petits canous.Aussitôt nés, aussitôt à l’eau comme de juste, et lesoir lorsque la mère cane les ramena, nous vîmesqu’il en manquait un. Le lendemain soir, il en manquaitencore un. Comme ils étaient toujours sur l’eautranquille, dans le goulet, se reposant et barbotantde temps en temps sur l’écluse, nous nous demandionsqu’est-ce qui pouvait les manger, quand mononcle étant un jour dans sa chambre du moulin, tandisqu’ils étaient sur l’eau, vit un gros brochet enattraper un dans sa gueule, et l’emporter au fond.Le lendemain il guetta avec son fusil; rien. Le surlendemain il entendit, à un moment, la cane crier depeur, et prenant vitement son fusil, au moment oùcette bête engoulait un pauvre canou, il lui tapa uncoup de fusil dans la tête et le tua roide. C’était unbrochet qui pesait douze livres et trois onces;jamais nous n’avions vu pareille pièce dans la rivière;il devait se tenir sous les rochers, dans de grandescaches qu’il y a; toujours est-il que nous l’eûmescomme ça.
Je l’arrangeai dans une grande panière avec des herbes, et je le portai à M.Masfrangeas. En levoyant il s’écria: — Ha! quelle bête! mais queveux-tu que j’en fasse? à la maison, nous en aurionspour huit jours. Réflexion faite, il l’envoya auPréfet qui le convia à en manger sa part le lendemainsoir.
Tous les invités admirèrent cette belle pièce, et luifirent honneur, d’autant plus qu’on l’avait truffée etmise à la broche.
Lorsqu’il ne resta plus que l’épine de l’échine avecla tête, le Préfet dit a M.Masfrangeas:
— Parbleu, celui qui vous a envoyé ce brochet estun brave homme!
— Oui, dit M.Masfrangeas en riant pour fairepasser la chose, et avec ça, il a failli aller à Cayenne!
— Ah bah! c’est votre meunier! dit le Préfet.
Et tout le monde se mit à rire.
Mais personne ne pensa qu’en Afrique comme àCayenne, il y avait des braves gens comme mononcle, et tout aussi innocents.
VIII
J’ai donné ci-devant un aperçu de nos occupationset de notre travail, suivant les saisons, il est inutilede revenir là-dessus. Les événements sont rares enpleine campagne, du moins de ceux qui valent lapeine d’être contés. Il y en a pourtant, auxquels lesgens des villes ne font guère attention, et qui, pournous autres paysans, sont une grosse affaire.
Un matin du mois d’avril 1855, je m’étais réveilléde bonne heure; la lune rayait, et sentant un brinde froid sous les couvertures, je dis à ma femme:J’ai peur que nos vignes gèlent. Ça me tracassait;aussi le jour venu je me levai. On voyait bien et onle sentait aussi qu’il faisait froid; mais de savoir s’ilavait gelé, il fallait attendre le soleil.
Après avoir déjeuné, à huit heures, nous montâmesà la vieille vigne, mon oncle et moi, et, suivantrang par rang, il nous fallut bien voir que tous lesboutons étaient gelés. De là, nous allâmes aux autresvignes, dans les termes au-dessus de la Borderie etde la Combe: elles étaient gelées aussi, mais commeétant plus éloignées de la rivière que la vieille, il n’yavait pas tout à fait autant de mal, mais peu s’enfallait.
— Allons, dit mon oncle, nous aurons de quoi fairedeux barriques de piquette.
Nous revînmes à la maison bien ennuyés, et mafemme, venant au-devant de nous avec sa drole surle bras, nous demanda ce qu’il en était.
— Tout est perdu ou à peu près, lui dis-je.
Et nous rentrâmes tous les trois sans rien dire.
Les marchands se font du mauvais sang, pour unebanqueroute qui leur fait perdre, les propriétaires,pour un fermier qui déguerpit sans les payer; lesgens qui sont dans les affaires, pour les événementsqui arrêtent l’industrie, et les paysans pour la gelée,la grêle, la sécheresse, la brume et tout ce qui perdle revenu. Mais, tandis que dans les villes on agit,on se démène pour tâcher de se tirer d’affaire, nousautres, nous ne bougeons point et nous ne disonsrien. C’est qu’après une gelée, une grêle, il n’y a rienà faire, ce qui est perdu ne peut plus être sauvé. Etpuis, nous sommes de si longtemps habitués à necompter sur le revenu, que lorsqu’il est serré, que lemalheur nous touche bien, mais il ne nous surprendpoint.
Heureusement, nous n’avions pas vendu tout notrevin de l’année d’avant, et il nous fallut faire avec lereste, en buvant plus de piquette que de vin.
Quelque temps après, mon cousin Estève memanda de venir à la foire de Jumilhac qui tombe le7 mai, parce qu’il était en marché pour acheter unemaison, et qu’il avait plaisir d’avoir mon estimation.J’y fus donc et je le rencontrai sur la place devantle château, près du vieux arbre de la Liberté toutsaccagé par les orages, comme la liberté par Bonaparte.Après que nous eûmes déjeuné, nous fûmesvoir la maison, et, après l’avoir bien visitée, nousrevenions dans la foire en causant du prix. Commenous suivions la grande rue, je vis passer un individuen blouse, qui avait une belle paire de ciseaux pendus à son cou par un lien, et qui criait: Piaoux! piaoux!
— Qu’est-ce qu’il chante avec ses: Cheveux! cheveux!que je dis à mon cousin.
— Tu vas voir ça tout à l’heure, qu’il me dit.
L’individu rentra sous la halle, et bientôt un autrequi venait de la place, criant aussi: Piaoux! piaoux!vint le retrouver. Ils avaient une espèce de bancmonté dans un coin, avec des marchandises, cotonnades,indiennes, mouchoirs, fichus, et autres affairescomme ça. Et alors des filles vinrent là, parler à ceshommes, et ôtaient leurs mouchoirs de tête et détachaientleurs cheveux. Et eux les maniaient, les soupesaient,regardant de la finesse, de la longueur,de la couleur. Puis les filles voyaient les marchandises,cherchaient ce qui leur convenait le mieux, etpaupignaient les étoffes, comme les individus faisaientde leurs cheveux. Et alors ils entraient enmarché. Les filles dépréciaient les étoffes, et les marchandsles cheveux, et ils disputaient sur la qualité,le prix et tout. Des fois ils ne s’entendaient pas; lesfilles remettaient leur mouchoir et voulaient s’enaller. Mais voyant ça, ces individus mettaient quelquechose de plus, un mauvais fichu de rien, un boutde ruban et ils tombaient d’accord. Dans le marché,les filles se réservaient qu’on leur laisserait quelquepeu de cheveux par devant, de manière qu’avec leurmouchoir de tête ça ne se connût pas. Quand toutétait bien entendu, convenu, ces hommes prenaientleurs ciseaux, et derrière une toile, ils tondaient cespauvres bestiasses de filles, comme qui tond unebrebis. Et pour une saleté de fichu, un tablier, uneméchante robe de six francs qu’ils estimaient vingt,ils avaient de beaux cheveux qu’ils revendaient bienchèrement. Des fois, tandis qu’une y passait, il y enavait d’autres là, qui attendaient leur tour; d’autresqui ne savaient trop comment faire, qui voulaient bien une robe, mais que ça ennuyait de se laisser rasercomme ça. Alors les marchands leur faisaient voircelles qui étaient tondues, quand elles avaient remisleur mouchoir de tête, les assurant que ça ne se connaissaitpoint par le moyen des cheveux laissés dessusle front, et les faisaient entrer en marché.
— C’est un foutu vilain maquignonnage, que je disà mon cousin, allons-nous en.
Le lendemain, je m’en retournai au Frau, emportantun couteau qu’Estève avait acheté pour notreaîné.
Au mois d’août de cette même année, ma femmeeut un autre drole, qui fut enregistré sous le nom deBernard, mais que nous appelions tant qu’il étaitpetit, Berny. L’aîné s’en allait tout seul depuis longtemps,autour de la maison, et venait au moulin noustrouver. Quelquefois je le regardais, assis dans lesable au bord de l’eau, faisant de petits étangs et depetits ruisseaux, et sa manière de faire, ses petitesinventions, réveillaient dans ma mémoire le souvenirde pareilles choses que j’avais faites. Il me semblaitme voir moi-même à cet âge, me roulant dans lesable, et, couché à plat ventre, essayant d’attraperdes petites gardèches. Et souventes fois lorsque lademoiselle Ponsie descendait de Puygolfier, et prenaitmon aîné sur ses bras, ou l’emmenait par lamain, je me revoyais petit enfant, et je me rappelaismes adorations pour la jeune demoiselle qu’elle étaitalors, si fraîche, si pleine de santé, si jolie, que çaréjouissait le cœur rien que de la voir.
Pendant l’hiver de 1857, les eaux devinrent fortes,et une nuit elles emportèrent un morceau de l’écluse,de manière qu’il nous fallut mander des ouvriers ettravailler beaucoup pour la réparer. Le moulin chômaquelques jours, après quoi on put faire moudre. Mais,on n’avait rétabli que le plus gros, pour attendre lebeau temps, en sorte que lorsque les eaux furent basses, l’été, il fallut refaire plus à fond et plus solidementune partie du travail. Cette affaire-là nouscoûta près d’une centaine d’écus: il n’y a rien qui coûted’entretenir comme un moulin.
Notre quatrième enfant vint au mois de mai 1858;c’était une petite nommée Rose, qui mourut à quatremois. Certainement nous en eûmes du chagrin, surtoutma femme, mais nous avions trois autres enfantspour nous consoler. Le plus petit avait déjà trois anset était encore pendu au cotillon de sa mère, ce quifait qu’étant occupée de lui à chaque instant, elle enportait mieux sa peine. Et puis on a beau dire, nousn’avons qu’une somme d’amitié à dépenser pour nosenfants, et quand ils sont plusieurs à se la partager,elle se divise nécessairement. Il arrive bien des moments,dans une maladie, un petit accident, où onporte toute son affection, sur celui qui dans l’instanten a le plus besoin, mais c’est pour un temps; la chosepassée, les autres reprennent leurs droits. Une mèrea beau faire, elle ne peut avoir autant de petits soinset de mignardises pour cinq ou six enfants que pourun seul, et je crois que ceux-là en valent mieux;les enfants uniques sont des enfants gâtés souvent.
De nos jours, on voit beaucoup de bourgeois, desvilles principalement, qui n’ont qu’un enfant, afinqu’il soit plus riche. Ils l’élèvent à faire toutes sesvolontés, à voir tout lui céder, et en font des petitsbonshommes pleins de vanité, de suffisance, capricieuxcomme des femmes qui le sont, dégoûtés detout pour n’avoir eu rien à désirer, et pour tout dire,pas bons à grand chose. Ce résultat devrait les détournerdu système, sans compter que, comme on dit,n’avoir qu’un enfant, c’est n’en avoir pas.
À la Saint-Jean de 1859, tandis que l’Empereur,soi-disant de la paix, après la guerre de Crimée,faisait tuer notre monde et manger nos millions, pourles Italiens, qui nous en sont bien reconnaissants, comme nous l’avons assez vu, le vieux Jardon attrapadu mal pendant les fauchaisons. Le médecin futmandé, trop tard comme toujours, aussi il ditd’abord que c’était un homme perdu. Je montai au Tabouryavec ma femme, et, en effet, on voyait desuite qu’il était bien fatigué. Il était là, étendu sur lelit garni de courtines de vieille serge jaune, respirantavec peine et ayant une grosse fièvre. Sous satête, on avait mis un joug à lier les bœufs, pouradoucir ses souffrances et lui donner la force de lessupporter. Ça n’était pas à cause de ça, sans doute,mais sa figure, dure comme toujours, était tranquilleet même résignée.
Il se mourait d’une pleurésie, qui est la maladiedes paysans, comme la goutte est celle des riches.On avait rapporté au vieux la sentence du médecin,pour l’avertir qu’il fallait faire venir le curé, et ilavait dit que bien, mais qu’il fallait aussi aller vitementquérir le sorcier de Prémilhac, qu’il n’y avaitque lui qui pût le tirer de là. Le curé était venu avecJeandillou, l’avait confessé, communié, olivé, et s’enétait retourné. Il n’y avait guère qu’un petit quartd’heure que nous étions là, quand arriva le sorcier.
C’était un homme de moyenne taille, bien carré etcharpenté, un paysan point du tout dégrossi, commecelui qui n’était pas tant seulement allé à Périgueux,et ne sortait de son village, que pour se rendre auxenvirons où on l’appelait. Avec ça, dur à soi et auxautres, ne faisant aucun cas des choses nouvelles,mais attaché avec entêtement aux anciens usages, et,comme de bien entendu, plein de toutes les superstitionsd’autrefois. Il était habillé d’un pantalon àpont-levis en laine burelle, couleur de la bête, d’unvieux gilet à fleurs, boutonné carrément jusqu’aucol, et garni de deux rangées de boutons de cuivre,polis et brillants, qui avaient usé bien des gilets etse transmettaient de père en fils dans sa famille. Avec ça, il avait un gipou de grosse étoffe bleue deMiremont, comme en ont les gens du Périgord noirqui touche au Quercy, et qu’on voit aux foires de Terrasson.Dans les pans écourtés de cet habit-veste,deux larges poches lui servaient à mettre des herbeset ses affaires de sorcier. Sa tête, garnie de longscheveux blancs frisés, était couverte d’un bonnet delaine brune, tricoté à l’aiguille, sans pompon etramené en avant, comme ceux de la République qu’onvoit sur les anciens sous du temps.
On le consultait assez le sorcier, dans le pays, parcequ’on croyait à son pouvoir et qu’on le craignait. Ily avait bien des gens qui l’invitaient aux noces, pouréviter les embarrements si désagréables pour lesnôvis, et les chevillements qui font qu’on ne peuttirer de vin à une barrique, quoiqu’on ôte le douzil.
On l’appelait, pour les maladies des chrétiens etpour celles des bêtes; il guérissait les gens, desfièvres, avec neuf brins d’herbes cueillies à reculons,avant le lever du soleil, le premier jour de la saisond’automne, et ceux qui avaient le cours de ventre, enles faisant passer par un écheveau de fil retors. Ilguérissait aussi les chevaux et les bœufs malades, enles faisant tourner trois fois autour de la pierre-levéedu Puy-de-Jou. Il enseignait à chercher la Mandragoro,et on disait même, que c’était lui qui l’avait faittrouver à ce Baspeyras, dont Gustou avait parlé lesoir que nous énoisions; il levait les sorts jetéspar les gens mal jovents; il donnait aux garçons, lemoyen de se faire aimer d’une fille, au moyen del’herbe de Moto-Goth, ramassée avec certaines cérémonies,et cachée adroitement sous le livre desévangiles, à seule fin que le curé dit la messe dessus;il retrouvait les affaires adirées en faisant tourner letamis avec des ciseaux; enfin, il y avait des gens quicroyaient même, qu’il pouvait faire grêler en battantl’eau de la fontaine de la Fado, et mettre le trouble dans les ménages, en nouant l’aiguillette aux hommes,comme on disait autrefois, ce qui est, à ce qu’il paraît,un moyen sûr pour ça.
En entrant, le sorcier, afin d’éloigner le Diable,prit un peu de sel dans la salière accrochée à lacheminée, et le jeta dans le feu, où il pétilla; puisil s’approcha du lit, et le vieux Jardon tourna sesyeux vers lui, comme celui qui en attendait le salut.Lui, releva la couverte, et mit à nu la poitrine dumalade, maigre, hâlée, couleur de vieux cuir etcouverte de poils gris hérissés. Alors il se pencha,écouta, se releva, leva les bras en l’air comme pourimplorer quelqu’un et récita une sorcellerie qui commençaitainsi: Din lou vargier dé Josaphat unodâmo sé troubet, saint Jean la rencountret… C’est-à-dire:Dans le jardin de Josaphat une dame setrouva, saint Jean la rencontra… Puis il se baissade nouveau, souffla par trois fois sur l’endroit où étaitle mal, y fit avec le pouce, des signes mystérieux, enmarmonnant tout bas des paroles qu’on n’entendaitpas. Après ça il tira de sa poche son petit sac de cuirle déposa sur le creux de la poitrine de Jardon, luiremit la couverture dessus, et resta là sans bouger,remuant seulement les babines sans qu’on entendîtaucun son.
Au bout d’un moment, il releva la couverte, écoutade nouveau, puis remit le sac de cuir dans sa poche,et recouvrit Jardon. Puis il alla à l’évier, demandaun bassin, des plats de terre, les remplit d’eau, et lesplaça aux quatre coins de la chambre afin que l’âmedu vieux Jardon s’y lavât avant de monter au ciel.Cette cérémonie dernière prouvait qu’il n’avait aucunespoir. Cela fait, il revint vers le lit, fit au-dessus dela tête du mourant, quelques conjurations pour adoucirson agonie. Malgré ses gestes et ses paroles,Jardon commença à râler fortement; sa poitrine allaitcomme un soufflet de forge et soulevait les couvertes. Ma femme était au pied du lit, et, quoique levieux n’eût jamais été bon pour elle, le voyant agonisant,elle penchait la tête tristement. Dans la ruelle,la mère Jardon était là, assistée d’une sœur de sonmari et d’une de ses nièces, et tout ce monde épiaitbien désolé, mais l’œil sec, qu’il eût fini de souffrir!Belle manière de parler, qui fait bien connaître larésignation native du pauvre paysan, pour qui lacessation de la vie est la cessation de la souffrance.La peine de la vieille Jardon, de sa belle-sœur, et desautres, très vraie pourtant, ne se marquait pas pardes pleurs et des lamentations; elle restait muette.Ils plaignaient le vieux, bien sûr, mais ils savaientque son père était mort d’une fluxion de poitrine, etqu’une mort à peu près semblable les attendait: Àquoi bon se roidir contre la destinée? Le sorcier,voyant que le père Jardon tirait à ses fins, ôta sonbonnet, le posa sur le lit, et la tête levée, les yeux enhaut, se mit à réciter la Patenostre-Blanche, s’interrompantde temps en temps pour faire de la maingauche des signes de sorcellerie. Le râle dura encoreun petit quart d’heure, puis il se ralentit et cessa toutà fait: le vieux homme ferma les yeux à demi, il avaitfini de souffrir!
Alors, le sorcier acheva de lui clore les paupières,ramassa dans un seau l’eau qu’il avait mise dans lesgages autour de la chambre, et alla la vider dans leverger afin qu’elle ne servît pas à d’autres usages,maintenant que l’âme de Jardon s’y était baignée.Quand il fut revenu, avant que le corps fût froid, illui mit ses habillements des dimanches avec un parentqui lui aida, et, cela fait, s’en retourna.
Quand on eut fait les honneurs au vieux Jardon, etqu’il fut là-bas couché dans sa fosse derrière l’église,ma femme emmena sa mère nourrice au moulin, oùelle resta deux jours, après quoi elle s’en alla, disantqu’elle s’arrangerait bien toute seule, et qu’il fallait que chacun fût chez soi; mais elle venait souventchez nous, principalement pour voir les enfants, qu’elleaimait beaucoup.
Je crois que cet enterrement fut le dernier que lecuré Pinot fit dans la paroisse. Il fut forcé de s’enaller quelque temps après, rapport à sa nièce prétendue.Jamais mon oncle ni moi, nous n’avions parlé àpersonne de ce que m’avait dit son pays, Ragot lerétameur, là-bas sous l’orme de la place d’Hautefort.Mais comme ce Ragot venait tous les ans faire satournée, jusqu’à Cubjac, Excideuil et Tourtoirac,sans doute il en avait parlé à d’autres, car on commençaità en babiller dans le pays. Les uns soutenaientferme que ce n’était pas sa nièce, pour l’avoirouï-dire seulement, d’autres qui ne le savaient pasdavantage, soutenaient aussi ferme, que c’était biensa nièce et que tous ces bruits c’était des méchancetés:c’est comme ça, que les trois quarts du temps,les gens parlent plutôt selon leur idée, que selon lavérité. Les dames de la paroisse, et les gens commeil faut, disaient qu’il n’y avait que des impies, desmalhonnêtes gens, qui pussent dire des choses pareilles.M.Lacaud, lui, parlait de verbaliser et dedénoncer au procureur de Périgueux, les canaillesqui débitaient ces calomnies. Les gens qui n’avaientaucun parti pris, ni d’un côté ni de l’autre, ne savaienttrop que croire de tout ça, lorsqu’une farcevint faire découvrir le pot aux roses.
Il y avait dans le pays, à une heure de chemin dubourg, un noble, vieux garçon, appelé M.de Cardenac, qui était un bon vivant, point méchant du tout,mais aimant bien à rire et à faire de ces grossesfarces, comme on en faisait autrefois chez nous. Lecuré et lui étaient grands amis, dînaient de temps entemps l’un chez l’autre, et faisaient ensemble la bêtehombrée avec les curés des environs, en sorte qu’ilsne se gênaient point entre eux. Le jour de Notre-Dame-d’Août, M.de Cardenac vint à la maison curiale,comme le curé était en train de chanter lesvêpres, avec sa nièce et d’autres chanteuses. Laporte de la cure était ouverte, car dans nos pays, iln’y a guère de voleurs à aller dans les maisons, demanière que M.de Cardenac entra par le jardin,sans que personne le vît, tout le monde étant auxvêpres, excepté sept ou huit hommes qui buvaientchez Maréchou. Comme il n’était guère dévot, M.de Cardenacne voulait pas aller à l’église, et pensaitattendre en lisant le journal du curé, que les vêpresfussent finies. Malheureusement, il ne trouva pas lejournal sur la cheminée de la salle, et, s’ennuyant dene rien faire, il alla à la cuisine prendre les pinces àfeu, et les mit dans le lit de la nièce du curé, bienarrangées, entre les deux draps, de façon qu’on nes’en serait jamais douté. Puis après, il s’en fut faireun tour sur le chemin, et quand il vit de loin que lesgens sortaient de l’église, il revint, et fit celui quine vient que d’arriver.
Lorsque la demoiselle Christine voulut appareillerle souper, et se servir des pinces pour arranger lefeu, elle ne les trouva pas, et force lui fut de s’enpasser. Le curé avait beau lui dire qu’elle les retrouverait,elle qui n’était pas trop de bonne humeur cejour-là, répondait qu’en attendant, elle ne pouvaitpas se servir de ses doigts pour manier le feu. M.de Cardenacqui restait à souper, faisait le bon apôtreet semblait chercher les pinces, en se gardant biende les trouver. — Peut-être, qu’il dit, votre enfantde chœur sera venu chercher du feu avec l’encensoir;qui sait où il les aura mises? Le curé alla voir, maisil revint disant que le drole avait garni son encensoirchez Maréchou. Impatientée, la demoiselle Christinealla prendre celles qui étaient dans la chambrede son oncle prétendu.
Le lendemain, le surlendemain point de pinces: le curé et sa nièce commençaient à trouver ça étonnant.On avait eu beau chercher partout, impossible desavoir ce qu’elles étaient devenues. Quinze jours sepassent ainsi, et, comme la nièce avait conté l’affaireaux voisines, on en parlait dans le bourg, et,il y en avait qui disaient que le Diable avait bien pufaire ce tour, pour induire la demoiselle Christine,et possible le curé lui-même, en péché d’impatienceet de colère. Mais d’autres, comme Migot et le filsRoumy, disaient que le Diable n’avait nul besoin deleur faire commettre ce péché-là, pour raisons à luiconnues, et que d’autre part, il n’avait pas besoin deces pinces, en étant amplement fourni, ainsi que defourches, de broches, de chaudières et autres instrumentsà faire rôtir et bouillir les damnés.
Pour qu’une farce soit bonne, il faut avoir quelqu’unavec qui on puisse en rire à son aise. Pendantquelques jours, M.de Cardenac garda la chose, maisenfin, n’y tenant plus, il la conta après souper à unde ses amis, avec recommandation, bien entendu, den’en souffler mot. Cet ami trouvant la farce jolie, laraconta à un autre avec la même recommandation;celui-ci en fit de même et ainsi de suite, en sorteque bientôt tout le monde le sut.
Il n’y avait que deux lits chez le curé, de manièrequ’il fallait nécessairement conclure de cette histoire,que la nièce couchait avec son oncle. Là-dessusgrand tapage dans le pays; les nobles des environsse visitaient pour déplorer ce scandale; et ce qu’ily avait de curieux, c’est que ceux qui avaient le plussoutenu que la demoiselle Christine était la nièce ducuré, à cette heure soutenaient non moins fermementqu’elle ne l’était pas, afin de diminuer un peu lagrosseur du péché. Les contradictions ne coûtentguère aux gens, lorsqu’un intérêt qui les touche esten cause.
Les curés du voisinage levaient les bras au ciel lorsqu’on leur parlait de ça, mais leurs gestes désoléset leurs paroles affligées, n’arrangeaient rien. Pourfaire cesser ce scandale, dont riaient les impies et leslibertins, l’un d’eux prévint l’évêché, et le pauvrecuré Pinot, mandé par Monseigneur, fut tancé de labonne façon, et puis envoyé dans le fond du Nontronnais,prêcher la continence à d’autres ouailles.
Quand M.de Cardenac vit la tournure que prenaitcette affaire, il regretta bien assez de n’avoir pastenu sa langue; mais il était trop tard. Pour réparerautant qu’il était possible, le mal qu’il avait fait,comme c’était un bon homme, il prit la demoiselleChristine, sans place, comme gouvernante. Cet arrangementallait assez à la demoiselle grandement fatiguée du curé, lequel n’était guère aimable, mais il neconvenait pas à celui-ci, qui était un peu jaloux: pourtantil lui fallut bien en passer par là, ou par la porte,comme on dit, car il ne pouvait plus garder son anciennenièce avec lui, et il lui était même interdit dela revoir.
Quand le nouveau curé fut arrivé, on ne tarda pasà connaître, que nous avions troqué notre chevalborgne pour un aveugle. Le curé Pinot était bienbraillard, surtout en temps d’élections, et bien mauvaisquelquefois, lorsqu’il s’agissait de ces canaillesde rouges, comme il disait. Mais depuis que ceux-ciétaient réduits à rien, et que sous la surveillancedes gendarmes, du commissaire du canton, et desmaires, ils ne bougeaient plus, de crainte d’aller enprison, ou pire, il s’était radouci un peu. Pour lereste, la danse, la viande les vendredis et samedis,la messe, la confession de Pâques, il faisait son métier,mais n’était pas des plus terribles. Il aimait à êtretranquille, et ne se faisait pas de mauvais sang pourtoutes ces choses: pourvu que ça allât à peu près, engros, c’était tout ce qu’il demandait.
Mais le curé Vignolle qui le remplaçait, c’était autre chose. Celui-là n’aimait ni les lièvres en royale, niles beaux barbeaux, ni les chapons truffés, ni le bonvin, ni le café, ni le vieux cognac, ni la pipe, ni labête hombrée, ni les femmes, ni rien. C’était le filsd’un pauvre paysan du côté de Lanouaille, appelé deson sobriquet: Crubillou, qui avec un bien de milleécus, avait six ou sept enfants qu’il ne pouvait nourrir.Le curé de l’endroit ayant remarqué le second deces enfants, qui était assez éveillé, le prit chez lui,et, comme il apprenait bien, le poussa à se faire curé.Le garçon, qui préférait prêcher à ceux qui piochaientla terre, plutôt que de la piocher lui-même, et des’exterminer à nourrir des enfants comme faisait sonpère, eut tout de suite la vocation, comme ils disent.On le mit au séminaire, pour apprendre le métier, eton disait que c’était les jésuites qui l’avaient élevé.Eux ou d’autres, ceux qui l’avaient dressé ne l’avaientpas manqué. Dès le séminaire, il avait une si grandeidée de son état, que lorsqu’il allait voir ses parents,il ne se familiarisait point avec eux, ne les tutoyaitpas, ni eux non plus, et n’embrassait pas tant seulementsa mère. Eux, les pauvres gens, tout fiers d’avoirun curé dans leur famille, le respectaient comme le bonDieu, et s’il leur faisait la grâce de déjeuner, vite,on tuait un poulet et on faisait une omelette, et lessœurs servaient M.l’abbé, qui mangeait seul, pourne pas compromettre la dignité de son caractère religieux.
Le premier dimanche après son arrivée, il prêchasur la supériorité du prêtre, sur le grand respectqu’on lui devait, à cause de son caractère sacré. Leshistoires de son devancier ne le gênaient guère, etil semblait à l’entendre, qu’on n’eût jamais connudans la paroisse l’histoire des pinces à feu, ni ouïparler des fredaines des curés. Et pour faire comprendreà ses paroissiens, combien était puissant etvénérable le prêtre, il leur disait: — Le prêtre commande à Dieu tous les jours de descendre sur l’autel,et de s’offrir victime résignée, et Dieu lui obéit, et ilne peut faire autrement que de lui obéir: on peutdonc dire, avec vérité, que le prêtre est en un sensplus puissant que Dieu.
On peut croire qu’un gaillard comme ça, le prenaitde haut avec les brebis de son troupeau, et ne sefamiliarisait point avec elles, comme le bon curé dePeiro-Bufiero. Quand il fit sa tournée dans les maisonset les villages, pour connaître son monde, ilrefusait tout ce qu’on lui offrait, soit de se rafraîchir,soit de faire collation. Il semblait qu’il n’eût jamaisni faim, ni soif, et ne fût point sujet à toutes les misèresdes autres hommes. Mais s’il n’avait pas soifde vin, il avait soif d’être le maître, de dominer toutle monde et de gouverner les gens selon ses idées.
Avec les riches, les nobles, les gros bonnets connusà l’évêché pour être bons catholiques, et dévouésà la religion, il était plus doux, car il était ambitieuxet ne voulait pas se faire d’ennemis capables de luinuire. Et puis, il avait vu de suite, que si d’un côté,chez les nobles, on lui rendait une déférence due àson état, de l’autre, on le regardait comme un inférieur.Chez M.le comte de la Bardonnie, on luiavait fort bien fait sentir, en le recevant avec leségards de convention dus à un allié naturel, qu’onn’oubliait pas sa paysannerie, et tout ça le rendaitprudent. Je raconte ça par ouï-dire, car on pense bienque je n’y étais pas. Mais avec les paysans, le commundu troupeau, il était roide et hautain. Cetteconduite n’était pas tout à fait dans l’esprit de l’Évangile,mais il y a belle lurette que les prêtres l’ontperdu de vue, si tant est qu’ils s’en soient jamaisinspirés.
Moi, je croyais que ce diable de curé ne seraitpas venu à la maison, sachant que depuis longtempsnous ne fréquentions pas l’église, et que même nos enfants n’étaient pas baptisés. Mais il vint tout demême, ne voulant pas sans doute avoir l’air de reculer devant des impies, et peut-être aussi espérantde nous ramener. Mais il se trompait du tout au tout;jamais nous n’aurions dit, ni rien fait qui pût faire dela peine aux personnes dévotes; nous n’avions pointde haine contre les curés et la religion; et nous neparlions pas mal du bon Dieu: nous n’étions donc pasdes impies, comme le disaient les vieilles bigotes;mais, par exemple, nous étions tout à fait indévots etincroyants.
Tous les ans nous faisions faire exactement le servicepromis à la pauvre défunte Mondine, mais quantà ce qui est de nous autres, notre dernier acte dereligion, avait été mon mariage à l’église, pour lesraisons que j’ai dites, et encore je m’en suis toujoursrepenti. Quant à nous signer devant les croix, ou àcroire tout ce qu’on enseigne au catéchisme, à allerà la messe, à nous confesser et à faire nos Pâques,c’était chose impossible, tant nous étions peu portésà la religion. Quand on parlait devant nous des mystères,de miracles, qu’on racontait des légendespieuses et autres choses semblables, il me semblaitouïr de ces contes qu’on fait pour divertir les petitsdroles; et de fait, je crois que tout ça a été inventé,pour amuser les peuples encore dans leur enfance.
Il y en a qui vous certifient ces choses tout de go,comme s’ils les avaient vues: que voulez-vous queje vous dise, j’ai eu beau m’écarquiller les yeux, jen’ai pu rien voir. Tous les raisonnements que j’aiouï faire sur ces questions de religion, pour persuaderles mécréants comme moi, m’ont surtoutprouvé qu’elles sont très obscures et incompréhensibles.Mais s’il y en a qui ont meilleure vue que moiet ne sont pas aussi infirmes d’esprit, ce qui est bienpossible, tant mieux pour eux.
On me dit quelquefois: mon pauvre Nogaret, vous serez damné comme une serpe! Mais c’est à savoir:qu’on me montre d’abord où est l’enfer!
Entre nous, je crois que si toutes ces affaires-làétaient aussi certaines et aussi nécessaires qu’on ledit, elles éclateraient à tous les yeux, bons ou mauvais,sans tant de discours. En finale, pour moi,j’avoue tout bonifacement que je ne suis pas assezhabile pour affirmer, ni assez roide de col pour nier;mais pour en croire quelqu’un sur parole je ne lepeux. Dans tout ce qu’on dit là-dessus je trouve qu’onse paye de mots qui dépassent notre entendement.
Mais quand même je serais très sûr que le Dieude nos curés existe; que nous avons une âme qui nemeurt point avec nous, et sera récompensée oupunie, cela ne me ferait changer en rien de conduite,ni être catholique, ou protestant, ou juif, parce queje crois pas qu’un Dieu nous ait damnés pour unepomme, ni que ce Dieu ait besoin de prières et decérémonies pour être honoré, pas plus que de prêtrespour nous faire connaître ses volontés.
Voilà comme nous étions dans la maison, et çavenait de famille, car ni mon grand-père, ni monpère n’avaient voulu se confesser à l’article de lamort, et mon grand-père répétait souvent un proverbepatois qui se peut traduire ainsi: Les prêtreset les pigeons gâtent les maisons. Ainsi, nous étionshonnêtes avec eux, mais nous n’étions pas de ceuxchez lesquels ils sont toujours fourrés. Dans la famille,si quelquefois les uns ou les autres s’étaient un peurelâchés en quelque chose, c’était sur quelque affairede peu d’importance, et afin de ne pas contrister lesfemmes, qui n’avaient pas été élevées dans ces idées.Je conviens que c’est un tort, et qu’on doit être, oubon catholique et pratiquer exactement, se confesser,faire ses Pâques, jeûner, etc., ou ne l’être pas, ets’abstenir en conséquence de tout acte et de toutecérémonie de religion: mais l’homme n’est pas parfait. En ce qui me regarde en particulier, je n’avaispoint à me plaindre de ce côté, car ma femme faisaitcomme nous, et avait laissé là, depuis notre mariage,toutes les pratiques auxquelles elle avait été habituée.Dans les commencements ça paraissait fort aux gensde chez nous. Qu’un homme ne fasse pas ses Pâques,encore ils le comprenaient à toute force; mais unefemme, jamais on n’avait vu ça. Dans les commencementsça faisait aller les langues; mais quand onvit comment cette même femme gouvernait sagementsa maison, ses enfants et elle-même, et quand elleeut fait connaître dans plusieurs occasions, combienelle était bonne et pitoyable pour les malheureux,les langues se turent.
En voilà bien long, mais il me fallait expliquerdans quelles dispositions nous étions, lorsque vint lecuré. Il avait un peu chaud en entrant, et ma femmelui présenta une chaise pour se tourner vers le feu;mais il remercia, disant qu’il ne faisait point attentionà ces choses, qui n’en valaient pas la peine.
Mon oncle lui répondit que la santé n’était paspeu de chose, et que nous autres, ne trouvions pasmauvais de prendre quelques précautions pour laconserver.
Après ça, nous lui offrîmes de se rafraîchir, deprendre quelque chose, mais il refusa tout: vin, eau,pineau, eau-de-vie, eau de noix, disant qu’il ne prenaitjamais rien.
— À votre volonté, lui dit mon oncle; mais vousserez le premier homme qui sera entré ici, sanschoquer de verre avec nous.
Je ne sais si, de l’appeler homme, ça lui déplut, oul’idée de trinquer avec nous, mais il répliqua un peuhautement:
— Un prêtre n’est pas un homme comme unautre; je suis venu pour autre chose que boire.
Et il commença à nous entreprendre sur le chapitre de la messe, de la confession, de tous les devoirsdu chrétien; nous dit combien nous étions coupablesde les négliger; s’efforça de nous faire peur del’enfer, et enfin enfila toutes ses raisons pour nouspersuader. Nous l’écoutâmes comme ça pendant dixminutes; mais à la première pause, mon oncle luidit:
— Écoutez, Monsieur le curé, vous perdez votretemps à essayer de nous convertir; nous ne sommesplus des enfants; moi j’ai deux fois votre âge, monneveu est votre aîné, et pour vous parler franchement,nous n’aimons pas qu’on blâme notre manièrede nous conduire. Si j’allais chez vous en faire autant,vous ne le prendriez pas bien sans doute, ainsi vouscomprendrez qu’il vaut mieux ne plus parler de cesaffaires-là.
— Comment! fit le curé en tressautant, mais cen’est pas la même chose! J’ai mission de Notre-SeigneurJésus-Christ de ramener les âmes à lui; Monseigneurm’a donné les pouvoirs nécessaires, je suisvotre pasteur, et à ce titre j’ai le droit de vous remontrerce que je crois être pour votre bien.
— Eh bien! Monsieur le curé, riposta mon oncle,vous êtes chez des gens qui ne croient pas à votremission, comme vous dites, ni aux pouvoirs del’évêque, ni à plus forte raison aux vôtres. Nous nesommes pas de vos brebis, puisque pour vous lesgens de la commune sont un troupeau, et vous n’êtespas notre pasteur. Que ceux qui reconnaissent votreautorité reçoivent vos remontrances, c’est leur affaire;mais ici vous n’avez point à nous en faire.
Il se leva les yeux méchants, jaune de bile remuée,et s’adressant à moi:
— Mais au moins, dit-il, que votre femme et vosenfants innocents ne soient pas les victimes de vosfunestes principes; laissez-les être chrétiens!
J’allais lui répondre, mais ma femme qui était là debout, son dernier enfant sur ses bras et les deuxautres tenant son cotillon, fut plus prompte que moiet lui dit:
— Monsieur le curé, dans une maison et dans unefamille, il ne doit y avoir qu’une croyance et unereligion, celle du père: nous restons unis en ça commeen tout.
— Allons, fit-il en remettant son chapeau, je voisque je suis dans une maison où le démon est tout-puissant;il ne me reste qu’à me retirer.
— Du moment que vous parlez ainsi, lui dis-je enremettant aussi mon chapeau, c’est ce que vous avezde mieux à faire.
À la porte il se retourna, et étendant le bras il nousdit:
— Je prierai Notre-Seigneur de toucher vos cœursimpies, et de me faire la grâce d’être l’instrument devotre réconciliation avec Dieu. Je vous attends unjour au tribunal de la pénitence! D’ici là, souvenez-vousqu’on ne peut être honnête homme sans religion!
Cet animal nous embêtait à la fin; aussi, mononcle lui dit en goguenardant, pour ne pas sefâcher:
— Allons! allons! Monsieur le curé, vous ne nousferez jamais croire, que sans le fils de Crubillou, deSarlande, nous ne puissions pas être honnêtes!
Et tandis qu’il s’en allait furieux, mon oncleajouta:
— Le diable m’emporte, j’aime mieux les curésqui ont des nièces!
Et nous nous mîmes tous à rire.
Mais ce viadaze ne faisait pas rire tout le monde.Chez nous, les femmes, à cette époque, avaient lecou un peu découvert; leur fichu, en croisant par-devant,laissait voir un tout petit peu le haut de lapoitrine, tout juste la place pour la croix qu’elles portaient autour du cou. Voilà-t-il pas que le curé vas’imaginer que ça n’était pas honnête! Il se mit àprêcher contre les nudités, comme il disait: Selonlui, c’était le diable qui avait appris cette mode auxfemmes pour plaire à leurs galants. Eh bien, je mepensais, ayant souvenir du seul bal où je sois allé,avec les demoiselles Masfrangeas, si le curé voyaitles dames de la ville, qui ne marquent pas la messepourtant, valser avec des jeunes gens, ayant leurstétons tout découverts, qu’est-ce qu’il dirait donc?
Une autre chose qui ne lui allait pas, c’était ladanse. Tous les dimanches il parlait là-dessus longuement,et disait sans se gêner qu’il n’y avait queles filles de mauvaise vie qui allaient au bal; quec’était des coureuses d’hommes; est-ce que je saistout ce qu’il ne disait pas. Mais pour çà il n’y faisaitrien. Aux vôtes des communes d’alentour, à la Sainte-Constanceà Excideuil, les filles allaient danser toutde même; et le jour de notre ballade, la petite placeétait pleine de jeunesse, qui se trémoussait sous lesormeaux. Du temps du curé Pinot, quand après déjeuneril s’en allait chanter vêpres, avec les curés duvoisinage venus pour la fête, tous bien rouges etrepus, il se contentait de dire en passant: — Allons!allons! maintenant il faut aller à vêpres! Et garçonset filles entraient à l’église et reprenaient après.Mais son successeur voulait empêcher totalement dedanser, et il aurait fallu que le maire le défendît.Mais M.Lacaud lui dit que ça n’était pas de faire;que si on ne laissait pas les jeunes gens et les fillesdanser sur la place, ils iraient danser ailleurs, et queça mettrait la commune en révolution. Voyant ça, ilimagina de refuser l’absolution, ou de la faire attendrelongtemps aux filles qui avaient dansé; maistout ce qu’il y gagna, c’est qu’il y en eut quelques-unesqui s’en passèrent, et aucune ne renonça à ladanse.
Pendant le temps du carnaval on dansait chezMaréchou, et de temps en temps, lorsqu’on était entrain, le chabretaïre, au milieu d’une danse, faisaitavec sa musique: lirou! lirou! lirou! C’était lesignal pour les garçons d’embrasser leurs danseuses.C’est ce fameux lirou! lirou! qui faisait tant crier lecuré. À l’entendre, toutes les filles qui étaient là,avec leurs mères pourtant, c’était des bringues, desdévergondées, et il protestait qu’elles ne feraientpas leurs Pâques. Mais il y en aurait eu trop; sanscompter que de leur côté les garçons s’étaient donnéle mot pour ne pas aller se confesser. Il ennuyaittout le monde, ce curé, aussi un dimanche matin,comme il sortait de chez lui pour aller dire la messe,il vit pendre à l’ormeau proche de l’église, un cribletout percé.
Le sobriquet de chez lui: Crubillou, c’est autant àdire comme petit crible, aussi le curé comprit ce queça voulait dire et devint tout pâle, mais il n’en ditmot.
Pourtant il avait une bonne commune, et tous lesparoissiens, une dizaine s’en faut, ne demandaientpas mieux que d’aller à la messe le dimanche, avantd’aller boire quelques chopines chez Maréchou enmangeant des tortillons. Ils voulaient bien allerprendre les cendres, le lendemain du Mardi-Gras;faire bénir une branche de laurier ou de buis, le jourdes Rameaux; donner de l’huile au curé pour entretenirla lampe de l’église; lui laisser les serviettesqu’on mettait en croix sur le cercueil de leurs morts;en un mot faire tout ce que leurs anciens avaient faitde tout temps; mais il ne fallait pas non plus lesempêcher de s’amuser: Que diable! avant les Cendresil y a le Carnaval, et si le curé voulait l’abolir,les Cendres ne rimeraient plus à rien! Ce Crubillouétait bien terrible, pour tout ce qui touchait la religion;pourtant, je crois qu’il était comme d’autres curés, que la jalousie le faisait agir, et qu’il voulaitinterdire à ses paroissiens les plaisirs qui ne lui étaientpas permis.
Il était tellement peu endurant pour toutes ceschoses, qu’ayant ouï dire que chez Maréchou on nefaisait pas toujours bien attention au vendredi et ausamedi, rapport aux gens qui venaient des fois àl’auberge, est-ce qu’il n’eut pas le toupet d’y allerun vendredi, lever le couvercle de la marmite pourvoir s’il n’y avait pas de viande? C’est vrai qu’il n’yretourna pas deux fois. Les femmes de la maison, pauvresbestiasses, l’avaient laissé faire, mais Maréchouqui survint là, le renvoya au diable sans se gêner. Çan’était pas un mauvais homme, mais il n’aimait pastrop les curés, et il ne lui en fallait pas tant pour lemettre en colère.
Mais en voilà assez sur ce curé Crubillou; j’aimemieux parler de choses plus aimables. Au mois defévrier 1860, juste le 24, ma femme accoucha d’undrole, et mon oncle dit:
— Celui-là sera bon enfant, car il est né le jouranniversaire de la République. On l’appela François.
Ça me faisait quatre enfants, mais nous ne nousinquiétions pas de ça, car vivant tout simplement, nefaisant point de dépenses inutiles, le blé ne manquaitpas au grenier, ni le vin dans le cellier. Nous ne calculionspas, comme font les gens riches, qui n’ontqu’un enfant, parce qu’il faut tenir son rang et autresbelles raisons comme ça. D’ailleurs ça aurait étédommage qu’ils ne vinssent pas, les pauvres petits,ils étaient tous bien fiers, et profitaient comme desarbres plantés en bon terrain. Hélie, l’aîné, marchaitsur ses dix ans, et c’était un bon petit homme, hardicomme une ratepenade, qui montait sur la jument,grimpait sur les arbres, ne craignait ni froid ni chaud,et faisait déjà des commissions assez loin. Tous les jours il montait à Puygolfier avec sa petite sœurNancette, et la demoiselle Ponsie leur apprenait àlire et écrire. Celui-là était quelque peu le préféréde l’oncle; il le mettait quelquefois devant lui sur lajument, et l’emmenait à Excideuil ou ailleurs les joursde foire. Né dans un moulin, ce drole allait dans l’eaucomme une loutre, et il piquait sa tête dans les endroitsprofonds de la rivière, que c’était un plaisir dele voir faire.
J’ai laissé tous mes enfants s’élever comme ça àne rien craindre, ni la pluie, ni le soleil, ni le vent, etça leur a bien réussi. Ces petits, aussitôt qu’ils pouvaientmarcher, couraient à l’eau comme des canoussortis de l’œuf, nus comme des petits sauvages, etgrenouillaient là toute la journée, sans crainte de s’enrhumerou d’attraper des coups de soleil. Été commehiver, ils étaient toujours dehors, les cheveux commedes broussailles, pleins de poussière ou de boue,suivant le temps, déchirés, dépenaillés, nu-pieds, seroulant partout dans les prés, courant dans les bois,dormant sur la palène, et ne venant à la maison quepour demander à manger. Par exemple, ça revenaitassez souvent; mais une fois que leur mère leur avaitcoupé un morceau de pain, les voilà repartis à galoper.Cette vie leur a fait un bon tempérament, et, surhuit enfants que nous avons eus, il ne nous en estmort qu’un, la petite Rose, mais c’est le mal de couqui l’a tuée à quatre mois. Les autres n’ont jamaisété malades, et ils sont tous forts, et bons enfants,comme de vrais Périgordins.
Il y a des parents qui ont comme ça des préférencespour quelqu’un de leurs enfants; moi non. Jemignardais bien davantage, le dernier, le plus petit,mais je les aimais tous pareillement.
Avec ça, ma petite Nancette était si jolie drolette, siaimante pour moi, que l’on aurait pu croire que je lapréférais, parce que je l’embrassais plus souvent que ses frères. Elle ressemblait à sa mère cette petite,comme deux gouttes d’eau; c’était la même figuretranquille et bonne, les mêmes traits fins, les mêmesyeux clairs et aimants, et le même caractère: tout çafaisait que j’étais plus porté à l’embrasser que sesfrères, qui étaient toujours bouchards, qui est à direbarbouillés, et souventes fois tapageurs et polissons.Mais avec ça, je me disais quelquefois: voyons, si onvenait te dire: Il faut qu’il y en ait un qui meure;lequel préfères-tu voir porter au cimetière? Et jesentais que ça m’aurait été totalement impossible dele dire, ce qui me prouvait que je n’avais pas de préférenceinjuste.
Mon oncle les aimait bien aussi, les petits, surtoutl’aîné; mais leur grand ami, celui auquel ils s’adressaientpour avoir quelque chose, s’ils craignaient unrefus de nous autres, c’était Gustou. Il leur faisaitdes virebriquets avec une noix et de la ficelle, des pétardset des clifoires avec du sureau, des pirouettes,des quilles, des sifflets, des petits paniers, des trappellespour tendre aux oiseaux, des pièges pourattraper les merles dans les haies, des lignes pourpêcher, des petits fouets qu’ils faisaient péter quec’en était fatigant; il n’y avait chose dont il ne s’imaginâtpour les contenter, et le soir, il leur disait descontes.
C’était l’hiver principalement, quand nous étionstous autour du foyer; Gustou n’avait pas plutôt commencéà peler, qu’ils criaient tous:
— Gustou, dis un conte!
Et lui qui en savait à force, disait tantôt celui duvoleur d’enfants; tantôt celui de la fade ou féePapillette; tantôt encore celui du sorcier Grillon; oucelui de l’âne qui faisait des crottes d’or.
Le conte fini, c’était des questions de toute manièreque les enfants faisaient à Gustou, pour avoir deséclaircissements. Quelquefois les questions étaient un peu embarrassantes, mais il trouvait moyen des’en tirer à peu près. Et puis ensuite, c’était des devinettesà n’en plus finir, connues de tout temps dansnos pays, mais ça amuse toujours les jeunes droles.
Notre chambrière la Suzette aimait bien les petitsaussi, mais elle aimait encore mieux un garçon ducôté de Corgnac, qui venait la voir souvent le dimanche,et avec lequel elle se maria au carnaval decette année 1860. Notre parent du moulin du Coucuayant su ça, nous fit dire si nous voulions prendresa drole l’aînée pour la remplacer, à seule fin des’eysiner un peu, car il avait tant d’enfants qu’il avaitpeine à leur entretenir le pain. Lorsqu’il nousl’amena, il nous raconta qu’il avait trouvé un bonmoulin du côté de Génis, mais qu’en vendant le sien,il lui manquerait bien encore quelque millier d’écuspour payer, et que ça empêchait le marché. Voyantqu’il avait bonne envie de travailler et de se tirerd’affaire, mon oncle se rendit caution pour lui, et ilacheta ce moulin qui était sur l’Haut-Vézère et nechômait jamais.
C’est cette même année, que je fus à Domme pouracheter une paire de meules dont nous avions besoin.Le premier jour, je m’en allai coucher chez le cousinNogaret, au moulin du Bleufond, à toucher Montignac;c’était une bonne étape, mais la jument necraignait pas la fatigue. Le moulin est grand, c’estune ancienne papeterie où il y aurait pour faire unejolie minoterie. L’eau n’y manque jamais, elle naîtau-dessus du moulin; c’est un abîme comme celui duToulon, près de Périgueux; on n’a jamais pu trouverle fond.
Il y en a qui croient que cette eau vient de la Dordogne,par des conduits souterrains: moi je le croirais assez, car l’eau qui sort de là est bleue commele dit le nom de l’abîme, et claire et pareille à cellede la Dordogne; tellement que lorsqu’elle tombe à cent pas plus loin dans la Vézère, les eaux ne semêlent pas de suite, et l’on voit cette belle eau bleuele long de l’autre, qui est souvent trouble à causedes ruisseaux du Limousin qui tombent dedans.
Le cousin fut bien content de me voir, et tout lemonde chez lui. Le soir en soupant, il me fallut leurconter tout ce qui s’était passé depuis mon mariage,et combien nous avions d’enfants, et comment ilsétaient, et tout ceci, et tout ça, de manière qu’il étaitneuf heures quand nous nous levâmes de table.
En sortant, mon cousin me mena au Café du Commerce,où nous trouvâmes beaucoup de gens de saconnaissance, des ouvriers, des artisans, des marchands,avec lesquels il fallut trinquer.
Il y avait plaisir à être avec eux; ils étaient intelligents,bons enfants, et en grande partie républicains:mais il n’y a bonne compagnie qu’on ne quitte;nous fûmes nous coucher vers les onze heures.
Le matin de bonne heure, je partis pour Sarlat, enpassant par Lachapelle, Saint-Quentin et Temniac.Le pays n’est pas beau, c’est des bois et des bois,des petites combes avec des mauvais prés dans lesfonds, et des rosières qui ne sont bonnes qu’à faire lapaillade. Il y a des bois châtaigniers et des taillis,et aussi des jarrissades où on coupe les chênes pourfaire le tan. Ce pays n’est pas à comparer avec cheznous. C’est sauvage et noir, et je me figure que dansle temps il ne faisait pas trop bon voyager seul parlà, avec de l’argent dans sa poche. Il y a un endroitqu’on appelle à: Prends-toi-Garde, sans doute parcequ’autrefois on y arrêtait les gens. Il y a aussi unautre endroit, dans les taillis, où on attaqua la voiturequi portait l’argent de la taille, de Sarlat à Périgueux.Mais ceux qui firent ce coup n’étaient pasdes brigands ordinaires, à ce qu’on dit, mais desnobles qui faisaient la guerre au premier Bonaparte,en lui coupant les vivres. Ça n’était tout de même pas une manière bien honnête de faire la guerre;mais tout ça est loin maintenant, et s’il en existe, ceque je ne sais pas, les arrière-petits-fils des cavaliersmasqués qui attaquèrent la voiture, tuèrent le postillon,un gendarme et volèrent les fonds, sont, sansdoute, d’honnêtes gens qui ne feraient rien de pareil.
Tout ce pays, en plein Périgord noir, semble faitexprès pour les vols de grand chemin, et les assassinatsde nuit. On marche, quelquefois une demi-heure,une heure, sans trouver une maison, et quand on estau fond de ces combes, entre les bois, on pourraitcrier au secours, que personne ne vous entendrait.
Mais après que l’on a passé Sarlat, à mesure qu’onapproche de la Dordogne, le pays s’arrange, et quandon arrive à Vitrac et qu’on voit cette large plaine,avec sa rivière bleue, et les hautes collines et lesrochers qui la bordent, on ne peut s’empêcher dedire que c’est plus beau que chez nous. Les fonds nevalent peut-être pas mieux que dans la rivière del’Isle, mais c’est plus grand et ça impose plus. Jepensais aller passer le pont à Domme-Vieille, et monterensuite jusqu’à Domme; mais à Vitrac, je fusattrapé par un homme qui me dit qu’il allait àDomme aussi, et que c’était plus court de passer l’eauau bac de Vitrac, sans compter que ça ne coûtait pasaussi cher que le péage du pont. C’était un courtierqui allait pour acheter des vins, et qui avait cevoyage d’habitude. Nous entrâmes en ville par laporte des Tours, et il me mena à son auberge, quiétait tout contre la porte Del-Bosc, par où on arrivede Domme-Vieille; il était déjà nuit quand nous yfûmes. Comme j’étais assez fatigué, ayant soupé, jem’en fus au lit après avoir soigné ma jument.
Le lendemain, je me levai de bonne heure, et jemontai dans le haut de la ville, sur la promenadequ’ils appellent: la Barre. Le soleil rayait déjà, aussije fus bien étonné en arrivant là-haut, de voir toute la plaine de la Dordogne, couverte de brume quivenait s’arrêter aux rochers taillés à pic au niveau dela promenade, tout à mes pieds. C’était tout à faitbeau, et quoique nous autres paysans, nous aimionsmieux ordinairement voir un joli champ de blé, quedes choses comme celle-ci, ça me fit plaisir. Tout auloin, la brume entrait dans les ouvertures des petitsvallons, s’arrondissait autour des hauts mamelonset suivait tous les contours des coteaux, de manièrequ’on aurait dit un grandissime lac de plusieurslieues de traversée, bien tranquille, tandis qu’au-dessusle soleil éclairait ses bords, faisait briller les maisonsblanches à mi-côte des puys couronnés dechênes verts, et roussissait les vieilles ruines campéessur les hauts rochers.
Cette ville est curieuse; les rues sont coupées àdroit, larges et bien alignées. Autour, du côté de laDordogne, elle est gardée par les rochers à pic, quele fameux capitaine Vivant escalada, lorsqu’il la surpritle 25 octobre 1588. La Crozo Tencho, où il semit en embuscade avec ses soudards huguenots, setrouve dans ces rochers, à droit de la gendarmerie.Des autres côtés, Domme était défendue par defortes murailles percées de quatre portes. Mais à présent,depuis des années, ceux qui veulent bâtir, vontchercher des quartiers aux vieux murs comme àune carrière, et puisque ces murailles ne peuventplus être utiles à rien, il vaut tant qu’elles servent àfaire des maisons, que de s’en aller morceau par morceau,par la pluie et la gelée.
Le jour que j’y étais, c’était un dimanche, et je visdes meuliers de Domme-Vieille. Il fallut aller aucafé, bien entendu, et se promener en causant denos affaires. Le patois du pays est plus nerveux, plusvif et mieux signifiant que le nôtre du Périgord blancqui est lourd, traînant et mou. Les gens de Dommeme convenaient assez aussi; ils sont bons enfants, disent ce qu’ils pensent et ne sont pas flaugnards.On dirait qu’ils se souviennent que leur ville étaitlibre anciennement.
Dans cet endroit, ils ont des coutumes originales.Ainsi, ils aiment le lard rance, et pour être sûrs den’en pas manquer, ils en ont dans les maisons pourun an d’avance, grandement. Je pense que cet usagedate du temps où la ville, lors frontière de Francecontre les Anglais, était souvent assiégée et où ilfallait se munir de provisions en conséquence.
Une chose bien curieuse, c’est l’antique farce quise fait le Mercredi des Cendres. Ce jour-là, au rappeldes cornes qui brâment comme des taureaux enfolie, tous ceux qui se sont mariés dans l’année carnavalesquefinie un an auparavant, à pareil jour, serassemblent, déguisés et masqués, sur la vieille placede la Rode. Le dernier marié de ceux là porte unefourche à foin ainsi accoutrée: Dans les deux dentssont plantées deux cornes de bœuf, les plus grandesqu’on a pu trouver. Des branches de lierre et de laurierattachées avec des rubans jaunes, masquent lanaissance des dents de la fourche et enguirlandentle manche. On dirait, par ma foi un trophée, ouquelque simulacre antique, dédié au grand Pan, seigneurdes troupeaux, ou à quelque autre divinité rustique.
Quand tout le monde est assemblé, la troupe demasques, vielle et chabrette en tête, se rend en procession,chez le premier marié de l’année carnavalesquequi finit ce jour. Devant la porte on se rangeen demi-cercle; la musique donne l’aubade, puis setait. Alors, le plus ancien marié de la troupe s’avance,et comme un héraut sommant une place, appelle troisfois l’homme par son saffre ou surnom: Cadenet!Cadenet! Cadenet! ou Pichil! ou Mourel! n’importe.Lui, ne renâcle pas, il sait que tout le monde y passeet qu’on le monterait quérir plutôt. Il arrive donc, et lorsqu’il est sur le pas de la porte, la musique éclateavec rage. Puis, le silence se fait, et l’hommes’avance assez embêté, conduit par le maître des masques.On lui fait d’abord saluer bien bas la fourchetenue au centre du cercle. Après ça, toujours devantla fourche, on le fait mettre à genoux sur une grossepierre bien ruffe, et on lui fait des questions farcesques,en forme de catéchisme à l’usage des maris.Lorsqu’il a répondu, on lui fait réciter, en la lui dictantmot à mot, une profession de foi à crever derire, par laquelle il promet, entre autres choses, d’êtresourd et aveugle. Enfin, on lui fait jurer, sur lessacrées cornes, de ne jamais croire qu’il l’est, quandmême il le verrait!
Lorsqu’il a fait ce serment, ces grandes diablessesde cornes s’abaissent vers lui et couronnent un moment sa tête, et puis on les lui fait embrasser, lepauvre! Après ça, le chef de la troupe prononce uneformule burlesque de réception dans l’illustre confrérie,fait relever l’homme et lui donne l’accolade,tandis que la musique reprend à grand bruit.
Pendant ce temps, la femme épie derrière les carreaux,et rit ou rougit, ça dépend.
La farce étant finie pour lui, le nouveau reçu prendla fourche, et toute la troupe s’en va vers la maisondu second marié où on la recommence. Quand elleest finie, ce dernier prend les cornes à son tour, eton va chez le troisième, et ainsi de suite, jusqu’audernier marié, qui porte l’engin cornu jusqu’à l’aubergeoù la troupe s’en va souper en grande joyeuseté.
J’ai dit, et c’est bien vrai, que suivant eux, tout lemonde est égal devant l’emblème terrible; mais avecça, c’est ici comme partout, la sacro-sainte majestédes écus ne pouvait être méconnue; aussi, les richesesquivent la réception, moyennant quelque pièce decent sous qui se mange entre tous.
J’aurais été curieux de voir cette antique farce, qu’ils appellent: Les Cornes, mais comme il faut setrouver là le Mercredi des Cendres tout juste, je mesuis contenté de la vue de la fameuse fourche, avecses cornes et tout son harnachement de feuillageflétri, qu’on me montra à l’auberge où ils l’avaientlaissée la dernière fois.
Il se fait encore le même jour, une autre cérémoniepour les maris. On prend le pauvre emplastrum quis’est laissé battre par sa femme; on l’habille avec unerobe, un fichu, une coiffe, on le monte sur un âne, unequenouille au côté, la tête tournée vers la queue, eton le promène par toute la ville, de la porte desTours au sol de la Dîme, de la Barre à la porte de laCombe, de la place de la Halle à la porte Del-Bosc,toujours escorté d’une grande troupe de masquesqui se moquent de lui, le brocardent, et s’en vontchantant la vieille chanson:
Adiou paouré Carnabal,
Tu t’en bas et yo demori,
Per mintza lo soup’o l’oli!
Ah, on ne s’embête pas à Domme, le Mercredi desCendres!
Le soir, après avoir soupé avec le courtier, quiavait ses affaires de son côté, nous fûmes dans uncafé où il y avait un bal. On dansait là des contredanses,des bourrées, des sautières à peu près commechez nous; mais on y dansait aussi une danse que jene connaissais pas, et qu’on appelle: le congo, dansetrès plaisante, ma foi.
Ils sont plusieurs couples de danseurs qui tournentautour d’une grande salle. Le jeune homme se présentedevant une danseuse, et là, fait des pas, desentrechats, des pirouettes, arrondit ses bras au-dessusde sa tête, fait claquer ses doigts en l’air,tape du pied, enfin fait le beau, le galant, et celuiqui cherche à plaire, tout comme un pigeon qui tourne autour de sa pigeonne. La fille, elle, se défend, recule,fait la coquette, prend des airs, tandis que le garçons’efforce de se faire agréer. Lorsque celui-ci a finison manège, il passe à une autre danseuse, et estremplacé près de celle qu’il quitte par un autre garçon,et toujours comme ça, de manière que cette dansene s’arrête pas. De temps en temps, un garçon, unefille, entrent en danse, tirent doucement en arrièreun danseur, une danseuse, et prennent sa place;quand ils sont fatigués, ils sont remplacés à leur tourde la même façon. Il y avait là, une grande fille brune,bien faite, qui dansait le congo dans la perfection.Elle avait une manière de se contourner, et de mettretout son corps en mouvement, qui faisait plaisir àvoir. Tantôt elle avait l’air hardi en s’avançant à larencontre de son danseur, puis paraissait se laissertoucher par les efforts qu’il faisait pour lui plaire, ettantôt après s’en retournait en pirouettant, comme semoquant de lui.
Ça n’est pas pour dire, mais le congo est autrechose que la bourrée d’Auvergne, quoique celle-cine soit pas laide, quand elle est bien dansée.
Après ça, nous passâmes dans une petite salle,boire du vin chaud avec les meuliers, et il se trouvalà un jeune monsieur, dont je ne me rappelle pointle nom, qui nous récita Lous dous Douzils, un contegaillard, en patois sarladais vif et nerveux. Et commeil le disait bien!
Mais il n’y a pas moyen de le traduire ici, tant noussommes devenus coyons au prix du bon compagnonqui a fait ce badimage. Si encore nous en valions mieux!mais nos mines chattemites sont pures simagrées.
Le lendemain matin, je descendis à Domme-Vieilleet je m’arrangeai pour une paire de meules. Sur lesdeux heures, ayant fait mon affaire et déjeuné, je repartispour aller coucher à Montignac, et le surlendemainj’étais le soir à la maison.
Quoique le pays fût plus beau là-bas, et qu’on ydansât le congo, ma foi je fus bien content de metrouver chez nous. C’est l’effet que ça m’a toujoursfait en y rentrant, preuve que nous étions tous biend’accord. Les droles furent de suite après moi, poursavoir ce que je leur avais porté, parce que c’est uneaffaire entendue, que toutes et quantes fois, on vaquelque part en voyage, il faut leur porter quelquechose. J’avais acheté un couteau pour les deux aînésgarçons, un dé pour la Nancette, et tout le monde futcontent. Pour le plus petit, il n’avait encore besoinde rien que du tétin de sa mère, et quelquefois d’unepetite croûte de pain qu’il s’amusait à mâchotter.
Le temps marchait tout de même, quoiqu’il ne medurât pas, et il y avait plus de dix ans que j’étais marié,qu’il me semblait que c’était d’hier. Si ça n’avait pasété les enfants qui étaient là, comme bonne preuve,je n’aurais jamais pu me le figurer. Ma femme n’étaitpoint fatiguée de ses couches, ni de nourrir ses enfants.Elle était devenue plus forte; sa taille s’étaitépaissie et sa poitrine s’était renforcée, mais elleétait toujours fraîche et jolie, du moins pour moi. Ellen’avait pas de ces airs de mijaurée, comme les femmesdes villes qui font un enfant ou deux, ne les nourrissenttant seulement pas, et trouvent que c’est troppénible pour y revenir. Quelquefois regardant mafemme, gaie et contente de son métier de mère et denourrice, je venais à penser à Mlle Lydia, qui m’avaitdans le temps rendu amoureux à ce que je croyais;je me demandais, comment j’avais pu seulementregarder cette poupée bien habillée, serrée dans soncorset, minaudière et pleine d’idées extravagantes.À cette heure, je comprenais qu’une femme pourêtre belle, doit être ce que la nature l’a faite, forte etféconde, et non pas une créature faible, bonne pourles plaisirs stériles, mais incapable de supporter lestravaux de la maternité. La première des conditions pour une femme, c’est de pouvoir faire des enfantsrobustes et sains, et de les nourrir sans en pâtir.Autrefois, on estimait une femme par ses enfants; enavoir beaucoup était regardé comme une bénédiction,tandis que la stérilité passait pour une punition d’enhaut. Ce qu’on a fait de tout temps chez nous, pourles femmes mules, montre bien comme autrefois onregardait ça. Quand une femme n’avait pas d’enfants,elle allait en pèlerinage à Saint-Léonard, auprès deSaint-Jean-de-Côle, ou à Brantôme, et après la messeet les dévotions, elle se rendait à la porte de l’église etfaisait aller le verrou. Après cette cérémonie assezclaire, son mari la ramenait chez elle par la main.Mais ces mœurs saines se perdent; on ne craint plusla stérilité; il y en a qui la désirent, et qui s’en vantent,comme si ce n’était pas un malheur ou uncrime.
Vers ce temps-là, revenant un jour, mon oncle etmoi, de la foire des Rois à Périgueux, nous fîmes halteun moment à Coulaures, et le vieux Puyadou nous ditque Jeantain irait un de ces soirs au Frau, pourtrouiller, qui vaut autant à dire comme presser l’huile,mais qu’il nous fallait envoyer quérir les nougaillouspar Gustou, parce que leur jument était boiteuse.Gustou y fut le surlendemain, et le soir Jeantain vintportant des boudins et des côtelettes de veau. C’estla coutume qu’on trouille aussi de nuit, et alors ilfaut réveillonner. Ordinairement, mon oncle et moipuis Gustou, nous passions la nuit, chacun notre touravec les presseurs, qui étaient du bourg, et restaientau moulin dans le temps des trouillaisons. Mais cediable de Jeantain nous y fit rester tous les deux avecmon oncle, et quand Gustou vit ça, il resta aussi. Çan’est pas un travail bien propre de faire l’huile; et depasser la nuit à remuer dans la chaudière les nougaillousdéjà écrasés par les meules, ça n’est pasbien amusant non plus, ni de voir faire des serrées. Heureusement, Jeantain était un homme avec qui onne s’ennuyait pas, et qui tournait tout en risée. Surla minuit, il fit cuire des pommes de terre dans l’huilebouillante, et il faut convenir que c’était bon: ellesavaient un goût de noisette. Avec les boudins et lescôtelettes, nous fîmes le réveillon en buvant de bonscoups de notre vin du Frau.
Et tout en réveillonnant, Jeantain nous conta deshistoires et nous fit rire tous. Comme il était toujoursdehors de chez lui et qu’il connaissait tout le monde,il savait tout ce qui se passait dans le pays: les marchésfaits, ceux en train, les mariages et toutes lesaffaires des galants, car il était bien un peu mauvaiselangue. Mais ce qu’il en disait, c’était histoire defaire rire et de bavarder, et non pour porter tort àpersonne.
Cet animal-là nous fit crever de rire avec sesVêpres sauvages, sorte d’enfilade de calembredainesen patois qui se chantaient sur l’air d’In exitu Israël.Il était si plaisant en les chantant du nez pour contrefaireJeandillou notre marguillier, que les trouilleurss’en esclaffaient et ne pouvaient faire leurspressées.
Je ne suivrai pas année par année, ce qui se passaitchez nous, parce qu’il me faudrait trop souvent répéterla même chose. Il me faut pourtant parler un peudes métayers qui étaient à la Borderie. C’était debraves gens qui travaillaient dur, et étaient à leuraise pour des métayers, c’est-à-dire qu’ils avaientquelques petites avances, et n’étaient pas toujours àtirer le diable par la queue, comme on dit de ceuxqui sont dans la gêne. On sait que c’est la coutumedans nos pays de faire la Gerbe-baude, ou fête de lamoisson, chez les métayers et les bordiers; mais dutemps de Jardon, qui était avare comme un chien,nous n’y avions jamais bu seulement un verre depiquette. Nous allions partager quand il fallait, le froment, le blé rouge, les haricots, les pommes deterre et les autres revenus, mais c’était tout.
Au contraire, ces métayers étaient de braves gensavec qui nous étions tout à fait bien. Dès la premièreannée, ils nous vinrent convier à faire la Gerbe-baude.Nous fîmes porter chez eux du vin, de l’eau-de-vie,d’autres affaires et nous y fûmes mon oncle et moi,et deux de nos droles.
C’est un dur travail que la moisson. Être toujoursplié en deux, la tête en bas, sous un soleil qui brûle,à respirer la chaleur que la terre renvoie, et ça touteune journée et des semaines, on se demande commentdes femmes y peuvent tenir. Les pauvres,pourtant, elles le font, les jeunes et les vieilles, et ily en a qui sont nourrices de ce temps, et qui couchentleur petit à l’ombre d’un pilo de gerbes, etvont le faire téter de temps en temps quand ils’éveille. C’est un malheur et une honte, que de voirles femmes dans nos pays, travailler la terre commedes hommes: c’est un malheur, parce que ce travailtrop fort les crève et nuit à la race, et c’est une honte,quand on voit tant d’hommes qui ne font rien et quise plaignent! On comprendrait pour les femmes, despetits travaux point trop fatigants quand ça presse,comme de faner, de vendanger, de ramasser les haricots;mais de les voir moissonner, travailler la terreavec de grosses pioches, battre le blé, ou même fouirla vigne avec des hoyaux de cinq ou six livres,c’est une chose à laquelle je n’ai jamais pu m’habitueret qui me met toujours dans des colères noires.
Il ne faut pas s’étonner après ça, si on voit tant,par chez nous, de ces pauvres vieilles cassées en deuxpar les reins: à force de s’être courbées vers laterre, elles ne peuvent plus se relever. Et comme lagrossesse ne les arrête pas, les enfants qui en sontvenus de ces pauvres femmes, se ressentent de toutesces fatigues trop fortes et de la nourriture mauvaise, et c’est pour ça qu’on voit aux conseils de révision,tant de conscrits chétifs et qui n’ont pas la taille.Le travail des femmes anticipe par là sur les populationsà venir; c’est comme si nous mangions notreblé en herbe. Je le dis comme je le pense, rien que letravail des femmes, ça justifie toutes les jacqueries!
Mais je me suis laissé aller à dire ce que j’ai sur lecœur, comme ça m’arrive souvent, et ça m’a un peudétourné de mon chemin. Ce que j’ai dit du pénibletravail de la moisson, est pour faire comprendrecombien les gens sont contents quand on finit demoissonner. Le dernier jour on chante plus clair, ethommes et femmes se renvoient plus vivement leschants de la moisson, La Parpaillolo, Lou bouyerde l’aurado, et autres sans lesquels on ne pourraitsoutenir ce travail écrasant.
Le jour de la Gerbe-baude on est content, et l’onmange de bonne soupe grasse, et des poulets en fricassée,et de la daube, sans laquelle il n’y a pas debonne Gerbe-baude; et aussi on boit de bons coupsde vin, pour dédommagement de toute l’eau qu’on abue en coupant le blé.
Cette première année donc, nous étions allés fairela Gerbe-baude à la Borderie comme j’ai dit, et nousavions déjà fini de dîner, quand notre chambrière, laFantille, entra portant un panier et des tasses dedans,avec une pinte et du café. Ma femme avaitpensé que nos métayers n’en buvaient pas souvent, etelle en envoyait. Tout le monde fut bien content deça, et on commença bientôt à chanter, chacun à sontour, des chansons patoises. Durant ce temps on buvait,et puis après on versa le café et on fit des brûlotsqui faisaient crier d’aise les enfants, contents devoir cette jolie flamme bleue.
Et tous les ans, nous faisions donc comme ça laGerbe-baude.
Mais il y eut une année où nous ne la fîmes pas: c’était en 1867. J’étais allé au bourg, le dimanched’après la Saint-Jean, pour régler un compte avecun menuisier qui nous avait fait du travail; et commec’est la coutume chez nous, qu’on ne règle qu’à table,nous devions déjeuner ensemble chez Maréchou. Letemps était vilain; il faisait une mauvaise chaleur,et sur la place, au sortir de la messe, les gens regardaienten haut, et disaient: pourvu qu’il ne nousfasse pas de coquineries ce temps, ça ira bien. Ducôté d’en bas, c’était tout noir, et on entendait le tonnerreau loin, de manière que beaucoup s’en allèrentchez eux, de crainte de l’orage. Mais d’autres entrèrentà l’auberge pour boire une chopine avec destortillons tout chauds. Lajarthe se trouva là, commenous entrions, et je le conviai à déjeuner.
Nous nous assîmes à table tranquillement, aprèsavoir regardé le temps, qui avait l’air de s’arrangerun peu. Après déjeuner on porta le café; nous fîmesnos comptes, je payai le menuisier en lui disant:— Nous voilà quittes et bons amis! à quoi il répondit;— Oui, et à une autre fois.
À ce moment Lajarthe qui était sorti, rentra etnous dit: — Mes amis, nous sommes foutus! il ya un grand nuage blanchignard qui vient du côté deCoulaures, en suivant la rivière, et il va nous creverdessus. Il n’avait pas dit ça, que nous sortîmes surle pas de la porte. On entendait venir l’orage; lesarbres se pliaient et restaient dans cette position, nepouvant se relever contre le vent; de tous côtés, lespassereaux arrivaient pour se mettre à l’abri dans leclocher, quoique la cloche sonnât à toute volée,brandie par trois ou quatre garçons, pour détournerl’orage, comme c’est de coutume dans nos campagnes.De temps en temps un coup de tonnerre éclataitsec, comme des noix tombant sur le plancher. Il tombaitquelques gouttes d’eau, lourdes comme duplomb. À chaque éclair les gens se signaient. La vieille Maréchoune alluma un bout de cierge bénit,puis elle alla chercher à la tête de son lit un brin debuis des Rameaux, le trempa dans son bénitier defaïence et aspergea autour de la cuisine. Ni les signesde croix, ni le cierge, ni l’eau bénite, rien n’y fit.Les nuages, poussés par un vent d’enfer, arrivaientse suivant les uns les autres, se pressant, se poussantcomme un troupeau de moutons épeurés, etquand ils furent sur nous, voici la grêle qui tombait àgrand bruit…
— Pauvres gens! nous sommes perdus! s’écrièrentles femmes; et elles se mirent à pleurer et à selamenter. La nore de Maréchou, à genoux près dulit, se cachait la figure dans ses mains. Maintenantl’orage était en plein sur le bourg; la grêle tombaitgrosse comme des œufs de pigeon, et même plusencore, car on en ramassa qui semblait des œufsde poule. Avec ça drue et serrée, comme qui déchargeun tombereau de cailloux. Les tuiles des maisonsvolaient en morceaux; les feuilles des arbres tombaienten masse, et disparaissaient emportées par levent; en cinq minutes, le grand ormeau de la placefut comme à la Noël, sans parler des branches cassées.Puis la pluie commença à tomber comme qui lavide à seaux. La pièce de blé de Maréchou qu’onvoyait par la fenêtre, touchant son jardin, était fouléecomme si on y avait fait manœuvrer des escadronsde chevaux. Et la grêle tombait toujours, et dans laterre détrempée maintenant, les grêlons finissaientd’enfoncer les morceaux de paille hachée qu’onvoyait encore.
Ça dura un quart d’heure comme ça; les tuilescassées laissaient pisser l’eau dans le grenier, qui,par le plancher mal joint, tombait dans la cuisine;il pleuvait sur les tables, sur les lits, partout, maison n’y faisait pas attention. Chacun pensait à sonblé, à tout son revenu perdu. Les hommes ne disaient rien; ils regardaient tomber la grêle comme écrasés,ayant perdu la parole; d’aucuns marronnaient entreleurs dents, on ne sait quoi, des prières ou des jurements:
— Tonnerre! s’écria Lajarthe, et on dit qu’il y aun bon Dieu!
— Taisez-vous! malheureux! crièrent les femmesde chez Maréchou; mais les hommes ne dirent rien,et je crois qu’il y en avait qui pensaient tout aumoins que le bon Dieu n’était pas trop bon en ce moment.
Quand ce fut fini, qu’il ne tombait plus qu’un peude pluie, nous sortîmes, et les gens du bourg en faisaientautant: chacun semblait pressé de voir sonmalheur, comme s’il pouvait en douter.
Autour du bourg, c’était partout la même chose;dans les prés envasés, l’herbe était sous la boue, lesterres à blé étaient foulées comme un sol à battre.Les chènevières semblaient de cette pâtée d’ortiesqu’on donne aux dindons; les vignes et les arbresétaient hachés, les jardins saccagés; tout ce qui étaitsorti de terre était perdu. Et de tous côtés on entendaitles cris des femmes, leurs exclamations: SainteVierge! nous sommes ruinés! quel malheur! nouspouvons bien prendre le bissac!
— C’était bien la peine, criait la vieille de chezFantou, c’était bien la peine, que je porte sur lapierre de la croix, le jour des Rogations, un gâteaude fine fleur de farine! de quoi ça nous a-t-il servi?
Le pauvre Jandillou, le sacristain, était comme lesautres, il avait tout perdu, et encore on lui disait dessottises. Comme il passait pour aller voir à sa terre,il y en eut qui lui dirent: — C’est foutu que tes processionset les litanies de ton curé ne valent guère!
Lui s’en allait baissant la tête, ne sachant que direà ces gens, qui avaient suivi les Rogations et fait desoffrandes, pour protéger leurs récoltes, et qui, les voyant détruites, étaient furieux. La plupart ne s’enprenaient pas au bon Dieu, mais l’idée leur vint quele curé Crubillou n’était pas jovent, et ça se répandittellement que bientôt tout le monde en fut persuadé;d’autant mieux qu’on remarquait que du temps ducuré Pinot il n’avait jamais grêlé.
Moi je m’en fus chez nous, et à mesure que j’approchais,je voyais que c’était là comme autour duBourg: tout était perdu, le blé, les noix, le chanvre,les vignes; il ne restait rien, et par-dessus le marché,quatre noyers étaient par terre. Pour la vigne, cen’était pas seulement la vendange de l’année, perdue,mais le bois était tellement écrasé qu’on eut du malà tailler l’année d’après, et que beaucoup de piedscrevèrent. Joint à ça, la ravine qui avait entraînétoutes les terres dans les fonds. Pour ce qui est desbâtiments, il fallut faire resuivre toutes les tuilées,car il pleuvait partout comme dehors.
Nos métayers de la Borderie vinrent, les pauvresgens, tout désespérés, ne sachant plus où ils enétaient. Ils parlaient d’aller se louer chacun de soncôté, de manière qu’il nous fallut les rassurer un peuet leur dire que nous leur aiderions à se tirer de cemauvais pas: et en effet, il nous fallut leur fournir leblé toute une année.
Mais, ce n’était pas eux seulement qui avaient recoursvers nous. Il se trouvait que, comme les apparencesde la récolte étaient très bonnes, le prix dublé était descendu beaucoup, ce pourquoi mon oncleen avait acheté dans les environs de deux cent cinquantesacs. Aussi les gens venaient au moulinemprunter une quarte, deux quartes, un sac de blé,et nous le prêtions, sans autre condition que de lerendre l’année d’après.
Tout le monde ne fit pas comme ça, entre autresM.Lacaud. Il disait qu’il était aussi en peine que sesmétayers, ayant perdu sa part de récolte comme eux. Mais il ne parlait pas de ses rentes qui n’avaient pasgrêle, ni de ses maisons à Périgueux, et c’était unevraie dérision d’entendre ce gros, je ne veux pas direle mot, se mettre sur la même ligne que ses métayerset ses pauvres voisins, qui avaient perdu leur pain,tandis que lui n’avait perdu qu’une partie de sonrevenu, ce qui ne lui ferait pas manger une bouchéeni boire un coup de moins. Mais il faisait ça pour nerien donner aux autres, ni même prêter.
Cette grêle, avec la naissance de mes autres enfants,c’est à peu près tout ce qui soit à dire pendantplusieurs années. Depuis François, j’avais eu encoreYrieix, qui était né au mois de septembre 1863,Michel au mois de mai 1866, et le dernier, Bertrand,vint au mois de juillet 1868.
C’est cette même année-là que mourut le pauvreLajarthe. Il tomba subitement un jour dans une maisonoù il travaillait, et ne s’en releva pas. Cet hommeétait tracassé par les affaires du pays, d’une manièreextraordinaire pour quelqu’un qui n’avait ni instructionni bien. J’ai toujours pensé que s’il avait appris,avec son esprit de nature et son caractère, ça auraitété un homme pas commun.
Nous avions eu huit enfants, il nous en restait sept,six garçons et une fille: c’était assez joli; aussi,quand le dernier vint, mon oncle dit comme ça enriant: — À cette heure, je n’ai plus peur que la racedes Nogaret se perde! Mais tous nos enfants étaientsi bons petits, si sains, qu’il disait aussi: Ma foi,ça aurait été dommage qu’ils ne fussent pas venus.
J’ai oublié de dire que nous avions un régent dansnotre commune depuis quelques années. M.Lacaudne le voulait pas trop; il disait que ça n’était pasutile pour les enfants des paysans, d’apprendre à lireet à écrire, parce que ça les détournait de travaillerla terre, et que, lorsqu’ils seraient tous instruits, onne trouverait plus de métayers. Mais un jour, comme il disait cette raison dans le conseil, le vieux Roumy,qui en était toujours, lui répondit:
— Ça ne sera pas un malheur, au contraire, parcequ’alors les travailleurs de terre seront tous propriétaires,et ne travailleront plus pour les autres.
Mais, malgré sa mauvaise volonté, il lui fallut fairecomme dans les autres communes: on acheta unegrande baraque de maison dans le bourg, et on y mitle régent après qu’on l’eut un peu radoubée.
Ça fait que nos garçons allaient en classe tous lesjours, ceux qui étaient en âge. Mais pour Nancette,c’était toujours la demoiselle Ponsie qui lui montrait.Les droles apprenaient assez, mais pour être de ceuxqui sont toujours devant les autres, ils n’en étaientpoint, ayant toujours en tête leurs amusements: pécher,attraper des oiseaux, monter sur la jument,grimper sur les arbres, courir dans les bois, se baignerl’été: ils étaient fous de liberté et ne restaientpas facilement assis.
Je ne me faisais pas de mauvais sang de les voir àpeu près dans le milieu, au rang de ceux dont on nedit rien. Les enfants extraordinaires pour travailleret apprendre, ça fait plaisir aux parents, à ce qu’ondit, mais pour moi, ils me font l’effet de quelque chosede pas naturel, comme qui dirait un octogénaireamoureux, et je me demande quand est-ce qu’ilsseront enfants: si ça doit être plus tard, il vaut mieuxqu’il le soient en bas âge. Et ce qui m’a maintenudans cette manière de voir, c’est que celui qui étaittoujours le premier, dans le temps que j’allais enclasse, et qui avait tous les prix, et qui aimait tantle travail qu’il en oubliait de s’amuser, s’est bienrattrapé depuis. Il est devenu le plus fameux bambocheurqu’il y ait à Périgueux, et, au bout du compte,une fois entré dans la vie, pas plus fort qu’un autre.
Mais si mes enfants n’étaient pas des plus habilespour l’instruction, je pense qu’il n’y en avait pas, dans toute la classe, qui fussent au-dessus d’eux pourles bons sentiments; aussi étaient-ils prêchés commepas beaucoup d’enfants le sont. C’était d’abord leurmère, qui, dès qu’ils commençaient à comprendre,leur enseignait à être honnêtes avec tout le monde,surtout avec les vieux, et bons pour les malheureux.Jamais elle n’aurait souffert ce qu’on voit dans desmaisons, où, pour amuser un petit drole, on lui donneun pauvre oiseau, qu’il plume et fait souffrir jusqu’àla mort.
Ces amusements, c’est de la mauvaise graine deméchanceté, ou de dureté au moins, qu’on sème eneux. Si nos enfants voulaient, comme tous les droles,attraper un petit poulet, leur mère le prenait elle-même,le leur faisait un peu manier, caresser, puisembrasser, et leur apprenait à le lâcher d’eux-mêmes,pour aller retrouver la mère clouque. Quand il venaitdes pauvres à la maison, c’est toujours un desenfants qui allait lui porter un croustet de pain, et entout elle leur enseignait à être bons et secourablesaux misérables.
Et puis, elle leur apprenait comme c’était mal dementir, et honteux: le menteur est pire que le voleur!leur répétait-elle toujours. Et elle leur faisait comprendreaussi, qu’il ne faut pas même être trop adroit,parce qu’alors on en arrive à tromper les autres, etqu’il faut aller tout droit son chemin où l’on veutaller, et non pas marcher comme les serpents.
Mon oncle et moi aussi, de notre côté, noustâchions de les affermir contre les contrariétés, de lesendurcir contre le mal, afin de les préparer à savoirsouffrir plus tard. Nous nous efforcions de leurdonner de bons sentiments, de leur inspirer des idéesde dévouement au pays et à toutes les grandes choses.S’il n’y avait eu que nous, nous n’aurions pas étécapables de dire ce qu’il fallait pour ça, mais nousnous aidions des livres dont j’ai déjà parlé. L’hiver, mon oncle en montait un de sa chambre du moulin,et, tandis que nous étions tous rangés autour du feu,chacun ayant son occupation, Gustou pelant, Fantillefilant, ma femme tenant son plus petit sur ses genoux,mon oncle fumant sa pipe; moi, je lisais, quelqu’unede ces anciennes histoires, où l’on voit ce que c’étaiten ces temps que des hommes. C’était pour les enfants,ce que j’en faisais, mais tout le monde en profitait,parce que ces livres sont pleins de choses trèsbelles.
J’ai dit déjà que ces livres s’étaient trouvés avec untas de choses achetées à l’encan par mon grand-père.Il est arrivé de ça, que ce qui était prisé moins qu’unevieille serrure, qui semblait bon seulement à fairedes cornets pour le tabac, a été pour nous d’unprix inestimable, car on ne peut pas estimer la valeurqu’on se donne à soi-même en devenant meilleur.C’est comme ça, que chez nous, au fond d’une campagnedu Périgord, on avait appris à connaître lesGrecs et les Romains, dont les paysans, d’ordinaire,n’ont seulement point ouï parler, bien loin de sedouter quelles gens c’était.
Il y en a qui, oyant conter ces histoires, disent:tout ça c’est très beau, mais nous ne sommes pas àRome ou à Athènes, et nous ne sommes pas consuls,ou capitaines d’armée, ou magistrats grecs ou romains,et ces vertus que nous admirons, ne sont pasà notre portée.
Mais ils se trompent. On peut être juste commeAristide, au fond d’un petit village périgordin. Unconseiller municipal, voyant une cabale montée dansl’intérêt de quelques-uns, peut se mettre en traverspour le bien de la commune, et ne se jamais décourager,et combattre les intrigants avec la constanceet la fermeté de Caton au Sénat romain. Et qui empêcheque dans la pauvreté, la médiocrité, nous nenous trouvions heureux comme Tubéro, le gendre du consul Enilius? rien: il suffit que nous n’égarionspas nos fantaisies sur une foule de choses inutiles,nuisibles même, mais devenues nécessaires auxriches. On peut être courageux, désintéressé, dévouéà son pays, dans le cours de la vie obscure que nousmenons à la campagne, et dans des occasions ordinaires,comme ces grands hommes l’étaient sur ungrand théâtre, et dans des circonstances où il s’agissaitdes intérêts de tout un peuple. L’objet est infinimentplus petit, sans doute, mais la vertu peut êtregrande, sans égaler pourtant celle de quelques-uns,comme Caton ou Phocion, qui est non pareille.
Quand je parle des hommes de l’antiquité, ça n’estpas que je renie nos Français. Il y en a assez quipourraient servir d’exemple; malheureusement, ilsn’ont pas trouvé un bon historien comme ceux-là.Pourtant ça serait utile et profitable, de connaître lavie de Bayard, de Michel de l’Hospital, de la Boétie,de Sarlat, du maréchal Catinat que les soldats appelaientle père la Pensée, de la Tour d’Auvergne lepremier grenadier de France, du général Beaupuy,de Mussidan; grands hommes comparables à ceuxd’autrefois, et d’autres encore.
Pour en revenir, nos enfants en âge allaient doncà l’école de la commune, manque Hélie, l’aîné, quimaintenant travaillait au moulin avec nous. Nancetteétait une belle fille de quinze ans qui aidait beaucoupà sa mère, de sorte que, la Fantille s’étant mariée,nous ne prîmes pas d’autre servante. Les classesn’étaient pas aussi savantes, et on n’y enseignait pastant de choses que maintenant. J’ai dit que mes enfantsn’apprenaient pas très facilement, mais enrevanche, ce qu’ils avaient une fois appris, ils lesavaient peut-être mieux que les autres; joint à ça,que, pour en raisonner et l’appliquer, ils ne craignaientguère personne de leurs camarades. Aujourd’hui les enfants ont tant et tant de choses à apprendre, qu’il ne reste pas un moment pour exercer leur jugementet leur montrer à mettre en pratique ce qu’ilsont appris. Le savoir et l’acquis priment du tout lesqualités de nature. Un troupier qui serait bravecomme Ney, le brave des braves, qui aurait du sang-froid,du coup d’œil, de la décision, toutes les qualitésmilitaires, à quoi ça le mènerait-il? À commanderune escouade. Il faut bûcher et accrocher à force, desbribes de science pour aller plus haut. Mais il arrivetrop souvent que des gens farcis de savoir se trouventincapables de le mettre en œuvre, faute desqualités naturelles nécessaires pour ça.
Il en est de même dans tous les états. Il ne manquepas de conducteurs plus capables que leurs ingénieurs,de praticiens plus ferrés que des avocats,d’entrepreneurs plus habiles que des architectes;mais voilà, ils n’ont que la pratique, les sacrementsscientifiques leur manquent. Tout est sacrifié ausavoir des livres maintenant, et je trouve que cen’est pas raisonnable, car il ne suffit pas d’avoir desconnaissances, mais il faut encore savoir s’en servirpour son état, et s’en aider aussi pour se perfectionnercomme homme. Pour moi, il me semble quela première chose à faire, la plus pressée, la plusessentielle, la plus indispensable, c’est de faire de nosenfants des hommes. De la manière dont ça marcheaujourd’hui, ce point reste en arrière; on veut avanttout faire des savants. Je crois que c’est une mauvaisechose; nous aurons peut-être plus d’ingénieurs, demédecins, de pharmaciens, d’avocats, de notaires, deprofesseurs et d’apprentis sous-préfets, mais moinsd’hommes: déjà ça se sent; nous avons assez de talents,peu de caractères.
De tous nos enfants, il y en avait un, Bernard, quiaimait assez à apprendre, et qui, quoiqu’il n’apprîtguère plus vite que ses frères, savait davantage,parce qu’il travaillait avec plus de goût. Lorsque ce drole eut une douzaine d’années, voyant qu’on nefaisait à l’école que lui répéter ce qu’on lui avaitdéjà appris, il se mit dans l’idée d’aller au collèged’Excideuil. Il commença par en parler à sa mère encachette, et elle, pensant que c’était une fantaisiequi lui passait par la tête, dit que ça coûtait cher,et que point n’était besoin de tant étudier pour êtremeunier. Lui, ne dit rien, mais depuis il n’était pluscontent comme auparavant, et il était toujours àfarfouiller dans la chambre de mon oncle, après leslivres, et se retirait dans un coin pour lire. Je finispar m’apercevoir qu’il n’était plus le même, et unsoir en soupant, je lui demandai ce qu’il avait. Ilrépondit comme tous les enfants, qu’il n’avait rien.Mais sa mère, voyant que je n’en pouvais plus tirermot, nous dit ce qui en était.
Je regardai le drole et je lui dis:
— Et que veux-tu aller faire au collège?
— Pour apprendre des choses qu’on n’apprend pasdans l’école de M.Malaroche, dit-il.
— Mais de quoi ça te servira-t-il pour être meunier?Tu sais bien que je ne veux pas faire de vousautres des messieurs, quand même je le pourrais.D’ailleurs, voilà ton aîné qui n’y a pas été aucollège, et les autres n’y iront pas: ça coûte cher,penses-tu bien, et il ne serait pas juste de faire pourtoi des dépenses qu’on ne fait pas pour les autres.
— Mais Hélie, et tous, dirent alors: père, ça nefait rien, s’il veut y aller, nous ne sommes pas jaloux.
— Pourtant, dit mon oncle, si ce drole avait bonneenvie d’apprendre, et qu’il eut des moyens, ça seraitmalheureux de ne pas le mettre à même de faireson chemin.
— Je suis bien un peu de ton avis, que je dis, etje me souviens qu’à son âge j’avais grande envied’apprendre tout ce qu’on enseigne dans les collèges;je ne m’étonne donc pas qu’il soit de même. Mais au bout du compte j’y serais allé, à quoi ça m’aurait-ilservi? peut-être à rien du tout, comme il arrive àtant d’autres. Je veux que je sois arrivé à une positionplus grande que celle de meunier; je n’en seraispas plus heureux, et probablement je le serais moins.Certainement l’instruction est une bien bonne choseet désirable pour tous: un paysan bien instruit envaudrait deux. Malheureusement, ça rend souventambitieux, et ça fait mépriser la terre. Et puis après,j’y reviens, c’est une dépense que nous n’avons pasle moyen de faire.
— Écoute, dit mon oncle, pour ce qui est de ladépense, tant que je pourrai travailler, je gagneraibien dans mon commerce de quoi l’entretenir là-bas.On pourrait le mettre en pension chez quelqu’un;Lavareille le prendrait, pour sûr, et il irait au collège;ça ne coûterait pas autant de cette manière. Ilfaut bien que les enfants des paysans, s’ils ont descapacités, apprennent pour se rendre utiles au pays,puisque beaucoup de riches ne veulent plus travailleret ne pensent qu’à faire la noce. Le tout estde savoir si le drole a des moyens. Je le mèneraijeudi à M.Tallet, qui verra la chose.
Bernard, entendant ça, leva les veux et dit:
— Oncle, je te remercie.
Et tout le monde fut content de cet arrangement,et les enfants se mirent à babiller là-dessus, aprèssouper, demandant à Bernard ce qu’il voulait faire:s’il voulait être instituteur, ou juge, ou curé, oumédecin? Et lui ne voulait pas être curé, oh! non;pour le reste, il ne savait pas trop. Pourtant, il auraitaimé à être médecin pour nous soigner dans nosmaladies.
En finale, tout s’arrangea comme mon oncle avaitdit. Chez Lavareille prirent le drole en pension et levoilà allant au collège.
J’approche d’une triste époque, et il me fait deuil de parler de nos malheurs. Mais il le faut pourtant,pour ne point laisser de vide dans mon récit et aussipour expliquer des choses qui suivront. Mais, avantde commencer, il faut que je dise qu’en 1869, M.Masfrangeasprit sa retraite. Il y avait quarante ansqu’il était entré à la Préfecture, et il y en avait plusde vingt-cinq qu’il était chef de bureau. Il avait espéréun moment passer chef de division, et il enavait eu la promesse, mais d’autres plus heureux etbien protégés, lui avaient passé sur le ventre, commec’est l’habitude. Pourtant, c’était un homme travailleur,consciencieux, d’un jugement sûr, qui maniaitbien les affaires et les expédiait vite. Mais voilà, iln’était pas flatteur, ni intrigant, il n’avait pasl’échine souple et ne savait pas se faire valoir; touteschoses sans lesquelles on n’avance guère dans lesadministrations.
La retraite de M.Masfrangeas nous rendit toutenotre liberté vis-à-vis du maire, M.Lacaud. Tantqu’il avait été dans sa place, nous nous étions retenus,de crainte qu’il ne lui fit du tort, en essayant dele rendre solidaire de notre conduite. Mais, depuisque nous n’avions plus cette crainte, nous ne nousgênions plus, mon oncle surtout. Dans leur jeunesse,ils se tutoyaient tous deux, M.Lacaud et lui; maisdepuis longtemps, M.Lacaud, — du Sablou, —comme son père l’avait fait enregistrer à la mairie,avait cessé ces familiarités, et de son côté, mon onclene lui parlait plus, à cause de M.Masfrangeas.
Ce pauvre homme, voyant ça, ne s’était-il pasimaginé qu’il nous imposait; que nous avions peurde lui! mais il fut bien détrompé.
Dans les premiers mois de 1870, on commença àparler dans nos campagnes qu’il fallait voter pourl’Empereur. Personne ne comprenait ce que ça voulaitdire. Pourquoi voter encore, puisqu’il était empereur,qu’il faisait tout ce qu’il voulait, qu’il disposait des places, des hommes, de l’argent et de tout, etqu’on lui nommait les députés qu’il voulait? À quoiça rimait-il? à rien. Mais les maires, et les fortestêtes qui étaient pour l’Empire, disaient que cettevotation cachait de grands projets, et qu’en consolidantpar des votes unanimes le pouvoir de l’Empereur,il en aurait plus de force pour faire de grandeschoses.
Pardi, comme ça, dans nos pays, ça ne pouvait pasmanquer de réussir: on ne demandait aux gens quede voter encore une fois, ce qu’ils avaient voté vingtfois; ça n’était pas une affaire. Les plus innocents,d’ailleurs, comprenaient bien que c’était une farce,et que quand même l’Empereur n’aurait pas eu lamajorité, il ne s’en serait point en allé pour ça.Lacaud, son représentant dans notre commune, ledisait assez, et de plus, il laissait entendre, qu’onprendrait des mesures contre les perturbateurs commeil y avait dix-huit ans.
Tout ça faisait que l’Empire était bien sûr d’avoirpresque toutes les voix; mais ce n’était pas presquetoutes, que notre maire aurait voulu avoir; c’esttoutes. Ah! s’il avait pu enregistrer sur son procès-verbalrien que des Oui, comme il aurait été heureux.Du coup, il en aurait cru avoir la croix, après laquelleil a couru toute sa vie sans l’attraper. Mais voilà, il yavait les Nogaret du Frau, comment faire? Et il nousfaisait parler par les uns, par les autres, disant quec’était bien inutile de s’obstiner à voter contre l’Empire,puisque la France le voulait: à quoi ça pouvait-il servir?
Mon oncle et moi, nous répondions à ceux quinous en parlaient: à quoi bon voter alors, si onn’est pas libre; si on doit de rigueur voter pourcelui qui fait voter, ça n’est pas la peine de dérangerles gens pour ça.
Depuis que le pauvre Lajarthe était mort, nous n’étions plus que trois voix républicaines dans lacommune, mon oncle, Gustou et moi. Et encore jecompte la voix de Gustou parce qu’il votait toujourscomme nous, depuis 1851 qu’on avait arrêté mononcle. Mais ce n’était pas qu’il fût républicain; non,en fait de gouvernement, il ne comprenait qu’unechose, c’est qu’il fallait des gens pour commander etle reste pour obéir. Tout ce qu’il demandait, c’estque ceux qui commandaient, ne fissent pas de coquineries:mais c’est là le difficile justement, quand lagrande masse est toute disposée à s’en rapporter à eux.
Nous n’étions donc que trois voix, mais c’étaittrois: Non, bien sûrs, et M.Lacaud les aurait payéescher. Il les voulait tellement, qu’il alla jusqu’à nousproposer de faire mettre Bernard au collège de Périgueux,pour rien; de faire exempter Hélie l’aîné,lorsqu’il tirerait au sort l’année prochaine. Mais nousrépondîmes à celui qui s’était chargé de la commissionque nos voix ne s’achetaient pas avec des injustices,ou autrement. La veille du vote, ne sachant plus commentfaire, notre maire nous envoya le régent, quiétait aussi secrétaire de la mairie, pour demander àmon oncle de ne pas venir voter, puisqu’il ne voulaitpas voter Oui. Ce pauvre M.Malaroche vint le soir,assez ennuyé de cette commission, mais il fut toutde suite à son aise avec nous. C’était un brave hommequi, je crois bien, n’approuvait pas tout ce qui sepassait, ni tout ce que faisait le maire, mais il avaitquatre enfants et sa place lui faisait besoin, aussi ilne disait rien, tâchait de passer inaperçu, faisant lemoins de bruit possible, et répondant en toussant:Hum! hum! aux questions qui lui paraissaient dangereuses.Mais tout de même, il y avait des moments,où quand il était avec des gens sûrs, comme cheznous, on voyait que ça lui pesait.
Nous choquâmes de verre ensemble, car nous finissions de souper, et après s’être excusé de la commission, disant que dans la vie on était obligé souventesfois de faire des choses qu’on n’aurait pas voulu, ilnous conta l’affaire. Mon oncle lui répondit que,puisque tous les électeurs étaient convoqués, nousirions voter comme les autres; qu’il n’avait qu’à direça à M.Lacaud. Et au reste qu’il ne lui en voulaitpoint du tout de la commission, bien sûr qu’il ne lafaisait pas de bon gré. Et pour preuve, ajouta-t-il, jeveux vous faire goûter notre vieille eau-de-vie. Là-dessus,il dit à Nancette de porter la bouteille à longcol et nous trinquâmes derechef, après quoi M.Malaroches’en retourna porter la réponse au maire.
Je pense que M.Lacaud passa une mauvaise nuit,car le lendemain, lorsque nous le vîmes sur la place,tandis que son adjoint le remplaçait au bureau, iln’avait pas bonne figure.
N’ayant pas réussi à ce qu’il voulait, il rageait, cethomme, et nous regardait venir, tous trois avecGustou, d’un mauvais œil. Lorsque nous fûmes prèsde passer devant lui pour aller voter, il interpellamon oncle, avec son arrogance ordinaire:
— Hé bien, Nogaret, vous ne voulez donc jamaisêtre sages au Frau?
Il se croyait encore en 1859, mais il se trompaitd’époque, les raisons qui nous faisaient taire n’existaientplus.
Mon oncle se planta devant lui, les mains dans lespoches de sa culotte, le regarda de son air narquois,et lui dit tout goguenard:
— Allons! allons! mon pauvre Bernou, tu sais bienque les Nogaret n’ont pas besoin de toi pour savoirce qu’ils ont à faire; laisse-les donc tranquilles!
Appeler M.Lacaud, — du Sablou — Bernou,c’était l’attaquer par son plus sensible; aussi ils’écria: — Vous êtes un insolent! je vous dresseprocès-verbal, pour outrages dans l’exercice de mesfonctions!
— Mon pauvre vieux, riposta mon oncle, tun’exerces pas tes fonctions en ce moment, et je net’insulte pas en te tutoyant, comme il y a cinquanteans, et en t’appelant Bernou comme ton grand-pèrequi valait cent fois mieux que toi: ton procès-verbal,je m’en fouts!
Et nous passâmes.
M.Lacaud devint de toutes les couleurs, et restaun moment comme interdit, tandis que derrière luiles gens se riaient tout doucement, car on le craignait,mais on ne l’aimait pas. Puis coup sec, ilrentra chez lui, comme s’il allait faire son procès-verbal.
Quand nous sortîmes de la chambre où on votait,quelques-uns de ceux qui étaient présents vinrenttaper dans la main de mon oncle, comme pour luifaire compliment, n’osant rien dire par prudence,mais contents au fond qu’il eût rabroué cet insolentparvenu.
Le dépouillement acheva de tomber notre pauvremaire. Il s’attendait à trois: Non, ceux du Frau,mais il s’en trouva sept. Sur cent quarante électeurs,ça n’était rien, mais pour lui c’était beaucoup, caril se vantait à la Préfecture que sa commune étaitune commune modèle, toute dévouée à l’Empereur, etvoici qu’elle se gâtait, car, s’il y avait sept électeursayant le courage de voter: Non, il fallait compterqu’il y en avait beaucoup d’autres derrière, moinshardis que ceux-là, mais prêts à les suivre à lamoindre secousse. Parlant de ça le soir après souper,nous cherchions quels pouvaient être ces quatre derenfort, et nous trouvions que ça devait être Pierrichoude chez Mespoulède, dont le fils avait été tuéau Mexique; puis le vieux Roumy qui y avait perduun des siens mort de la fièvre jaune, et après, MaziChaminade, que M.Lacaud avait fait exproprierd’une chènevière, pour le tracé d’un chemin vicinal passant devant sa métairie de la Villoque, et quin’avait pas été payé assez, pour le tort qu’on luiavait fait. Pour le quatrième nous ne savions: je mepensais en moi-même que ça pourrait bien être M.Malaroche,mais je n’en dis rien.
Le temps passait tout doucement, et les gens bonifacesattendaient en patience les grandes choses quedevait faire l’Empereur, lorsqu’un jour, étant aumarché d’Excideuil, j’entendis parler que nous allionsavoir la guerre avec la Prusse. Pourquoi? celui quile disait n’en savait trop rien; mais M.Vigier qui setrouva sur mon chemin me dit que c’était parce quele roi de Prusse voulait mettre un de ses parents pourroi en Espagne, et que ça ne plaisait pas à l’Empereur.
— Ma foi, que je lui dis, ce n’est pas la peine de fairela guerre pour ça. Les Espagnols ne sont pas gens àse laisser brider, ainsi tout tranquillement, par unroi étranger: il n’en aura pas pour six mois. Si lesPrussiens veulent le soutenir, il leur faudra envoyerdes armées, et il en restera plus de quatre; c’est uneguerre comme ça qui a perdu Napoléon. Au lieu dechercher à l’empêcher, on devrait pousser les Prussiensdans ce traquenard.
M.Vigier se rit un peu et me dit: C’est que vousn’entendez rien à la politique, mon pauvre Nogaret.Avec tout ça, si nous avons la guerre, ça ne ferapas marcher les affaires: allons adieu, bonjour chezvous.
Tout le monde sait comment la guerre commença,par cette prétendue bataille où le petit Badinguetramassait des balles prussiennes; on l’affichait partout,et les partisans de l’Empire se carraient de cetteaffaire, et disaient que nous serions bientôt à Berlin.Tout le monde aussi sait comment elle continua.Les journaux du gouvernement avaient beau mentiret tâcher de cacher la vérité, on la savait tout de même, car il ne manquait pas de gens chez nous quiavaient leurs garçons à l’armée, et leurs lettres nedisaient rien de bon. D’ailleurs, ce qui le prouvait,c’est que les Prussiens avançaient en France.
En ce temps-là, les foires et les marchés, ce n’étaitrien; les gens n’y venaient guère plus, car les affairesétaient comme mortes. Ceux qui y venaient, les troisquarts, c’étaient des pauvres gens, qui avaient desenfants à l’armée et voulaient tâcher d’avoir desnouvelles. Mais les nouvelles étaient mauvaises toujours,et ils s’en retournaient tout tristes, et portaientça dans leurs villages. L’inquiétude se propageait demaison en maison dans les campagnes, et les imaginationstravaillaient. Les malheurs particuliers deceux-ci et de ceux-là, dont les fils avaient été tués,et il n’en manquait pas, touchaient un peu tout lemonde, car il n’y avait guère de familles qui ne fussentexposées à apprendre un pareil malheur. Etpuis, beaucoup de gens chez nous ne savaient passeulement le nom de la géographie, tant s’en fallaitqu’ils sussent ce que c’était que la chose, en sortequ’à force d’entendre dire: les Prussiens sont entrésici, là; à tel endroit ils ont réquisitionné le blé, lesbestiaux; à tel autre ils ont emmené le maire, ils ontfusillé deux habitants; à force donc d’entendre direça, bien des paysans se figuraient qu’ils étaient toutproches. Aussi, tous les étrangers qui passaient parle pays, on les prenait pour des espions, surtouts’ils avaient la barbe rousse, et on les arrêtait quelquefois.C’était bête à en rire, si ça n’avait pas été sitriste en même temps.
Dans les premiers jours de septembre, notre aînés’en fut à Excideuil, chercher pour faire prendre pourles vers à notre petit Bertry qui était un peu fatigué.Le soir, il était neuf heures qu’il n’était pas revenu.Sa mère commençait à s’inquiéter, et nous nous demandionspourquoi il n’était pas rentré, lorsque tout à coup nous entendîmes le pas de la jument quis’arrêta devant la porte de l’écurie. Un moment aprèsle drole entra et tout de suite je connus à sa figurequ’il y avait quelque chose de nouveau qui n’allait pas.
Sans attendre nos questions, il nous dit tout triste:
— L’armée a été écrasée à Sedan; tout ce quin’est pas mort est pris; Mac-Mahon est blessé, l’Empereurest prisonnier, et la République est proclaméeà Paris.
En d’autres temps, cette dernière nouvelle nouseut fièrement touchés, mais au milieu des désastresde la France, nous ne pensions pas à nous en réjouir.
— C’est trop tard de trois mois! dit mon oncle.
Et nous restâmes longtemps bouche close, pensantà tous ces effroyables malheurs qui tombaient surnous. Puis, comme le drole ne savait rien de plus,nous fûmes nous coucher bien ennuyés.
Le lendemain, tandis que nous déjeunions, Hélienous dit:
— Je veux m’engager et partir soldat!
Ni mon oncle, ni moi, nous ne dîmes rien; seulema femme lui répliqua:
— Mais tu n’as pas l’âge d’être soldat!
— Pas pour tirer au sort encore, répondit-il, maissi bien pour m’engager. Dans les volontaires quipartirent lors de la grande Révolution, il y en avaitqui n’avaient que seize ans, comme le grand-père demon père, et moi j’en ai vingt.
La pauvre mère, voyant son drole bien décidé, nedit plus rien, et lui continua:
— Quand nous oyons lire une de ces belles histoiresde ces anciens qui se dévouaient pour leurpays, nous disons: Comme c’est beau! Mais à quoiça nous servirait-il de les admirer, si nous ne tâchionspas de les imiter, lorsque l’occasion le veut? Mère,laisse-moi partir, mon oncle et mon père ne disentpas de non.
J’avais été un peu surpris, mais, en même temps,j’étais tout fier de mon aîné:
— Tu as raison, mon drole, lui dis-je, et je suis contentde voir que tu as profité des bonnes leçons quenous ont données les anciens, et des exemples de nosgrands-pères.
Ma pauvre Nancy, oyant mon consentement, essuyases yeux et se raffermit un peu.
Une fois la chose décidée, il fallut lui préparer sonpaquet, des bas, des chemises, des mouchoirs, pourpartir le lendemain de grand matin; ce soin amortitun peu la peine de ma femme, et quand tout fut prêt,nous allâmes nous coucher.
Au petit jour, nous étions tous debout. Ma femmefit chauffer de la soupe, et voulut faire déjeunerson drole; mais quand il eut fait chabrol, il ditqu’il ne pourrait pas manger, que c’était inutiled’essayer.
Alors il embrassa ses frères, sa sœur qui pleurait,la pauvrette; puis Gustou, l’oncle et enfin sa mère.Ce fut là le plus dur: la pauvre femme n’avait pasdormi de la nuit, mais elle se maîtrisait, ses yeuxétaient secs et brillants. Elle embrassa plusieurs foisson aîné, comme ne pouvant se déprendre de lui et,enfin, après l’avoir serré une dernière fois sur sa poitrine,elle lui dit: va mon petit, et conduis-toi toujours comme les braves gens!
Nous partîmes tous deux, Hélie et moi, pour allerattendre à Coulaures le passage de la voiture dePérigueux. Elle en avait encore pour une demi-heurequand nous y fûmes, et en attendant nous entrâmeschez les Puyadou. Le vieux était mort, mais la petitevieille était toujours là. Une grosse fille qui n’avaitpas l’air d’avoir froid aux yeux la remplaçait, servantà la boutique et à table les gens qui venaient acheterdu tabac ou boire un coup. Quant à Jeantain, il étaiten route comme toujours, rentrant tard à la maison, et repartant de bonne heure: j’ai passé bien des foisà Coulaures et je ne crois pas l’avoir rencontré quatrefois chez lui.
La voiture s’arrêta devant la porte, et le postillondescendit pour faire chabrol. Quand il eut fait, ildemanda si on avait des commissions, et, comme iln’y en avait pas, il remonta sur son siège et, nous,étant grimpés derrière lui, il donna un coup de fouettout doucement à ses bêtes, comme qui leur chasseles mouches, et ayant crié en même temps, hue! lavoiture repartit.
C’était un bon diable que ce postillon appelé LaTaupe, sans doute parce qu’il était noir comme cettebête, mais il ne passait pas une auberge d’Excideuil àPérigueux, allant ou revenant, sans s’y arrêter pourfaire un chabrol. Ça c’était réglé; il mettait une pleinecuiller de soupe dans son assiette, histoire de la réchaufferun peu, et après, la remplissait aux trois quartsde vin. Puis quand il avait avalé ça, il se passait lamain sur les babines, et en route. Comme il était toutà fait complaisant et qu’il faisait journellement descommissions gratis pour tout ce monde, jamais de lavie on ne lui aurait demandé un sou dans ces auberges.
Tout le long de la route il se trouvait des gens quilui disaient: Tiens, La Taupe, rends-moi ce paquetchez monsieur un tel, ou: te voici cent sous, porte-moiun gigot, j’ai du monde demain. C’était lui qui allaitchercher le tabac à l’entrepôt pour les débitants, etportait les paquets au collège. Et les lettres donc, ilen ramassait tout le temps sans s’arrêter. Au débouchédes chemins, on voyait des gens qui attendaient,venus des villages écartés, et aussi à la sortie des endroits:c’était des gens qui avaient des affaires pressées,ou qui se méfiaient des bureaux de poste desbourgs où on est curieux; principalement les fillesqui ne voulaient pas qu’on sût qu’elles écrivaient àleurs galants.
Tout ça nous retardait un peu, mais enfin aprèsbien des pauses, ayant passé les tanneries de l’Arsault,la voiture monta au petit pas jusque devant laprison. Une fois-là, La Taupe fouailla ses chevauxpour faire son entrée en ville, contourna le Bassin,longea le Triangle et s’arrêta au milieu de la descentedu foirail, devant le bureau des Messageries.
En descendant de voiture, je trouvai là, habillé enofficier, le fils d’un minotier du côté de Saint-Astier,que je connaissais assez. Sur ce que je lui demandai,il me dit qu’il était officier de la garde mobile, etqu’il allait rejoindre son bataillon.
— Et vous, que faites-vous ici?
— Je viens faire partir notre aîné qui veut s’engager.
— C’est bien, ça, et dans quel régiment?
— Ma foi, je n’en sais rien. S’il y avait moyen,j’aimerais mieux qu’il fût avec ceux de chez nous.
— Faites-le engager dans notre bataillon, je l’emmènerai,il sera là en pays de connaissance. Voyez-vous,autrement, s’il s’engage dans un régiment, onl’enverra dans un dépôt et ce n’est pas ça qu’il veut,sans doute.
— Non pas, dit le drole.
— Mais, dis-je, est-ce qu’on peut s’engager dansla garde mobile?
— Je n’en sais rien, mais en ce temps on n’y regardepas de si près: d’ailleurs, si vous voulez, nousallons aller à la mairie et nous verrons bien.
— À la mairie, l’employé ne savait pas trop, maisil crut qu’il ne pouvait pas refuser un homme debonne volonté, et, après avoir vu tous les papiers, ilreçut l’engagement.
Quand ce fut fait, il nous fallut aller déjeuner, et ilétait temps, car c’était près de midi. Après déjeuner,M.Granger nous quitta en donnant rendez-vous àHélie pour cinq heures. Lorsqu’il nous eut quittés, nous nous promenâmes tous les deux, le drole etmoi, et je lui fis toutes mes recommandations, de nousfaire savoir de ses nouvelles toutes les fois qu’ilpourrait, et principalement après qu’il y aurait euquelque affaire, afin de ne pas nous laisser dans l’inquiétude.Que si par malheur il était malade, oublessé, de nous faire envoyer une dépêche à seulefin d’aller le soigner. Après ça, je lui achetai uneceinture de cuir, dans laquelle je mis de l’argent, etje le fis ceinturer avec, par-dessous sa chemise.
À quatre heures, nous étions devant les Messageries,où La Taupe attelait. Lorsque tout fut prêt, j’embrassaideux fois mon aîné, faisant un peu le crânedevant les gens, mais au fond ça me faisait quelquechose. Lui, il n’avait l’air de rien; mais moi, sachantcombien il nous aimait, surtout sa mère, je me disais:ce drole a de la force et du caractère. Lorsque je fuslà-haut, La Taupe prit ses guides, fit péter son fouet,cria hue! et les chevaux montèrent lourdement jusqu’auTriangle.
Lorsque je fus le soir à la maison, je trouvai toutle monde triste mais tranquille. Ma femme avait consoléles petits et Nancette, en leur faisant comprendreque leur frère était parti pour nous défendre. Tout lemonde fut bien content de savoir qu’il était dans lesmobiles; au moins là, dit la Nancette, il trouverades pays, des connaissances; il n’y en manque pasde chez nous: le petit Vergnou le fils de chez Magnac,Jean Coustillas et tant d’autres.
Le départ de notre aîné, comme bien on pense, nefit que nous rendre encore plus ennuyés. À tous nosmalheurs, s’ajoutaient les inquiétudes que nousavions pour cet enfant; aussi ce fut un triste hiverque celui-là pour nous. En voyant toute la campagnecouverte de neige, nous nous disions: peut-être lepauvre drole couche-t-il dehors avec ce temps. Etquelquefois, la nuit, ma pauvre femme, songeant ça, ne pouvait se tenir de soupirer. Je tâchais bien dela consoler et de lui faire entendre qu’il n’était pasdans un pays désert; qu’il y avait des maisons et desgranges où on logeait les soldats. Mais c’est que cen’était pas tout; il y avait tant de choses qui latourmentaient pour son drole: les maladies, la picote,surtout, qui faisait beaucoup de morts, et les ballesdes Prussiens et les obus, qu’elle n’était jamais rassuréequ’à moitié et par raison. Ce qui lui faisait dubien, c’est quand il écrivait. Comme il n’était pasmalade, montrait ne s’inquiéter de rien, et se trouvaitcontent de faire son devoir, la pauvre mère prenaitconfiance avec lui, et serrait bien soigneusement seslettres, pour les reprendre, lorsqu’il tardait à en venirune autre.
En ce temps-là, on aurait dit qu’elle n’avait quecet enfant: c’est qu’il était le seul en danger, et quetoute son inquiétude et son affection de mère allaientvers lui: les autres à l’abri autour d’elle n’en avaientpas le même besoin. Tout ça revient à ce que j’aidéjà dit là-dessus. Son plus grand bonheur était depouvoir lui faire passer quelque chose: ou une bonnepaire de bas bien chauds qu’elle avait faite avecNancette, l’une reprenant quand l’autre lâchait, ouun bon gilet de laine pour le garder du froid. S’ilpartait quelqu’un du bataillon, allant rejoindre aprèss’être guéri au pays, elle avait toujours quelque choseà lui envoyer, des affaires qu’elle avait faites, etaussi quelque louis d’or, et ça amortissait un peu sapeine.
Un jour, nous reçûmes une lettre pleine de fierespoir; c’était après la bataille de Coulmiers, où nosmobiles du Périgord firent si bravement leur devoir.Le drole nous racontait, non pas la bataille car unsoldat n’en voit qu’un petit coin, mais comment ças’était passé là où il était, à l’enlèvement du parc. Etil nous disait le bruit assourdissant du canon, le sifflement des balles, le fracas des obus, et cettebrave jeunesse courant en avant, dans la fumée,laissant à chaque pas des camarades couchés à terre.Il nous donnait le nom de ceux de notre connaissanceou des environs, tombés, morts ou blessés. Que dirai-je!en apprenant cette victoire il nous vint un rayond’espoir qui ne dura guère malheureusement.
Et puis vint le découragement qui rendait inutilele dévouement de quelques-uns. C’est alors querevinrent chez nous deux ou trois jeunes gens, soi-disantmalades ou en congé, mais qui étaient toutbonnement des traînards, qui avaient perdu exprèsleur corps et s’en étaient revenus au pays. Le sentimentde l’honneur et du devoir était tellement éteintchez eux, qu’ils n’avaient point de honte de leur conduite,et se montraient comme s’ils n’avaient eu rienà se reprocher. Et les autorités, molles et sans patriotisme,fermaient les yeux, au lieu de les signalercomme déserteurs.
C’est terrible à dire, mais moi je crois fermementque, si toutes les villes fortes s’étaient défenduescomme Belfort, toutes les villes ouvertes commeChâteaudun; si tous les soldats avaient fait leurdevoir comme l’ancienne armée, les marins, lesmobiles de la Dordogne et quelques autres corps; sitous ceux qui tenaient un fusil avaient été enflamméspar le patriotisme des volontaires de la République;si toutes les autorités, civiles et militaires, avaientété animées de cet esprit de résistance et d’indomptableénergie qui débordait dans celui qui n’est plus,la guerre se serait terminée autrement.
Mais tout se paie, et ce n’est pas sans en pâtir, quetout un pays se livre comme la France l’a fait en1852; ce n’est pas sans en valoir moins, qu’un peuples’abandonne et s’endort pendant dix-huit ans, oublieuxde toutes les vertus civiques.
Je passe sur ces tristes choses, il me peine trop de penser à ce qui aurait pu être et à ce qui aété.
Quand tout fut fini, notre Hélie revint avec lesautres, et je fus l’attendre à Périgueux. Le pauvreétait maigre, noir, tout dépenaillé, mais point maladeni trop fatigué. D’un côté, toutes les misères de laguerre lui avaient fait du bien, car il était parti jeunedrole et il revenait homme fait. On pense si je l’embrassaiavec plaisir, et comme je fus content de letrouver en aussi bon point comme on peut l’êtreaprès une campagne comme celle-là. Une fois que jelui eus donné des nouvelles de la maison, de sa mèresurtout, car il en revenait toujours à elle, il voulaitpartir de suite, sachant combien il tardait à la pauvrefemme de le revoir. Mais auparavant, je le menaidéjeuner avec trois ou quatre de ses camarades, etpuis après nous partîmes pour le Frau.
Tout le long du chemin, les gens nous arrêtaientpour se faire raconter les choses par quelqu’un quiles avait vues; mais lui qui ne pensait qu’à sa mère,disait après les premières honnêtetés qu’il n’avait pasle temps, et nous passions. Pourtant il nous fallutbien nous arrêter quelques minutes au Cheval-Blancen passant à Savignac, et à Coulaures chez Puyadou;ça n’aurait pas été fait honnêtement, de passercomme ça, sans parler aux amis, d’autant mieux quele matin, ils me l’avaient fort recommandé. Bienentendu, il fallut trinquer au Cheval-Blanc, et mêmechez Puyadou, car cette trulle de Jeantain s’y trouva,ce qui était comme un miracle, mais nous ne nousy amusâmes guère.
Nous marchions bon pas, et nous étions déjà au-dessusdu bourg, à moitié chemin du Frau, quandvoici venir à nous toute la famille. Hélie se mit àcourir en les voyant, et alors sa mère s’arrêta toutesaisie. Lui, l’ayant jointe, se jeta à son col et l’embrassaitsans la lâcher, ayant la figure toute mouillée des larmes qui coulaient des yeux de la pauvrefemme, qui ne pouvait se déprendre de son aîné, etqui ne savait que dire: mon drole! mon pauvredrole!
— Hé bien, dit mon oncle au bout d’un moment,et les autres?
Là-dessus sa mère le lâcha, et il embrassa sononcle, sa sœur, ses frères et Gustou, qui était pournous comme un parent. Ayant vu tout son monde, ilrevint vers sa mère qui l’embrassa encore, et lui, laprenant après ça tout doucement, le bras sur lesépaules, nous revînmes à la maison. Mais auparavant,les petits se disputèrent à qui porterait la musettede leur aîné, et sa gourde à mettre le vin, et ilfallut les contenter chacun à leur tour.
Le soir il nous conta tout ce qu’il avait vu, les affaires où il s’était trouvé, toutes les misères qu’ilavait fallu supporter, et enfin tout ce qui lui étaitarrivé. Comme bien on pense, tout le monde lui faisait des questions à n’en plus finir. Mais à neufheures, sa mère se leva et dit: — Il faut le laisseraller au lit, il est fatigué! Viens, mon Hélie.
Le lendemain le drole se remit au moulin commesi de rien n’était, et depuis, jamais on ne l’entenditbavarder comme tant d’autres, de cette malheureuseguerre. Si quelquefois nous autres lui demandionsquelque chose, il nous disait ce qui en était, maistout juste; on voyait qu’il n’aimait pas à parler de ça.Pour ce qui est des étrangers, si quelqu’un lui faisaitde ces questions, il répondait tout bonnement queles soldats ne voyaient pas grand’chose, et que luine savait rien qui valût la peine d’être conté.
Son retour fut bien à propos, car le pauvre Gustoucommençait à se faire vieux. Il était de l’âge de mononcle à ce qu’il disait; mais ce n’était pas tant ça quile gênait, que des douleurs qui le travaillaient. Petità petit, il lui fallut laisser son ouvrage, ayant peine à remuer un sac. Au mois de juillet, il ne marchaplus qu’avec un bâton et ne descendait au moulinque par la force de la coutume. Mais il ne pouvaitrien faire, que de regarder si le blé passait bien, ousi la farine était bonne. Il se mettait des fois au grandsoleil couché sur le ventre, ayant fiance que la fortechaleur lui ôterait les douleurs qu’il avait dansl’échine, les reins, les jambes, et pour mieux dire, unpeu partout. Je n’ai pas besoin de vous dire que lorsqu’ilvit qu’il ne pouvait plus guère aller, Gustou fitvenir le sorcier de Prémilhac. Ah! il en fit des remèdesde toute façon: des herbes séchées, de l’eau dela Font-Troubade, des papiers où il y avait tracé desfigures qu’on ne comprenait pas, des cailloux chauffésqu’il se posait dans les reins, mais rien de tout ça n’yfit. Il lui fallut se contenter de marcher tout bellementautour de la maison, dans le jardin, de descendreau moulin quand il faisait beau temps, et l’hiverde rester au coin du feu. De cette affaire, c’est lui quigardait notre Bertry, le plus jeune, qui avait trois ans,et c’était risible de le voir le faire amuser: je croisqu’il s’amusait autant que le petit. Bien entendu, demédecin, il n’en avait pas voulu entendre parler,disant que, si le sorcier ne le guérissait pas, personnen’y pouvait rien. Moi, un jour j’en parlai à M.Farget,le médecin de Savignac, qui me dit qu’il pensaitque ce fut des rhumatismes, et que si je voulais ilviendrait le voir. Mais Gustou ne trouvait jamais lemoment bon pour ça: des fois il disait qu’il était entrain de faire un remède du sorcier; d’autres fois, ilallait mieux, et pour faire plus court, toujours iltrouvait quelque raison pour renvoyer plus loin laconsulte. Il traînait comme ça depuis passé deux ans,lorsque le sorcier s’avisa d’un nouveau remède. Ilvint, mandé par Gustou, un jour que nous avionscuit. Celui-ci prit sa couverture de laine et ils se fermèrenttous deux dans le fournial. Là Gustou se déshabilla tout nu: le sorcier le plia bien serré dansla couverture avec des herbes, l’entortilla avec une petitecorde et le coula tout doucement dans le four d’oùon venait de tirer le pain. On pense bien qu’il n’étaitpas à son aise là-dedans, Gustou; il étouffait dans sonempaquetage, et au commencement, il avait peine àprendre la respiration; aussi le sorcier le tirait unpeu et lui amenait la tête à la bouche du four, pourlui faire prendre un peu d’air, et le renfonçait après.Quand Gustou se fut un peu fait à cette chaleur,l’autre le laissa allongé dans le four sans plus letirer, et mon Gustou cuisait tout doucement dans lacouverture en geignant comme bien on pense. Aubout d’une demi-heure ou guère moins, quand lesorcier vit que Gustou tirait la langue et n’en pouvaitplus, il le sortit du four et le posa sur la maie,puis il appela mon oncle qui, pas plus que nousautres, ne s’était donné garde de tout ça. En entrantdans le fournial, où ça sentait le crâmé, mon oncledit au sorcier: — Qu’est-ce que vous avez fait-là?Mais avisant Gustou entortillé comme un javelou surla maie, il se pensa l’affaire et commença à se fâcheraprès le sorcier. Mais Gustou se sortit un peu la têtede sa couverture, dit qu’il allait mieux et demandaqu’on le portât dans son lit. Comme je montais dumoulin dans ce moment, nous le mîmes sur un bayardavec une couette, et nous le portâmes dans sa chambre.Il resta bien trois ou quatre jours avec une fièvre decheval, plein de bouffioles, comme un chapon rôti,et ne pouvant se rassasier de boire de la tisane faiteavec une herbe portée par le sorcier. Au bout de cesquatre jours, toute sa peau s’en alla comme celled’un serpent et il resta tout rouge comme une écrevisse.Puis il nous dit qu’il était guéri et parla dese lever, ce qu’il fit de fait le lendemain, marchantsans son bâton, et depuis ses douleurs ne revinrentpas.
Cette guérison fit parler beaucoup du sorcier dePrémilhac qui était déjà bien renommé; mais commeil était très vieux, il ne jouit pas longtemps de ceregain de réputation, car il mourut à la Noël d’après.
Encore aujourd’hui, quand on voit dans le paysquelque pauvre vieux plein de douleurs, on parle dudéfunt sorcier, comme de quelqu’un qui l’auraitguéri.
Peu après ce rissolage de Gustou dans le four, rentrantun jour du marché d’Excideuil, je trouvai lesdroles qui étaient revenus d’en classe, disant que lerégent les avait renvoyés. Pourquoi, ils n’en savaientrien et n’avaient rien fait pour ça. Moi, je me pensaiqu’il y avait quelque canaillerie de M.Lacaud là-dessous,et je me demandais quelle mauvaise raisonon avait pu donner, pour renvoyer des enfants quiétaient tranquilles.
Il faut dire que depuis le récent chambardement du24 mai, M.Malaroche avait été changé. Son remplaçantétait une espèce de pauvre innocent, quifréquentait beaucoup le curé et l’église, et toute safamille aussi. Sa femme et ses quatre filles étaientenrôlées dans une confrérie des Enfants de Marie etportaient, pendue à un grand cordon bleu, une médaillelarge comme une pièce de cent sous. Jamaison ne les voyait sans cette décoration; dedans,dehors, en classe, à la cuisine, à table, ou à se promener,toujours elles avaient leur médaille; Roumydisait qu’elles couchaient avec. C’était elles quiavaient soin de l’église, mettaient des fleurs dans lesvases, en faisaient en papier, tenaient le linge propre,et faisaient tomber la poussière de partout. La dameétait une grosse boulotte de quarante-sept ans, qui,avec sa médaille, faisait la plus risible enfant deMarie qu’on pût s’imaginer: et n’oublions pas,qu’avec ces petits airs de jeunesse qu’elle se donnait,elle portait les culottes à la maison.
Il était tout clair qu’un régent comme ça était prêtà faire la volonté de M.le Maire et de M.le Curé;mais encore il fallait un prétexte, pour renvoyer mesdroles, et je me promis bien de tirer ça au clair. Lesoir je voulais descendre au bourg pour parler à cerégent, mais mon oncle me dit:
— Tu ne le verras pas, il sera au prêche de lamission.
Car nous avions une mission; oui, on avait envoyédeux moines, pour ramener les gens de la paroissedans le bon chemin. Ces moines étaient deux gaillardsbien découplés, chacun dans leur genre. Celuiqu’on appelait le père Fulgence, était un homme debelle taille, bien fait, la figure bien en couleur, avecune belle barbe blonde. Les gens au courant desaffaires des sacristies, disaient qu’il était noble, etvrai ou non, ça préparait bien les bonnes âmes disposéesà se laisser tomber.
C’était lui qui était chargé de catéchiser les genscomme il faut, et comme il avait la langue bien pendue,les paroles emmiellées, les manières douces, ilréussissait beaucoup dans ce monde-là: on racontaitaussi, que ses pieds nus bien blancs attendrissaientaux larmes les dames qui l’écoutaient.
Le père Barnabé, lui, était un gros moine trapu etpansu, noir comme une mûre, avec une barbe friséequi lui montait jusqu’aux yeux. C’était lui qui prêchaitpour les paysans, avec une grosse voix brâmantequ’on entendait de chez Maréchou, et de temps entemps il faisait un prêche, rien que pour les hommes,et ceux qui y avaient été racontaient qu’il en disaitde bonnes.
Depuis que les Cordeliers d’Excideuil avaient étérenvoyés chez eux à la Révolution, on n’avait pas vude ces gens dans le pays, de manière que la curiositéétait grande dans les premiers jours, et que l’égliseétait bondée tous les soirs. Mais, si ça changeait un peu des curés qu’on avait d’habitude, au bout ducompte c’était toujours la même antienne: il n’y avaitque la robe de changée et la barbe en plus, alors lesgens se ralentirent. Mais ça ne faisait pas l’affaire deces moines; aussi le père Barnabé se mit à courir lesvillages pour racoler les gens. Il entrait dans lesmaisons comme un effronté, appelant les gens parleur nom ou leur surnom, que lui disait le fils deJeandillou le sacristain, qui lui faisait voir le chemin,et les entreprenait sur la religion. Comme il parlaitfort et avait du toupet, les gens lui promettaientd’aller à l’église, n’osant pas lui refuser, car il seserait fâché. Jusque dans les terres, il allait attraperceux qui travaillaient, et leur faisait promettre devenir à ses prêchements.
Il paraît qu’on ne s’ennuyait pas trop à l’entendreprêcher, surtout aux hommes, car il avait toujoursdes histoires risibles à raconter, et, quand au fondde l’église quelques badauds en riaient, il leurenvoyait des brocards qui faisaient rire les autresd’autant plus.
Bien entendu, ces deux moines parlaient de sauverla France, et ils disaient que nos malheurs, en 1870,étaient l’effet de notre peu de religion. Ils n’expliquaientpas pourquoi les Prussiens, qui, au bout ducompte, n’étaient que des hérétiques, avaient étéfavorisés de Dieu: mais s’il leur avait fallu expliquertout ce qu’ils disaient, ça aurait été long.
Ils donnaient à foison des petits papiers, où il yavait des prières qui vous tiraient un défunt du purgatoire,coup sec, et des images avec des cœurssaignants, et aussi des médailles.
Et justement c’est leurs médailles qui furent causequ’on renvoya mes droles de la classe. Ils étaientallés un jour à la maison d’école, et avaient interrogéquelques enfants sur le catéchisme; ils avaient faitchanter des cantiques, et finalement avaient distribué des médailles. Lorsque le gros moine brun passadevant mon François, qui avait ses treize ans, ledrole, qui ne te voulait pas de médaille de cet individu,lui dit:
— Merci, monsieur le curé, je n’en ai pas besoin.
L’autre, qui ne se doutait de rien, lui répondit:
— Gardez-la tout de même, mon petit ami; sivous en avez une, déjà, vous donnerez celle-ci àquelqu’un des vôtres.
Le drole ne répliqua pas et posa la médaille sur latable.
Quand les moines furent dehors, le régent leurexpliqua que l’enfant qui avait refusé la médailleappartenait à une famille impie; et eux lui direntalors de la reprendre, pour qu’elle ne fût pas profanée.
Comme il resta assez longtemps à faire le cagnardavec ces moines, tandis qu’il n’y était pas les enfantss’amusaient, et celui qui était à côté de Françoispoussait la médaille vers lui, disant:
— Prends-la!
Et lui la renvoyait de même, disant:
— Je n’en ai que faire!
Tant ils la poussèrent, qu’à la fin elle alla tomberdans l’écritoire encastrée au ras de la table.
Quand le régent rentra, il vint pour chercher lamédaille; le drole lui dit qu’elle était tombée dansl’encre.
Alors il leva les bras au plafond en disant:
— Malheureux, qu’avez-vous fait! C’est une abominable profanation!
Et il emporta l’écritoire et versa l’encre doucement,prit la médaille avec un bout de papier, et la porta àsa femme pour la laver.
En un rien de temps, la maison fut tout en l’air, etla mère et les quatre filles, ces cinq Enfants deMarie, avec leurs grandes médailles, vinrent à la porte de la classe, pour voir le malheureux qui avaitcommis ce crime.
Puis le régent alla chez le curé, chez le maire;on lui fit faire un rapport là-dessus, et il y ajoutaque l’impiété de mes enfants était d’un mauvaisexemple, etc, etc.; bref, il fut autorisé à les renvoyer.
Quand je fus le trouver pour savoir le motif de cerenvoi, il fit le cafard, me raconta les choses tout dulong, avec des exclamations dévotes, et fit d’un enfantillageune grosse malice pleine de mépris pour lasainte religion.
— Et les deux autres qui n’ont pas jeté la médailledans l’encre, lui dis-je, pourquoi les avez-vousrenvoyés?
— Ils l’ont méprisée en la laissant sur la table,me répondit-il.
Et il continua, enfilant un tas de raisonnements decagot, sur le mauvais exemple, sur les brebis galeusesqui gâtaient tout le troupeau, sur la nécessité deséparer le bon grain de l’ivraie, est-ce que je saistant.
J’écoutai cet imbécile un moment, le regardant enface, sans pouvoir jamais rencontrer ses yeux fixéssur mes boutons de gilet; enfin, impatienté, je luitournai le dos en lui disant:
— Vous êtes un rude coyon!
Le jeudi d’après j’allai à Excideuil, trouver M.Masfrangeas,qui me fit une lettre pour le préfet, et, quoique ce préfet fût un grand ami des curés, il vit quenotre régent était un pauvre sot; aussi, huit joursaprès, mes enfants étaient rentrés en classe.
Ces moines ou du moins l’un d’eux furent encore lacause d’une autre affaire, qui fut le changement ducuré Crubillou. D’après ce que j’en ai dit, on doitbien penser qu’il n’était guère aimé chez nous. Et çan’était pas seulement les paysans, la jeunesse qui nel’aimaient pas, c’était tout le monde, jeunes et vieux, riches et pauvres: il avait trouvé moyen de se fairemal vouloir de tout le monde, à l’exception deM.Lacaud et d’une vieille demoiselle dont il pensaithériter. Les nobles avaient bien parlé de lui à l’évêché,à ce qu’il paraît, et avaient remontré qu’au lieude ramener les gens à l’église, il les en chassait plutôt,tant il était dur et méchant, ce qui faisait du tortà la religion. Ces messieurs-là, c’était des gens biendévots, bien amis des curés, bien zélés pour la religion,mais au bout du compte, ça n’était que descivils, et on sait qu’un curé vaut dix civils, mêmenobles, pour tous ces messieurs prêtres. Et puis lesgros bonnets sont là, comme ailleurs, ils n’aimentpas qu’on se mêle de leurs affaires, ni qu’on leurfasse voir comment ils doivent agir. Ce fut ça, ouautre chose, mais toujours est-il que Crubillou restamalgré tout.
Mais, par exemple, quand le père Barnabé s’enmêla, ça ne fit pas un pli.
Ce gros moine aimait à se bien nourrir, à bienboire, à bien manger; il lui fallait la quantité etla qualité. Il disait qu’il mangeait assez de carottes,au couvent, pour accepter tout ce qu’on lui donnait envoyage, même des truffes. Il était surtout difficilepour l’eau-de-vie; la nouvelle, sentant l’alambic, nelui allait pas; aussi, les curés des paroisses où ilallait, connaissant son goût, avaient soin d’en avoirde bonne, à seule fin de se tenir bien avec lui, caravec ses manières communes, il était assez influent.C’était bien une dépense, car une bouteille ne luifaisait que deux jours, et encore; mais pour le contenter,les curés ne regardaient pas trop à ça. Etpuis, il y avait des paroissiens généreux qui, ayantde fine eau-de-vie, faisaient, à cette occasion, cadeaude quelques bouteilles à leur curé.
Mais non pas chez nous, par exemple; M.Lacaudaurait pu le faire, mais il était trop avare pour ça. Le premier soir que les deux missionnaires soupèrentchez le curé, le père Barnabé fit la grimace en tâtantde la bouteille qu’on servit avec le café.
— Elle n’est pas fameuse, cette eau-de-vie là,mon cher curé! Vous n’en auriez pas d’autre, parhasard?
Le curé, qui avait acheté tout ce qu’il y avait demeilleur marché, répondit que non, et alors le pèreBarnabé demanda s’il n’y avait pas moyen de s’enprocurer de meilleure par là, à quoi le curé réponditsèchement, qu’il avait pris de la première qualité dupays.
Cette eau-de-vie fit qu’ils ne furent pas bien ensemble.Joint à ça que le curé rapiait tant qu’il pouvaitsur la nourriture, de manière que le Père ne segênait pas pour dire que le curé était un cuistre, etcelui-ci ripostait que le moine était un ivrogne.Comme ces affaires-là se savent toujours, ces diresn’étaient pas faits pour mettre la paix entre eux;aussi se quittèrent-ils brouillés, d’une brouille deprêtres, ce qui est la plus méchante espèce de brouille,à ce qu’on dit.
Lorsqu’un mois après la mission, le curé fut envoyédans une toute petite commune de la Double,il y en eut qui dirent que c’était le père Barnabé quile faisait partir, et leurs raisons avaient du poidsassez. Mais que ce fût lui ou non, toujours est-il quece pauvre Crubillou s’en alla dans une paroisse bienpetite et bien pauvre, ce qui lui était dur, caravec la domination, il aimait aussi l’argent.
Un curé ordinaire venant après lui aurait passépour un ange, mais celui qui le remplaçait était bienle meilleur qu’il fût possible de voir. C’était unhomme d’âge, bon et charitable à donner ses chemises,qui prenait les gens par la douceur toujours,ne faisait pas de politique, ne se mêlait point desaffaires de la commune, ni de celles des particuliers, et ne disait point d’injures à ceux qui ne fréquentaientpas l’église, comme font la plupart de ses confrères.Aussi, fut-il aimé tout de suite chez nous de tout lemonde, sans exception, et les cadeaux lui arrivaientde tous les côtés; mais ils ne faisaient que passer àla cure, car pour lui il n’avait pas besoin de tantd’affaires, et ce qu’on lui portait, il le donnait auxmalheureux.
Ce brave homme de curé, je l’aimais tout plein.Quand je le connus bien, je lui dis un jour: — Monsieurle Curé, quand vous aurez quelque part, parlà, des pauvres gens qui auront besoin de quelquequarte de blé, vous n’aurez qu’à me faire signe.
— Merci, merci bien, qu’il fit en me donnant unebonne poignée de main.
Et depuis, des fois il me disait: — Chez Chose,n’ont pas de pain; l’homme est au lit depuis quinzejours…
— Ce soir, ils auront de la farine pour pétrir,monsieur le Curé, vous pouvez en être sûr.
Et il me remerciait avec un bon sourire, le dignehomme, tout heureux de faire du bien.
Moi, que voulez-vous que je vous dise, j’aime tousles braves gens, qu’ils soient enfants d’Abraham, deMahomet, papistes, ou bien tout de ceux de la Vacheà Colas.
IX
À mesure qu’on prend de l’âge, on change desoucis. Ceux du père ne sont plus ceux du jeunehomme; c’est à ses enfants qu’ils se rapportent.Aussi, je me demandais ce qu’allait faire Bernard,car il finissait cette année-là d’étudier à Excideuil.Mais lui, ne fut pas bien embarrassé, car en revenantil se mit à travailler au moulin et dans les terres,comme son aîné. Nous fûmes un peu étonnés de ça;mais il nous dit que ce qu’il en faisait c’était pouravoir l’habitude du travail et le connaître, mais qued’ailleurs il voulait faire autre chose à l’occasion. Eneffet, quelque temps après, il alla trouver M.Vigier,qui l’employa pour des arpentages, pour lever desplans, planter des bornes et faire des partages. Petità petit il se fit connaître dans cette partie-là, sans nousquitter.
Les autres droles étaient encore jeunes, puisquecelui qui venait après Bernard n’avait que treize ans,et il n’y avait pas encore lieu d’avoir des soucispour eux. Mais la Nancette avait ses vingt ans, et cen’est pas pour dire, mais c’était la plus fière droledu pays; belle femme et jolie, comme était sa mère à son âge, et comme elle bonne et sage. Quelquefoisen la regardant je me disais qu’il faudrait bientôtpenser à la marier; mais nous ne lui connaissionsaucune idée pour personne, ni encore aucun garçonne lui avait parlé, ni n’était venu chez nous, et commeon dit, pour se marier il faut être deux.
Nous étions pour lors en 1873, et c’est cetteannée-là, qu’on planta la statue de Daumesnil, àPérigueux.
Le jour fixé, c’était le 28 septembre, et nous fûmestous trois, mon oncle, mon aîné et moi, pour voirça. Quoique je ne sois pas curieux des fêtes et que jehaïsse les foules, j’étais content de voir faire cethonneur à un vaillant soldat patriote, comme il nousen aurait fallu à Metz et ailleurs en 1870. Ça faisaitdu bien de penser au défenseur de Vincennes, depuisle temps que nous étions poignés par la trahison del’autre.
Ce fut un des premiers jours du réveil du pays. Ilsemblait que le brave à la jambe de bois, du haut deson piédestal, soufflât sur sa ville natale de mâlespensées, et criât à ses citoyens: Debout! et haut lescœurs!
Je ne dirai pas la fête, ni qui fit des discours, ni cequ’on dit, ni ceux qui étaient sur l’estrade; je n’y fisguère attention, et puis j’étais un peu loin. Mais de cerassemblement d’hommes venus de toutes les partiesdu Périgord, paysans, ouvriers, artisans, messieurs,qui, sans se connaître, fraternisaient ensemble, se dégageaitla pensée d’une France républicaine qui nousconsolait et nous faisait espérer des jours meilleurs.
Quand nous revînmes chez nous, ceux des nôtresqui n’avaient pu venir à Périgueux, nous demandaient:Qu’avez-vous vu? qu’a-t-on dit? que s’est-ilpassé? Et il fallait tout leur raconter, et l’espoirque nous avions rapporté, nous le leur faisions passerdans le cœur.
Les choses se suivent et ne se ressemblent pas.Quelque temps après, un jour du mois d’octobre, unehuitaine après les vendanges, j’étais sous l’auventpour regarder si Hélie, que nous attendions pour déjeuner,revenait du bourg où il avait été porter dela farine à des pratiques, quand tout d’un coup,dans le chemin qui passe contre chez nous, je vis lefils Lacaud avec sa chienne, son fusil sur l’épaule,qui avait l’air de s’en aller chasser du côté de Puygolfier.En passant, ce jeune homme, qui était de cinqou six ans plus vieux que mon aîné, leva sa casquetteet me salua. Tiens, que je me dis, ce garçon estmieux appris que son père; mais quoique ça ne futpas difficile, il faut dire que je fus surpris tout demême, étant comme nous étions avec les siens. Depuis,je le vis passer par là assez souvent, soit enallant, soit en revenant, et toujours il me disait bonjouret aussi à ceux de chez nous. Moi, ça me semblait bien un peu extraordinaire, et un jour je dis àma femme:
— Pourquoi diable, ce garçon vient-il toujourschasser du côté de Puygolfier, plutôt que du côté dechez lui?
Le lendemain du jour où je disais ça, comme j’étaissur la porte du moulin, je le vis venir vers moi, etquand il fut là, après avoir levé son chapeau, il medemanda la permission de traverser le moulin pouraller de l’autre côté de la rivière. Bien entendu, jelui dis que oui, et alors il me remercia comme si jevenais de le tirer de l’eau. Dans ce temps-là, la demoisellede Puygolfier était malade, et elle nous avaitfait dire voir si Nancette pouvait y aller lui tenir unpeu compagnie, tandis que la grande Mïette allaitpar les terres. La petite y montait donc les matins,et s’en revenait le soir avant la nuit, bien contentede faire ce plaisir à la demoiselle. Quelques joursaprès que le jeune Lacaud avait traversé le moulin, la Nancette nous dit qu’elle l’avait rencontré qui luiavait tiré son chapeau en la croisant: Ah ça, medis-je, c’est-il à cause d’elle qu’il nous fait tantd’honnêtetés? Mais je n’en parlai à personne. Depuis,la drole se trouva un matin sur le chemin avec lui,allant tous deux du côté de Puygolfier, et il lui demandades nouvelles de la demoiselle, lui parla dechoses et d’autres, honnêtement, en lui donnant àconnaître qu’il se trouvait bien content de faire unbout de chemin avec elle.
Lorsque Nancette nous raconta ça le soir, mononcle fit:
— Ah ça! que nous veulent encore ces Bernou?
Hélie, lui, tapa sur la table et dit qu’il allait descendreau bourg signifier à ce garçon de ne plusadresser la parole à sa sœur.
Entendant tout ça, elle cependant nous regardaitavec ses yeux clairs et étonnés un brin, de manièreque je vis bien qu’elle n’y était pour rien.
Alors, je dis à Hélie:
— Tu me feras le plaisir de rester tranquille; s’ily a quelque chose à dire, c’est moi qui le dirai.
Mais depuis cette rencontre, Nancette n’alla plus àPuygolfier ni n’en revint seule: un de ses frères, leFrançois, l’accompagnait. De temps en temps, ils rencontraientbien le jeune homme, mais lui se contentaitde tirer son chapeau et passait sans rien dire.
À quelque temps de là, étant à Excideuil, je letrouvai sur la place contre la halle. Il avait l’air dem’attendre, car aussitôt qu’il me vit, il vint vers moi.Après le bonjour, il ajouta qu’il avait quelque choseà me dire, et que si je voulais, nous irions sur lapromenade, où nous ne serions pas dérangés.
Nous y fûmes sans parler, et, arrivés là, quoiqu’iln’y eût personne, et que les cordiers qui y travaillentpar côté d’habitude, n’y fussent pas, nous allâmesjusqu’au fond, d’où l’on domine les prés du château qui vont jusqu’à la Loue. Une fois là, le jeune Lacaud,me dit:
— Écoutez, voici un an que j’aime votre fille; jene lui ai parlé qu’une fois sur le chemin de Puygolfier,mais rien qu’en la voyant aussi jolie que sage,avec son air de bonté et de raison, j’ai compris que jen’aimerais jamais qu’elle, et je vous la demande enmariage.
Quoique sachant ce que je savais, je fus bienétonné de la demande, mais je n’en fis rien paraître,et je répondis tranquillement à ce garçon, que mafille n’était pas riche assez pour lui; mais là, il mecoupa la parole pour dire:
— Ça, ce n’est rien.
— Mais ça n’est pas tout, lui dis-je: avez-vousparlé de ceci à votre père?
— Non, j’ai voulu savoir auparavant ce que vousme diriez.
— Eh bien, si vous en aviez parlé à votre père,vous lui auriez peut-être fait avoir une attaque. Danstous les cas, il vous aurait dit qu’une fille de chez lesNogaret n’était pas faite pour son fils, et il vousaurait dit encore qu’entre les deux familles il y avaitdes choses qui ne se pardonnent pas. Vous savez,bien sûr, en gros, que nous ne sommes pas amis,mais peut-être vous ne savez pas tout. Il faut doncque je vous dise que dans le temps, mon oncleSicaire et votre tante Aglaé s’aimaient, comme vousme dites que vous aimez ma fille. Votre arrière-grand-père,qui était un ancien faure de village, étaitun grand ami du mien, et il trouvait qu’il n’y avaitrien de mieux à faire que de les marier. Mais lorsqu’ilparla de ça à son fils, votre grand-père, qui lors étaitmaître de forges au Sablou, celui-ce se mit en colère,et dit que sa fille n’était pas faite pour être meunière.Puis, à quelque temps de là, il la maria à un vieuxnoble ruiné de toutes les manières.
Mais s’il n’y avait que ça, ce ne serait rien. Il fautque vous sachiez encore que votre père nous en atoujours voulu depuis; qu’il a cherché tous les moyensde nous nuire, de nous ruiner, de nous faire desavanies. C’est lui qui, il y a quelques mois, avaitporté cet imbécile de régent à renvoyer mes drolesd’en classe; c’est lui qui dans le temps poussa Pasquetoude Cronarzen, à nous faire un procès qui nousaurait grandement gênés à cette époque, si nousl’avions perdu; c’est lui qui a dénoncé mon oncle en1851, et qui est cause qu’on l’a mené à Périgueuxentre deux gendarmes, les mains attachées avec unechaîne, comme un Delcouderc. Et ça n’est pas safaute s’il n’est pas allé mourir là-bas à Cayenne,comme tant d’autres: vous comprenez que c’est deschoses qu’on ne peut oublier.
— Je ne savais pas tout ça, qu’il me répondit, et jecomprends que vous me répondiez comme vous lefaites. Mais dites-moi, est-ce qu’il ne vaudrait pasmieux éteindre ces haines de famille en pardonnantle passé? Autant mon père vous a voulu de mal,autant moi je vous voudrais du bien: laissez-moiessayer près de mon père, et, de votre côté, ne m’ôtezpas tout espoir.
— Écoutez, lui répondis-je, vous me faites l’effetd’un brave garçon, et il m’en coûte de vous le dire,mais ces haines dont nous parlons ne peuvents’éteindre qu’avec ceux qui les gardent envieillies audedans d’eux, depuis trente et quarante ans. Il nevous faut plus penser à ça: ni du côté de votre père,ni du nôtre, vous n’auriez jamais de consentement. Sivotre idée n’est pas un caprice, — là, il secoua latête, — vous en serez peut-être malheureux pendantquelque temps; mais qu’y faire? d’autres l’ont été quine l’avaient pas mérité plus que vous; ainsi, il fautvous faire une raison. Allons, adieu, et si j’ai un conseil à vous donner, ne parlez pas de ça à votre père; ce serait inutile d’abord, et ensuite ça pourrait vousmettre mal avec lui.
Le soir, je contai tout à mon oncle et à mafemme, et je leur dis que ce jeune homme avait l’aird’être un peu tête légère, mais pas méchant.
— Il est bâtard, alors, dit mon oncle, ça n’est pasun Lacaud.
Mais ma femme répondit qu’il tenait de sa mère,qui était une bonne femme.
— C’est vrai, répartit mon oncle, aussi a-t-elle étémalheureuse avec cet homme-là, tant qu’elle avécu.
Et nous fûmes quelque temps sans entendre parler du fils Lacaud.
Environ un mois après cette affaire, étant au moulinà picher une meule, j’entendis la voix d’Hélie quis’exclamait dehors, et une autre voix qui lui répondaittranquillement. C’était un de nos voisins debien, qui venait faire moudre un sac de blé. Je fustout étonné en le voyant, car c’était un jeune hommequi demeurait à Paris, où il était avocat, et je necomprenais pas comment il se trouvait là en grossouliers, venant faire moudre. Moi, je ne le connaissaisguère, car, durant ses études, il n’était jamais aupays qu’aux vacances, et je ne l’avais vu que trois ouquatre fois, dont l’année dernière, il y avait un an, àl’enterrement de son père. Mais Hélie le connaissaitbien, car ils étaient aux mobiles dans la même compagnie,et, ainsi qu’il est de coutume entre soldats, ilsse tutoyaient. Il connut bien que nous étions surprisde le voir là, au moulin, et comme Hélie lui demandaitsi son domestique était malade, il répondit quenon, mais que, demeurant dans son bien maintenant,et n’ayant pour l’heure rien à faire, il était venu fairemoudre son domestique étant occupé ailleurs.
Nous n’en demandâmes pas plus long, bien entendu,et après avoir déchargé le sac et mis la jument à l’écurie, Hélie le convia de faire collation, ce qu’ilvoulut bien.
Quand nous fûmes là-haut, ma femme mit unetouaille sur le bout de la table, tandis que Nancetteallait quérir un fromage et des noix. Tout en cassantla croûte, il nous demanda des renseignements surdes ouvrages de terre, et comment il fallait faire telleou telle chose, et le prix des ouvriers, et d’autreschoses comme ça. Je lui dis tout ce qu’il me demandasans le questionner; mais comme Hélie était assezlibre avec lui, eux ayant vu bien des misères ensemble,joint à ça que la jeunesse est curieuse, il luidemanda:
— Alors, tu fais valoir ton bien?
— Oui, dit l’autre, me voici redevenu paysancomme mon père et mon grand-père.
Là-dessus, nous choquâmes les verres, et ensuite,au moulin.
Quand ce fut fini de moudre, et la farine sur sajument, Fournier monta à la cuisine, donner le bonsoirà ma femme et à ma fille, et puis s’en fut chez lui.
Le soir à souper, nous causions de lui, et chacundit son mot, cherchant à deviner le pourquoi de sonretour au pays.
— Ma foi, dit Gustou, il n’a pas besoin de vendreses paroles, son père lui a laissé assez d’écus pourvivre sans rien faire.
Peut-être un mois, six semaines après, voici revenir notre homme, encore avec un sac en traverssur sa jument.
— Alors ce n’était pas pour rire, dit Hélie, te voilàtout à fait campagnard?
— Tout ce qu’il y a de plus campagnard.
— Tandis que nous faisions moudre, il se mit àpleuvoir assez dru, et comme c’était aux environs demidi, j’engageai Fournier à dîner, vu qu’il ne pouvaits’en aller avec ce mauvais temps.
— Mais, dit-il, si vous m’engagez toutes les foisque je viendrai faire moudre, vous ne gagnerez pasgros sur moi.
— Ha! fit Hélie, n’aie de crainte: tu sais que lesmeuniers savent tricher sur la mouture.
Et nous nous mîmes à rire en montant à la maison.
On sait comment font nos femmes dans ces occasions où elles sont surprises. Vite la petite s’en futdans le jardin ramasser de la vignette et des finesherbes pour faire une omelette; ma femme descenditune toupine et mit deux quartiers de dinde dans lapoêle et, avec la soupe, voilà pour dîner.
En mangeant de bon goût, nous causions, et Fourniernous racontait des choses qu’il avait vues à Pariset telle chose et telle autre, quelle grande villec’était, les grands monuments et les beaux bâtimentsqu’il y avait, et combien la vie y était agréable pourles riches.
— Et avec tout ça, dit Hélie, tu n’as pas voulu yrester.
— Mais moi, je ne suis pas riche pour rester àParis sans rien faire; ensuite de ça, je me suis dégoûtéde l’état d’avocat, et c’est pourquoi je suis revenu planter mes choux.
— C’est pourtant un état qui mène loin que celuid’avocat, dis-je alors: il n’y a guère que des avocatsdans ceux qui gouvernent; celui qui est fort, bienferré, qui a la langue bien pendue, est presque sûrd’arriver.
Il secoua la tête et dit:
— C’est vrai, vous avez raison, et c’est une deschoses qui étonnent le plus, quand on y pense bien,que de voir des gens qui sont habitués par état àparler indifféremment pour la vérité ou l’erreur, àplaider tour à tour le faux et le vrai, être crus surparole par la masse du peuple, et choisis pour gouverner,de préférence à ceux dont les actes parlent, eux dont le jugement est faussé par ces nécessités dumétier. Sans doute, c’est un avantage que de fairepartie d’une corporation qui a combattu et ruiné tousles privilèges, en conservant soigneusement les siens;mais ce n’est pas tout, voyez-vous, il faut avoirexercé une profession pour en bien connaître lesennuis; et puis, vous savez, il y a des choses quivont à d’aucuns et ne conviennent pas à d’autres:ainsi, moi, je n’aurais jamais su plaider une causeinjuste, ni bien défendre un coupable.
Fournier continua un moment sur ce sujet, et detemps en temps, lorsque ses paroles annonçaientl’honnêteté de ses sentiments, je voyais ma femme etma fille lever lentement les yeux sur lui; et on connaissaitque ça les intéressait.
Pendant que nous dînions, la pluie avait cessé, etnous descendîmes pour charger la farine de notre voisinsur sa jument. Tandis que nous étions à l’écurie, ils’en va voir notre furet qui était dans une caisse, etlors nous dit: puisque vous avez un furet, il vousfaut venir prendre des lapins chez nous, j’ai cinq ousix clapiers où ils ne manquent pas; les métayers seplaignent qu’ils mangent tout.
— Nous pourrions bien y aller quelque jour, que jelui dis.
— Venez dimanche matin?
— Hé bien, tout de même, s’il n’y a rien de nouveau,nous viendrons dimanche.
Et en effet, nous y fûmes Hélie et moi, et après quenous eûmes tué une douzaine de lapins il fallut déjeuner.
Fournier demeurait dans une jolie maison que sonpère avait fait bâtir sur un coteau où il y avait encorecinq ou six vieux fayards ou hêtres, qui avaient donnéà l’endroit le nom de La Fayardie. L’ancienne maison,qui était plus bas, à deux portées de fusil, servait pour des métayers. Sa servante était une vieille qui n’était pas bien fine cuisinière, mais avec çanous nous en tirâmes bien, ayant grand faim tous.
De cette affaire-là, nous voici en connaissance, etnous nous voyions assez souvent. Je le trouvais desfois à Excideuil; d’autres fois il venait chez nous,chercher le furet pour faire tuer des lapins à desamis, ou pour pêcher, car il s’était fait apprendre parHélie à tirer l’épervier, ou pour chose ou autre. Toujoursquand il venait, il montait à la maison donnerle bonjour à nos femmes, de manière que je vinsà penser que peut-être il venait un peu pour Nancette.
Quelque temps après, je vis bien que je ne m’étaispas trompé, car il venait plus souvent à la maison,et il y restait plus longtemps à causer avec la petite.Où j’en fus sûr tout à fait, ce fut à Excideuil, où je letrouvai un jeudi: — Allons prendre le café qu’il medit.
Nous nous étions assis dans un coin, où il n’y avaitpersonne; c’était dans le moment que les gens étaientau foirail ou au minage, et, quand la fille eut servile café, Fournier me dit rondement son affaire: Voilà;il aimait Nancette et il me la demandait en mariage.
Moi, je voyais à ça pas mal d’affaires. Il y a unproverbe patois de chez nous qui veut dire: Mariage,troc, trompe qui peut; mais ça n’est pas mon genre,et je lui dis tout du commencement que ma drolen’était pas un parti pour lui; que notre bien valaitdans les vingt-cinq ou vingt-huit mille francs; quepour conserver la maison, nous donnerions le quart àl’aîné, et que par ainsi il reviendrait aux autres dansles trois mille francs au plus. Après ça, je lui dis qu’ilétait jeune encore, et qu’il pouvait se repentir duparti qu’il avait pris de quitter son état, et le reprendre,et qu’alors ma fille, qui serait pour sûr unebonne ménagère, était trop simplement élevée pour être sa femme à la ville, et qu’il pourrait regretterde l’avoir prise.
Mais il me répondit très bien, que s’il était quasimentpauvre à Paris, il était riche assez au pays, etque cela étant, il ne regardait point à la fortune; quede reprendre son état d’avocat, il était sûr et certainqu’il l’avait pour toujours délaissé, la vie de propriétaireallant mieux à ses goûts et à son caractère; quequant à se marier avec une demoiselle qui auraittrente ou quarante mille francs, il ne le ferait jamais,attendu que les filles de cette fortune sont élevées detelle façon, qu’elles ne veulent habiter qu’à la villeet qu’elles ont des goûts de luxe qui leur font dépenserbien au delà des revenus de leur dot, sans parlerd’autres raisons; que Nancette d’ailleurs savait toutce qu’il est utile qu’une femme sache, et qu’elle avaitavec ça de la raison, du bon sens, et était loin d’êtresotte; que lui, au surplus, la trouvait très biencomme cela, et se chargeait d’en faire une femme pasordinaire, et de la rendre heureuse.
Pour lors, je lui dis que si son idée était comme çabien arrêtée, je n’avais rien à dire, et qu’au contraire,il était pour ma fille un parti comme nous n’aurionsjamais osé l’espérer, du côté de la fortune et du côtéde la personne.
Après ça, nous sortîmes du café, et lui ayant donnéune poignée de main, je revins au Frau. Le soir, jedis tout à ma femme, qui fut bien contente, et medit de suite qu’elle avait bonne opinion de Fournier,à cause des motifs qui lui avaient fait quitter sonétat. Mon oncle qui était là aussi, pour lors, appela lapetite, qui fut tout étonnée de nous voir tous troisseuls dans la grande chambre.
— Hé bien, ma drole, lui dit-il, il paraît que tupenses à quelqu’un?
La pauvrette devint toute rouge et ne répondit pas.Mais lorsque je lui eus dit que quelqu’un l’avait demandée, elle me regarda, ne sachant que croire, etfut tout inquiète. Mais sa mère la confessa sanspeine, et elle nous avoua bonnement qu’elle avaitpensé à notre voisin de la Fayardie, depuis le jouroù elle lui avait ouï raconter pourquoi il avait quittéson état d’avocat.
Et alors, je vins à me rappeler comme ce jour-làelle levait les yeux sur lui, en même temps que samère, lorsqu’il disait quelque chose qui annonçait ladroiture de sa conscience, et je pensai en moi-même:telle mère, telle fille; il pouvait plus mal choisir.
— Hé bien, ma drole, lui dis-je au bout d’un instant,alors ça tombe bien: c’est lui qui t’a demandée,et il viendra un de ces soirs savoir la réponse;qu’est-ce qu’il faudra lui dire?
— Que oui, dit-elle bravement, et là-dessus, ellefut embrasser sa mère.
Le lendemain Fournier vint, et fut bien content desavoir qu’il était accepté. Pour dire le vrai, je pensequ’il devait bien s’en douter, car un jeune hommequi a un peu d’habitude de la vie, connaît facilementsi une fille l’aime, et il avait bien dû le voir. Jen’étais pas au Frau dans le moment, ni Hélie; il n’yavait que mon oncle et nos femmes, de manière queFournier resta souper, pour me voir à ce qu’il disait,mais je pense plutôt, pour être avec sa promise.
Quand je revins sur les trois heures, il me le dit,mais je me mis à rire et je lui répondis:
— À cette heure, je vois que vous avez bien faitde laisser l’avocasserie; vous avez beau dire, je connaisque c’est pour être avec Nancette que vous êtesresté.
Il se mit à rire aussi et dit:
— Ma foi, c’est vrai; je ne sais pas cacher la vérité.
— Allons, venez, lui dis-je, puisque vous restez,nous allons essayer de tirer quelques coups d’épervier pour vous faire manger du poisson.
Le soir après souper, comme nous trinquions avecde l’eau de noix, en causant gaiement, tout d’un coup,mon oncle dit:
— Hé bien, Gustou, que penses-tu de cet accord?
— La Nancette fait bien, dit Gustou, mais le monsieur fait mieux!
Tout le monde se mit à rire, et le plus content futnotre futur gendre, de voir ainsi priser haut sa prétendue.
Nous étions pour lors approchant du carnaval, etde cette affaire, Fournier le fit au Frau. Nousavions pris des lapins à la Fayardie; mais Hélie etBernard s’étaient mis dans la tête qu’il fallait unlièvre aussi, et deux matins de suite ils allèrent lechercher avec la Finette. Le premier jour Bernardmanqua le poste, mais le second jour Hélie cueillitle lièvre. Cette Finette, bien entendu, n’était pas lamême qu’il y avait trente ans, mais c’était toujoursune qui venait de sa race, et c’était toujours uneFinette; nous ne sommes pas changeants dans notrefamille.
On ne travaille pas chez nous dans les jours decarnaval; on ne pense qu’à se réjouir à table, à deviser,et à se promener entre les repas. C’est desjours sacrés, personne ne vient vous ennuyer d’affaires,chacun est chez soi en famille, et tout le mondechôme. Il y en a qui nous prennent, nous autresPérigordins, pour des gourmands parce que nousfestoyons largement en temps de carnaval, mais cesont des coyons qui ne comprennent rien à nosusages. Le carnaval, c’est la fête de la famille; c’estle moment où les enfants dispersés çà et là, par lesnécessités de la vie, reviennent à la maison paternelle;ceux qui sont mariés, viennent avec leurfemme et leurs petits droles, et les vieux sont toutcontents et tout ragaillardis de voir cette jeunessequi leur rappelle la leur. Il n’y a qu’à voir les voitures publiques dans ces jours-là; elles sont bondéesde gens qui reviennent au pays, et il y en a jusqu’enhaut sur les malles. Dans les petits chemins, on trouvedes jardinières, des petites charrettes, attelées d’unejument, ou d’une mule, ou même d’une quite bourrique,pleine de gens qui se rendent à la maisond’où ils sont sortis, pour voir leurs vieux et mangeravec eux. Et tout ce monde qui se rencontre et secroise, se crie: bon carnaval! bon carnaval!
Et le soir, quand la porte est close, tandis qu’il faitfroid dehors, autour de la table couverte d’une touaillebien blanche, et encombrée de plats et de bouteilles,toute la famille s’asseoit, et la vieille grand’mère tientsur ses genoux le dernier né de ses petits-enfants.Tout le monde oublie, ce jour-là, ses soucis, sesmisères, et se rappelle les choses d’autrefois, letemps où on ne s’inquiétait de rien, comme fontmaintenant les enfants qui ne pensent qu’à se bourrer,surtout ceux qui ne mangent de viande que ce jour del’année, les pauvres. C’est qu’on a fait de la dépensepour ce jour-là: le père est allé la veille acheter dela chair; du bœuf, de la velle, du porc, et il en aporté un plein bissac. La mère, de son côté, a tué despoulets, quelque canard, ou un piot si on est aisé, eton fête toutes ces victuailles en buvant de bonscoups et en se réjouissant de manger ensemble de sibonnes choses. Mais ce n’est pas tout: pour la desserte,elle a pétri de ses mains, de ces bonnes grossespâtisseries campagnardes, où il y a, sous un grillagede bandes de pâte, des pommes, des prunes; qu’oncoupe en coin et qu’on mange en trinquant joyeusement.
Et puis quand on a soupé, il y a quelques bouteillesde riquiqui, d’eau-de-noix, de goutte, et on trinqueencore. C’est alors que les enfants vont se masqueret se déguiser, et s’amusent entre eux, et viennent sefaire voir avec la figure toute charbonnée ou un mouchoir dessus. Et c’est alors aussi que l’on chantequelque ancienne chanson patoise, ou une vieillechanson française joyeuse, qui célèbre le vin; ce vinqui rajeunit les vieux et les fait chanter comme lesjeunes.
Le carnaval, c’est la fête de la famille rassembléeautour de l’aïeul, de la mère; c’est la communion detous, à la même table, dans un même esprit de paixet d’amitié familiales; et c’est pourquoi, ceux qui sesont privés des joies de la famille, ont eu beau chercherà le faire perdre, sous prétexte que c’est unefête païenne, ils n’y ont rien fait, et ils ont beau crierencore, ils n’y feront rien: le carnaval c’est la fête dela famille.
Quelquefois à cette table, il y a un étranger; maiscet étranger c’est un ami, sans femme, sans enfants,sans famille, qui serait réduit à faire le carnaval tristementtout seul, et alors on l’invite comme nousfaisions tous les ans du pauvre défunt Lajarthe, et laprésence de cet étranger à cette table achève de lasanctifier mieux que toutes les bénédictions, parcequ’il y est assis en vertu de la fraternité des hommes.
C’est bien vrai que maintenant le carnaval n’estplus ce qu’il était autrefois; on n’est plus si content,on rit et on chante moins: les vieux sont plus sérieuxet les jeunes sont moins fous. C’est qu’il y a deuxchoses qui nous poignent: les départements du Rhinet celui de la Moselle aux mains des Prussiens, etnos pauvres vignes mortes.
Cette année de 1874, vu la présence de Fournier,le carnaval fut assez gai; les amoureux ça met de lajoie dans une maison, et si on ne rit pas aux éclatsfollement, on rit tout de même un peu: que voulez-vous,l’homme a besoin de ça quelquefois.
Mais ce qui fut ennuyeux, c’est que, lorsque le filsLacaud sut ce mariage, il devint jaloux de Fournier,et pas un peu. Partout, il ne décessait de mal parler de lui, disant que c’était un mauvais avocat sans pratiques,qui n’avait pas réussi à cause de sa bêtise; qu’ils’était amusé beaucoup à Paris et y avait mangé unegrande partie de sa fortune avec les filles; qu’il étaitjoueur autant que débauché, et un tas d’affairescomme ça. Fournier était un garçon bien droit, bienfranc, mais il n’était pas des plus patients. Lorsqueces histoires lui revinrent, il se mit très fort encolère, et dit qu’il frotterait les oreilles de Lacaud.Ils se connaissaient bien, ayant été au collège ensemble,mais ils n’avaient jamais été bons amis, demanière que je craignais que de cette jalousie il n’envînt de méchantes affaires: quand on ne s’aime pasdéjà, il n’en faut pas tant pour que ça tourne mal. Eten effet, tout ça finit par un bon coup d’épée quemon gendre futur ajusta à l’autre.
Heureusement la blessure saigna assez, et avec lessoins du médecin, Lacaud en fut quitte pour rester unmois sur l’échine. Mais de cette affaire, aussitôt qu’ilfut guéri, son père l’envoya à Périgueux, où ils’amouracha d’une grande bringue de fille, et nous enfûmes débarrassés…
Le lendemain, Fournier vint à la maison comme side rien n’était, et Nancette ne sut cette bataillequ’après son mariage. Mais nous autres, qui étions enbas lors de sa venue, nous lui serrâmes la main plusfort que de coutume, et mon oncle lui dit: — Vousaviez affaire à une méchante bête, mais vous vous enêtes crânement tiré. Et là-dessus, il fit comme lesvieux, il se mit à raconter un duel au sabre qu’ilavait eu étant aux chasseurs d’Afrique. Fournier, à quiil tardait de monter à la maison, l’écoutait pourtantpar honnêteté, mais ça lui coûtait et pour aller plusvite, il aidait mon oncle à conter son affaire.
Ce même jour, tandis que Fournier était cheznous, se promenant dans le jardin avec Nancette, lapauvre demoiselle Ponsie dévala de Puygolfier, toute malheureuse. Voilà-t-il pas que vingt-quatre ansaprès la mort de son père M.Silain, on venait luiréclamer encore une de ses dettes! Un des ancienscamarades de chasse, un ami du défunt, peuavant sa mort, lui avait prêté cent pistoles sur sonbillet. Cet ami n’avait jamais rien demandé à lademoiselle, ni capital, ni intérêts, sachant bien que lapauvre n’avait plus que juste de quoi vivre bien petitement.Tant qu’il avait vécu, il n’en avait pas parlé,se pensant en lui-même que c’était autant de perdu.Mais à sa mort, son gendre qui n’était déjà pas tropcontent, vu que l’héritage n’était pas aussi fort qu’ilcroyait, trouva le billet dans les papiers de son beau-pèreet le fit présenter à la demoiselle Ponsie. Ellevenait donc chez nous pour se consulter à Fournier.Lui, dit d’abord que le billet était bien bon et valable,et que les intérêts étaient dus de vingt-cinq ans, maisqu’on ne pouvait lui en faire payer plus de cinqannées. À cela elle répondit que, quand elle devraitaller à l’hospice, elle voulait tout payer, quitte à vendrele peu qui lui restait.
Mais ça n’était rien de bien facile que de vendre cepeu. Du côté du moulin nous la confrontions partout,mais nous n’étions pas en fonds pour acheter, surtoutquelque chose qui ne nous faisait pas besoin. Del’autre côté, c’était une ancienne métairie du château,que le père de Fournier avait achetée il y avaittrente-cinq ans de ça. Du côté d’en haut, c’était desbois qui appartenaient à des propriétaires assez éloignés.Fournier était donc le seul qui pût acheter,mais ça ne lui était pas bien utile. Ce qui restait,valait peut-être bien dans les cinq ou six mille francs;je parle des fonds, car pour les bâtiments du château,ils n’avaient pas de valeur pour si peu de bien;c’était une charge au contraire, à cause des impôts etde l’entretien.
La pauvre demoiselle se lamentait tant d’être dans cette position, que Fournier lui dit de ne pas se tourmenter,et qu’il verrait à arranger ça. Mais comme ilétait plus occupé de venir voir sa future femme, quede chercher des acquéreurs, le seul arrangementqu’il trouva, fut d’acheter lui-même à la demoiselle.Le marché fut fait pour cinq mille francs, dont deuxmille deux cent cinquante qu’il devait payer d’abordau créancier; deux mille cinq cents francs à la grandeMïette à la mort de la demoiselle; deux cents francspour les pauvres aussi à sa mort; et encore cinquantefrancs pour la faire enterrer: C’est elle qui arrangeal’affaire ainsi. Et avec ça Fournier lui laissait la jouissancedu tout, sa vie durant. Il ne faisait pas un bonmarché, mon gendre futur, mais il était content en cemoment, et il voulait faire plaisir à Nancette quiaimait tant la demoiselle, que ça lui aurait fait quelquechose de se marier, la sachant dans l’embarras.Il réussit bien à ça, car lorsque tout fut arrangé, etqu’elle fut sûre que la pauvre demoiselle ne seraitpas obligée de s’en aller, on voyait que la petite l’aimaitencore davantage.
À la fin de mai, nous fîmes la noce: il fallut débarrasserle cuvier comme nous avions fait lors demon mariage, et aussi inviter nos parents et amis.Mais il y en avait qui n’y étaient plus, et aussi ilen avait de nouveaux: c’est ainsi que les familles,comme le monde, se renouvellent petit à petit, un àun, les uns s’en allant, les autres arrivant.
Mon oncle et ma tante Gaucher, d’Hautefort, étaientmorts, mais mon cousin le maréchal vint avec safemme et une drole de quinze ans. En passant, jedois dire que sa femme n’était pas cette jeune filledont il m’avait parlé à Excideuil; il avait eu encoredeux ou trois bonnes amies avant de se marier. Martial Nogaret d’au-dessus de Brantôme était mortaussi tout jeune, mais sa veuve nous envoya son aînéqui était un fier drole. Le grand Nogaret, le tanneur de Tourtoirac, n’était pas mort, lui, mais il était vieuxet ce fut son fils et sa nore qui vinrent à sa place. Lecousin Nogaret du Bleufond et sa femme étaientmorts aussi, les garçons avaient quitté le moulinpour s’en aller à Paris, nous ne savions où; il nerestait dans le pays qu’une fille mariée à Montignac,qui ne put pas venir. Ceux qui avaient eu le plus demisère, les Nogaret qui étaient venus s’établir surl’Haut-Vézère, du côté de Génis, avaient tenu bon; levieux et la vieille étaient toujours là, mais ça n’étaitplus le temps pour eux d’aller à la noce si loin; ilsvinrent deux de la famille, tous deux mariés. Mononcle Chasteignier, de Sorges, était veuf depuis longtempset bien vieux, mais il vint tout de même, ouplutôt Bernard alla le quérir avec la mule. Le cousinEstève vint aussi, mais son frère était mort de lapicote pendant la guerre.
Dans les nouveaux, il y avait nos six autres enfants,qui étaient là, à la noce de leur sœur; les plus petitsbien contents d’être habillés de neuf et de voir tousces parents qu’ils ne connaissaient pas, et des messieurs;car, outre une tante de Fournier, nous eûmesaussi deux de ses amis dont l’un était médecin prochede Thiviers, et l’autre notaire du côté de Saint-Yrieix.Mais c’était de bons garçons, de vrais Périgordins,qui parlaient patois quand il fallait, etn’étaient pas à l’étiquette, ayant dans leur jeunetemps vu leurs vieux grands-pères qui n’étaient quede bons paysans.
Et M.Masfrangeas était là aussi, toujours solide;ses cheveux étaient devenus tout blancs, mais il nelui en manquait pas un, et ils étaient toujours embroussailléscomme autrefois. Lui et mon oncle, çafaisait une belle paire de vieux, étant dans leurssoixante-huit à soixante-neuf ans, mais ayant bonnetête, bonnes jambes et bon estomac aussi, car ilsétaient les premiers à trinquer et à faire boire. Mon oncle était plus sec que M.Masfrangeas, et ses cheveuxn’étaient pas aussi blancs, ni sa barbe, qui étaitgrise seulement. Il était plus leste aussi, car M.Masfrangeas,qui était un peu pesant, se tenait encoremieux assis, surtout à table, que dehors à courir.
La noce fut bien jolie; avec çà je ne sais pas sic’est parce que je m’y trouvais pour mon compte,mais il me semblait que la mienne avait été plusjoyeuse. C’est bien vrai que depuis cette époque, ilnous est tombé de grands malheurs sur la tête, et ona beau être dans les fêtes, il n’est pas possible de lesoublier, et ça n’est pas désirable non plus.
Pourtant Gustou chanta sa chanson, la chansonde la Mie, bien ancienne, je crois, vu qu’il y estquestion de la grande tour d’Auberoche, qui estécrasée il y a belle lune, depuis les grandes guerresdes Anglais.
Le pauvre Gustou, ce fut la dernière fois qu’ilchanta, car il mourut vers Pâques fleuries, aprèsavoir traîné quelque temps dans le coin du feu. Il yavait déjà plusieurs années, qu’il ne faisait plus rienqu’amuser nos plus jeunes droles. Il avait toujoursdit qu’il était de l’âge de mon oncle, je ne sais paspourquoi, peut-être qu’il le croyait, mais ce qui estsûr, c’est qu’il avait sept ans de plus.
Au mois d’avril suivant, ma fille Nancette eut unbeau drole, et je me trouvai tout étonné d’être grand-père,car je n’avais lors que quarante-sept ans, et jen’avais pas un cheveu blanc. Je dis que ça m’étonnait,parce que je me trouvais jeune encore, et parce quej’avais vu mon grand-père déjà chenu, et que jem’étais accoutumé à penser, comme je crois tous lesenfants, que les grands-pères ont de toute force lescheveux blancs et l’échine courbée.
Ma femme resta huit jours à la Fayardie pour lescouches de sa fille, et nous la trouvâmes tous à dire;d’abord, parce qu’il y avait au moins dix ans qu’elle n’était sortie de la maison, et aussi parce que lachambrière que nous avions prise depuis le mariagede Nancette, ne nous convenait pas, tant elle étaitfainéante, sale, et avec ça glorieuse comme unpou.
Nous lui avions dit de chercher une place à lafin de son année, mais ça n’empêchait pas qu’en attendant,nous en pâtissions. Quand ma femme étaitlà, il n’y avait pas à dire, il fallait qu’elle fît son travail,et qu’elle tînt la maison propre; mais elle n’yétant pas, nous n’en pouvions rien faire: les hommesne s’entendent pas à faire aller les maisons, et ça sevoit là où il n’y a pas de femme.
Dans le temps que ma femme était chez notregendre, la demoiselle Ponsie tomba malade, d’unepetite fièvre lente qui la fatiguait beaucoup. J’y montaiaussitôt que je le sus, et je la trouvai dans legrand fauteuil où était mort son père. La pauvreétait toute pâle avec un peu de rouge sur la pointedes joues, et les yeux brillants comme des chandelles.Avec ça, elle avait toute sa tête et me dit que cettefois c’était pour tout de bon; qu’elle s’en allait aucimetière, et que c’était bien arrangé ainsi, que lafamille de Puygolfier finissait avec la terre.
La grande Mïette qui était là, lui dit:
— Oui bien si vous faites comme aujourd’hui, demoiselle,vous iriez; mais demain, je ne vous lèveraipas, vous direz ce que vous voudrez.
— Que je sois couchée ou levée, vois-tu, ma pauvre Mïette, ce sera toujours la même chose.
En revenant à la maison, j’envoyai de suite Bernard avec la jument pour dire au médecin de Savignacde venir. Il vint le lendemain, et il ordonna forceremèdes, que Bernard fut chercher à Excideuil. Mafemme étant revenue dans ce temps-là, monta à Puygolfier,heureusement, car la pauvre Mïette avait bienbonne volonté, mais elle n’était pas des plus rusées, et il lui fallait quelqu’un pour la commander, autrement elle ne savait plus où elle en était.
Mais ni le médecin, ni les fioles, ni les soins, rienn’y fit, la pauvre demoiselle mourut trois semainesaprès. Ce que c’est que de nous! quand je la vis surson lit, devenue à rien, la figure comme de la cire, lapeau collée sur ses mâchoires, tous les os paraissant,je me pris à penser à la belle fille qu’elle était,quand elle venait au moulin, du temps que j’étais toutpetit, et même lorsque j’avais été avec elle, voir àPrémilhac la femme de son ancien métayer nouvellementaccouchée. Ses yeux bleus autrefois si beaux et siaimables, maintenant ternes et éteints, étaient cachéspour toujours sous leurs paupières amincies. Seslèvres, jadis rouges et un peu épaisses, étaient violetteset comme desséchées; ses joues fraîches où onvoyait transparaître le sang, étaient réduites à unepeau jaunâtre; et à la place de ces touffes de beauxcheveux dorés qui lui tombaient en grappes épaissesjusque sur la poitrine, il n’y avait plus qu’un pauvrepetit maigre rouleau de cheveux gris plaqué contreses tempes! On dira ce qu’on voudra, les larmes m’envinrent aux yeux.
Le juge de paix, averti par Fournier, vint poserles scellés, en cas qu’il y eut des héritiers, mais iln’y en avait plus. Le dernier de sa famille à ce qu’ellenous avait dit, était un cousin qui s’était perdu enmer, avec le bateau qui le portait aux Amériques. Lebien appartenait d’ailleurs à Fournier, et la demoisellen’en avait plus que la jouissance. C’est bien vraique le mobilier n’était pas compris dans la vente,mais c’est qu’il n’en valait guère la peine. Au reste,à la levée des scellés, le juge trouva un papier enmanière de testament, où elle donnait à Nancette lemeuble qui était dans sa chambre, et à nous autrestout le reste, à l’exception d’un lit garni, de sixchaises, d’une table, d’un cabinet et d’une petite lingère pour la Mïette, avec des affaires de cuisine, de lavaisselle et du linge. Elle nous priait, la pauvre,encore que tous ses meubles fussent bien vieux etsans valeur, de les garder après elle, afin qu’ils nefussent pas vendus à un encan, où les étrangers semoqueraient de ses misères…
En revenant de l’enterrement, la grande Mïette metoucha le bras:
— Écoutez, Nogaret, il faut que je vous dise quelque chose. Me voilà toute seule à cette heure, ne sachantoù aller. J’ai bien à toucher de votre gendreles deux mille cinq cents francs que m’a donnés lapauvre demoiselle, et je pourrais affermer une chambreet vivre en filant ma quenouille; mais moi, voyez-vous,il me faut quelqu’un à qui je puisse m’attacher,des gens que je puisse affectionner, je ne peux pasvivre sans ça, et j’ai pensé à vous autres. Puisquevous ne gardez pas cette chambrière que vous avez,prenez-moi, vous me rendrez service; voyez, je suisà cette heure comme un pauvre chien qui a perdu sonmaître!
Je la regardai: c’était bien une laide créature, ayantdans les cinquante ans déjà, grande et forte commeun homme, et taillée à coups de hache, figure et tout.Mais dans ses yeux bruns qui priaient comme sesparoles, on voyait qu’elle avait du cœur.
— Je le veux bien, ma pauvre Mïette, lui dis-je;la Margotille s’en va à la fin du mois, son année finie;tu n’as qu’à venir à ce moment: Jusque-là, tu garderaslà-haut. Quant à ce qui est de tes loyers, tu t’entendrasavec ma femme, ces affaires ne me regardentpas.
— Pour ça nous nous entendrons toujours, n’ayezcrainte: merci bien, Nogaret.
Et à la fin du mois elle vint comme il était convenuet mon gendre entra en possession de Puygolfier.
Pour dire la vérité, je n’avais pas vu avec beaucoup de plaisir Fournier acheter le château et le morceaude bien qui était autour. D’un côté, j’étais contentqu’il eût tiré la demoiselle de peine, mais de l’autre,je craignais qu’elle morte, il ne fit comme tant d’autresfils de paysans enrichis, et qu’il ne voulût fairele Monsieur de Puygolfier. Ça m’aurait mortifié beaucoup,d’avoir des petits-enfants, qui, naissant auchâteau, se seraient peut-être figurés qu’ils sortaientde la cuisse de messieurs, et auraient, possible, méprisémes autres petits-enfants du moulin. Supposéque ça aurait été trop nouveau pour mes petitsenfants, ça aurait été peut-être mes arrière-petits-enfants.Ces choses se voient tous les jours; il nemanque pas de petits-fils de meuniers, établis dansle château où leur grand-père portait la farine. Siencore ayant fait fortune, ils ne faisaient pas des embarras,passe; mais c’est comme une maladie, toutde suite ils cherchent à se faufiler dans la noblesse,et ils y réussissent. Et ce n’est pas seulement lesmeuniers qui font ainsi, mais tous ceux qui s’enrichissentdans le commerce, ou dans les forges,comme M.Lacaud, soit-disant du Sablou, ou ailleurs.
Quand je vois de ces:
… parvenus entés sur les nobles,
faire leurs messieurs de la haute, et le diable sait s’il y en a! j’ai toujours envie de leur crier:
— Touche ton âne mon Coulou!
Pour en revenir, j’avais bien raison en général,mais j’avais tort en ce qui était de mon gendre. Mononcle à qui j’en parlais un jour, me dit qu’il n’y avaitpas à craindre cette affaire; que celui qui avait quittéson état pour le motif que nous savions, et qui avaitépousé une fille sans fortune par rapport à lui, n’étaitpas homme à agir par gloriole.
Et en effet, Fournier ne quitta pas sa maison, qui,de vrai, n’était pas dans une aussi belle position que Puygollier, mais qui était grande, propre, bien arrangée,et au milieu de son bien. Tout ce qu’il fit, c’estqu’il ramassa toutes les vieilleries qui lui semblèrentcurieuses: un lit à colonnes, des vieux cabinetspiqués des vers, des boiseries, des tableaux, maistout ça ne lui coûta pas bon marché à mettre en étatde servir. Le mobilier de la chambre de la demoisellequ’elle avait donné à Nancette, je n’en parle pas,parce qu’on l’avait emporté de Puygolfier peu aprèssa mort, celui-là était le mieux en état; les fauteuilset les chaises avaient des pieds contournés, étaientpeints en blanc, et l’étoffe était de vieille soie jaune.Il y avait aussi un lit dans le même genre, une commode ventrue à cuivres dorés, et quelques portraitsque Fournier trouvait jolis. Mon gendre emportaaussi tous les vieux papiers, dont il y avait un grandplein coffre dans le grenier, et il nous donna deslivres pour les droles.
Le reste ne valait pas le diable, et il y avait bellelurette que les cuillers et les fourchettes d’argentavaient été vendues.
Fournier aimait assez à farfouiller dans les vieuxpapiers, et il s’entendait bien à lire tous ces vieuxactes auxquels nous ne comprenions pas un mot. Entriant ces paperasses, il trouva des choses qui regardaientle pays; par exemple, que notre moulin avaitappartenu, il y avait près de deux cent cinquante ans,aux seigneurs de Puygolfer, et que c’était un moulinbanal où toute la paroisse devait faire moudre. Iltrouva aussi l’acte de fondation de la chapelle deSaint-Silain, dans l’église de la paroisse, faite par unedame de Puygolfier; des papiers qui marquaient lesredevances et les rentes qui étaient dues aux seigneursde Puygolfier avant la Révolution, et beaucoupd’autres choses de ce genre. Mais ce qu’il trouva deplus curieux, c’est un acte de vente de la terre dePuygolfier en l’année 1625. Si le défunt M.Silain avait vécu, lui qui était si fier de sa noblesse, ilaurait été bien estomaqué en le lisant.
Par cet acte, le seigneur François de Puygolfier,mousquetaire du roi, vendait à Guillaume Pons,notaire et procureur fiscal du marquisat d’Excideuil,les château, terre et seigneurie de Puygolfier, moyennantla somme de quarante-huit mille livres, dontvingt-deux payées comptant, et quinze en cinqannées. Pour le reste, c’est-à-dire onze mille livres,Guillaume Pons donnait quittance de plusieurs obligations,consenties par le vendeur, à feu JeannetPons, en son vivant hôtelier en la ville d’Excideuil,et père dudit Guillaume.
On voit que les amis de M.Silain, quand ils riaientde sa prétendue descendance d’une grande famille dePons, n’avaient pas tort. Mais, au surplus, aucund’eux ne soupçonnait cette origine populaire. Plusde deux cents ans avaient passé là-dessus, et il yavait longtemps que les nouveaux seigneurs de Puygolfier,greffés sur les anciens, étaient nobles de faitet regardés comme tels partout dans le pays.
Le château resta donc abandonné, et c’était ce qu’ily avait de mieux à faire. Les toitures ne valaient plusrien, il pleuvait partout; rien que pour les réparer,ça aurait coûté plus de mille écus. Le dedans étaittout aboli; ça aurait été une ruine pour qui auraitvoulu remettre tout en état.
X
Ma fille Nancette étant mariée, et déjà mère, jepensais en moi-même que mon aîné Hélie, marchantsur ses vingt-cinq ans, il s’en allait temps de l’établir.Mais c’était une affaire qui demandait réflexion. Pourque le drole pût garder comme aîné la propriété etle moulin, il fallait qu’il prît une femme ayant quelquechose, à seule fin de pouvoir payer à ses frèresleur part, quand, moi n’y étant plus, ils viendraient àpartager. Il devait, comme je l’avais dit à Fournier,leur revenir à chacun dans les trois mille francs, etcomme ils étaient six cadets ça faisait dix-huit millefrancs que l’aîné aurait à compter. Là-dessus il yavait le petit bien du Taboury qui valait tout près dedeux mille écus, et qui pouvait se vendre facilementsans faire tort au reste du bien, car la mère Jardonétait morte; ça faisait donc qu’il resterait douze millefrancs à payer aux cadets, et des filles qui apportentdouze mille francs dans leur devantal, ça ne se trouvepas tous les jours dans le pas d’une mule, comme ondit.
D’ailleurs le drole n’avait, à notre connaissance,aucune idée pour une fille plutôt que pour une autre; il allait bien comme ça dans les frairies danser ets’amuser, mais rien de sérieux.
— Laisse-le faire, va, disait mon oncle, un an oudeux à son âge, ça n’est pas une affaire, le drole n’estpas de ces fous qui ont besoin d’être tenus; un jourou l’autre il pensera au mariage, et d’ici là il pourrase trouver quelque bon parti pour lui.
Les choses allaient toujours leur petit train cheznous, comme le tic-tac du moulin; ça ne changeaitguère. Pour ça, mon oncle se faisant vieux ne semêlait guère plus du commerce, et c’est moi quiallais dans les foires, et tous les jeudis à Excideuil,où nous avions affermé un endroit pour mettre leblé, la civade, ou le blé rouge qui nous restait d’unmarché à l’autre. Les jours où je n’étais pas dehors,je travaillais au moulin avec Hélie, et à nous deuxnous le faisions bien marcher. Si nous étions obligésd’aller en route tous les deux, mon oncle restait àregarder de la marche des meules, et il apprenait lemétier à François qui avait ses quinze ans et n’allaitplus en classe. Bernard aussi nous aidait quand ilétait là, mais il allait souvent dehors pour faire desarpentages avec un marchand de biens que M.Vigierlui avait fait connaître.
D’ailleurs, au commencement de l’année 1876, iltira au sort et amena le numéro quatorze.
— Te voilà bien planté, lui dit en riant mon oncle,lorsque nous fûmes revenus le soir; il te va falloirpartir, car tu n’as rien pour te faire exempter.
— Non, Dieu merci, qu’il fit, j’aime mieux fairemon temps et être bien sain de partout.
La mère ne disait rien, mais ça l’ennuyait bien unpeu, la pauvre femme, qui n’était tranquille que lorsqu’elleavait tout son monde autour d’elle, pour êtresûre qu’ils n’étaient pas malades ou en peine. Queveux-tu, lui dis-je, c’est comme ça; les enfants, ilfaut bien s’y attendre, quittent la maison: les garçons cherchent une position, les filles se marient. Depuisque le monde est monde, ça marche comme ça:il ne faut pas te faire de la peine de ce qu’il va aurégiment; au jour d’aujourd’hui les soldats ne sontpas malheureux.
Trois ou quatre jours après le tirage, Bernardnous dit qu’il avait envie de devancer l’appel pourchoisir son régiment. Puisqu’il était forcé qu’il partît,nous trouvions qu’il avait raison, et alors il alladans le régiment qui était à Limoges, où il avait unde ses camarades du collège.
Quelques mois après son départ, je trouvai M.Vigierun jeudi à Excideuil, comme il sortait de porterdes actes à l’enregistrement, et il m’engagea à prendreune demi-tasse. Tout en buvant le café, il me dit:
— Ah ça, qu’est-ce que vous faites de votreaîné, est-ce que vous ne pensez pas à le marier?
— Si bien, que je lui réponds, mais pour se marier, il faut être deux, comme vous savez, et je croisqu’il n’a d’idée sur aucune fille.
— C’est tant mieux. Écoutez-moi, je sais une fillequi a bien, du côté de sa défunte mère, une dizainede mille francs, et qui, du côté de son père, en aurabien trois ou quatre. Ils sont deux enfants dans lamême maison; la fille est la cadette. C’est une bonnedrole, pas jolie si vous voulez, mais bien plaisante;et puis élevée en bonne campagnarde: chez elle sonttout à fait de braves gens; qu’est-ce que vous ditesde ça?
— Je dis que pour la position, ça nous irait assez;mais il faudrait aussi que la fille convint au drole,ou pour mieux dire qu’ils se convinssent tous deux.
— Écoutez, me dit M.Vigier, venez avec lui lejour de notre ballade, le premier dimanche d’août, lapetite y sera et il la verra; si elle lui convient, alorsnous en parlerons plus amplement.
Le jour de la vôte donc, nous fûmes tous deux à Saint-Germain, emportant un beau plat de poissonpour M.Vigier. Hélie avait pêché la nuit pour leprendre, et il n’avait guère dormi, mais le matin,après être resté deux ou trois heures au lit, il avaitété piquer sa tête au-dessus du moulin, et il n’y a riencomme l’eau fraîche pour vous réveiller.
M.Vigier était un notaire de l’ancien temps, quine faisait pas de fla-fla, mais qui arrangeait bien lesaffaires, et sûrement. Quand on lui portait de l’argentà placer, il le serrait dans son coffre, et lorsqu’ilavait trouvé un homme voulant emprunter, il passaitune obligation. S’il ne trouvait personne et que lesgens voulussent reprendre leur argent, il leur rendaitles mêmes écus, dans le même sac, lié avec la mêmeficelle. Aujourd’hui on fait autrement, et on plaisanteces anciens, mais avec ça on n’en voyait pas, commeaujourd’hui, passer aux assises.
Chez M.Vigier, les choses étaient à l’anciennemode. Dans l’étude il y avait un coffre, de mêmeforme que nos anciens coffres, mais tout en fer, avecun tas de mécaniques à secret qu’on voyait lorsque lecouvercle était levé. Les actes étaient serrés dans ungrand cabinet; et, avec deux tables massives et cinqou six chaises paillées, c’était tout le mobilier.
Toute la maison était dans le même genre de l’étude;on n’y voyait point de ces meubles nouveaux, quel’on trouve maintenant chez tous les gens un peucossus ou qui veulent le paraître; meubles qui fontde l’effet, mais qui ne durent pas. La maison étaittelle qu’il l’avait reçue de son père en prenant l’étude,il y avait quarante-cinq ans, et les meubles et tout;c’était solide encore, et le notaire aussi, qui était unbon homme tout à fait, et pas fier avec les paysans.
Lorsque nous entrâmes dans la cuisine, pavée depetits cailloux qui faisaient des dessins, la servanteétait en train d’arroser une dinde qui tournait devantle feu, par le moyen d’un tournebroche qui faisait grand bruit. Quand elle vit le poisson, elle dit:— Ha! le Monsieur sera content. Donnez-le vitementque je l’appareille, et en attendant, tournez vous autres vers le feu.
Au bout d’un bon moment, M.Vigier, qui étaitdans l’étude parlant avec des gens, vint avec Girou:
— Ha! Ha! vous êtes de parole, Nogaret; et commentque ça va? fit-il en me secouant la main.
— Ça va assez, merci, monsieur Vigier, et vousaussi?
— Ça ne va pas trop mal pour mes soixante-dixans; je n’ai pas à me plaindre pourvu que ça dure.Ha! vous avez porté du poisson; c’est une bonneidée: vous allez voir, dans une petite minute nousdéjeunerons. Girou, va-t-en tirer à boire, et toi, Poulette,trempe la soupe.
Nous déjeunâmes tous quatre seulement, M.Vigier,Girou et nous deux. Mme Vigier était morte depuisune quinzaine d’années, et, de deux enfantsqu’il avait, sa fille était mariée à Lanouaille, et le filsétait à Paris, soi-disant pour se faire recevoir avocat;mais il y mettait le temps, car il y avait dix ans qu’ily était, et on disait qu’il avait cassé déjà beaucoupde pièces de cent sous à son père, qui ne parlaitguère de lui, tant ça lui faisait de peine.
Après déjeuner nous sortîmes sur la place, etM.Vigier, avisant trois filles qui se promenaient, lesarrêta.
— Voyons, laquelle de vous autres qui veut semarier?
— Mais toutes trois! monsieur Vigier, réponditune grosse délurée, et elles se mirent à rire.
— Oui, c’est entendu; mais il faut passer parrang d’ancienneté: voyons, quel âge avez-vous, vousautres?
Quand elles eurent dit leur âge:
— Eh bien, Victoire, c’est à toi de donner le bonexemple; te voilà majeure, il est temps d’y penser.
— Mais j’y pense, Monsieur Vigier!
— À la bonne heure! Et fais-moi bientôt passerle contrat: je suis bien vieux, mais ce jour-là jeferai ma barbe de frais pour prendre mes droits.
— Oui, c’est ça, et elles s’en furent en riant.
— Tout en plaisantant, c’est un bon parti, cettedrole, et puis elle n’est pas mal. Qu’en dis-tu, petit?
— Elle est un peu brunette, dit Hélie, mais pointdéplaisante.
— C’est que, vois-tu, elle va dans les terres porterle manger à son monde et que le soleil l’a crâmée.Depuis la mort de sa mère, c’est elle qui tient lamaison; ce sera une bonne femme de ménage.
Au bout d’un moment, Hélie trouva des garçonsde sa connaissance et ils allèrent danser. À ce qu’ilparaît qu’il dansa avec Victoire et qu’ils se convinrent,car depuis, tous les dimanches, il s’en allait àSaint-Germain pour la voir.
La fin de tout ça, c’est que M.Vigier passa lecontrat d’Hélie comme il avait passé le mien. C’estau carnaval de 1877, qu’ils se marièrent. Pour lanoce de son frère, Bernard demanda une permissionet vint, tout fier d’être caporal depuis quelques mois,quoiqu’il n’y eût guère qu’un an qu’il était parti.
Quand les nores viennent dans les maisons où il ya encore leur belle-mère, il advient souvent qu’ellesne marchent pas d’accord. Ça se comprend: lesfemmes qui ont depuis longtemps le gouvernementde la maison veulent rester maîtresses, et les jeunesqui arrivent, ont d’autres idées, et voudraient faireà leur mode. Heureusement Victoire avait bon caractère,et ma femme était si bonne, qu’elle cherchaittoujours à faire plaisir à sa nore, de manière qu’elless’entendirent bien.
L’année se passa comme ça, tranquillement, sans aucune chose qui vaille la peine d’être marquée.Mais quelque temps avant la Noël, Fournier vintnous trouver et nous dit que, les élections pour lesconseillers municipaux devant avoir lieu au commencementdu mois de janvier 1878, il avait idée defaire une liste contre celle de M.Lacaud, pour tâcherde le déplanter. D’après des choses qu’il avait ouïdire à quelques-uns, il pensait qu’on pourrait y arriver.
— Ça, je lui dis, ça serait une bonne chose et ungrand bien pour la commune, car tant qu’il sera lànous resterons en arrière des autres, et il ne faut pascompter qu’il se retire de bonne volonté.
Là-dessus, nous nous mîmes tous à courir les villagesavec Roumy, Maréchou, le fils Migot, et tantnous prêchâmes les gens qu’en fin de compte laliste de mon gendre passa toute, à une majorité detrente ou quarante voix, selon les conseillers, et quantà lui, il ne lui manqua que vingt-deux voix pour lesavoir toutes.
Après que le résultat fut connu, tout le monde vinttoucher de main à Fournier. Ceux qui avaient voté pourla liste de M.Lacaud, ne pouvant faire autrement,étaient tout de même contents de n’avoir plus affaireà lui; et ceux-là même qui n’avaient pas voté seulementpour Fournier, voulaient lui faire croire que si,de crainte qu’il ne leur en voulût; mais ils se trompaientsur son compte, il n’était pas un Lacaud.
Aussitôt qu’il fut maire, Fournier commença às’occuper des affaires de la commune, et ça n’était passans besoin, car le régent que M.Lacaud avait mispour secrétaire, tenait mal les papiers et les registres.Ce régent était toujours ce même qui avait renvoyémes droles dans le temps, et il ne convenait pas àmon gendre ni guère à personne, parce qu’il n’apprenaitrien aux enfants, était trop souvent à l’égliseet dans la sacristie, et pas assez à sa classe. Et encore, Ķquand il y était, il faisait faire plus de prières et chanterde cantiques qu’il ne donnait de leçons. Fournier,ne voulant pas le faire partir sans le prévenir,lui dit de demander son changement, ce qu’il fit,et on l’envoya dans le Sarladais, par là du côté deNadaillac-le-Sec, où il y a plus de rapiettes que delièvres.
Quand M.Malaroche sut ce qui se passait, il vinttrouver Fournier pour revenir chez nous, ce qui eutlieu, parce que mon gendre le demanda expressément.
Moi, je n’y connais pas grand’chose, mais il mesemblait que M.Malaroche était un bon maître. Lorsqu’iln’eut plus peur de perdre le pain de sa famille,comme du temps de Lacaud, il fut à son aise pourenseigner aux enfants la bonne morale civique: leursdevoirs envers le pays et envers leurs camarades;pour leur apprendre l’histoire du peuple, et des paysanssurtout, qui était totalement ignorée, vu que leshistoriens, presque tous jusqu’à nos jours, n’ont eusouci que des rois et des grands personnages. Pourtant,pour nous autres paysans, c’est plus attachantde connaître la condition de nos pères aux différentesépoques, que de savoir ce qui se passait à la cour.Comme disait M.Malaroche, quand on voit ça deprès, il se trouve que sous les apparences de prospéritédont parlent les flatteurs qui écrivaient jadisl’histoire des rois, la misère des peuples était grande.Les fêtes royales et les habits dorés des seigneursfaisaient trop oublier les guenilles et la vie misérabledes paysans. Par exemple, disait-il, on n’a jamaisrien vu de plus beau que la cour de Louis XIV, etrien de plus minable que le peuple de son temps, surtoutvers la fin de son règne. Et c’est bien vrai ça,car dans les papiers venant de Puygolfier, Fournieravait trouvé des choses bien curieuses et bien tristes,qui faisaient toucher du doigt et voir à l’œil l’état malheureux où étaient réduits nos pauvres ancêtresen ces temps-là.
Et puis, ce qui me plaisait chez ce régent, c’estqu’il ne se croyait pas lié par les dires rabâchés depuislongtemps. Il faisait très bien voir que du tempsde Henri IV, le paysan n’était pas plus heureux quesous Louis XIV. Ce roi finaud, qui souhaitait lapoule au pot aux paysans, — la poulo, canardd’Henricou, comme dit Clédat, de Montignac, —les faisait bellement massacrer lorsque, mourant defaim, foulés par les nobles, pillés par les soldats,écrasés par la taille et les rentes, le désespoir leurfaisait prendre leurs fourches. Et ce n’est pas au loinque ça se passait, c’est dans notre pays même; maisqui connaît les pauvres Croquants du Périgord? Laplupart des historiens n’en parlent guère, que pourfaire des brigands de ces malheureux soulevés par ladésespérance.
Les histoires anciennes sont pleines de menteries,disait M.Malaroche. Les flagorneurs qui ont écritque Henri IV était un roi populaire, n’ont pas consultéle peuple. Ce gascon, grand prometteur,mince teneur, qui faisait du bien à ses ennemis etoubliait ses amis des mauvais jours, n’a jamais été siaimé que ça chez nous. Et la cause en est dans levieux souvenir plein de rancœur de la répression desCroquants; dans celui de sa cruauté pour les pauvresbraconniers qu’il faisait pendre sans merci, etenfin parce qu’il a fait couper la tête à Biron, donttoutes les veines avaient saigné à son service.
On n’a jamais ouï chanter en Périgord la chansonde Biron, sans abominer l’ingratitude monstrissimede Henri IV. C’est tellement vrai, qu’il était défendude la chanter autrefois; cinq bourgeois de Dommefurent mis en prison, du temps de Louis XIV, pourl’avoir chantée dans une auberge, et encore elle faitquelque peu son effet.
Ah! nous n’oublions pas aisément, nous autresgens du Périgord, et pendant longtemps on n’a pasfait la fête de saint Louis dans nos églises, parcequ’il nous avait donnés aux Anglais. Encore aujourd’huion ne l’aime pas trop; aussi, on ne voit guèred’enfants de paysans appelés Louis.
Pour en revenir à Henri IV, on a beau dire, de sabonté, citer de ses traits de clémence et de ses motsaimables; ce n’était en fin de compte qu’un rusé gascon,bon quand ça lui était utile, et méchant sansmiséricorde quand il y trouvait son intérêt.
C’est ainsi que notre régent faisait connaître auxenfants des paysans, aux descendants de ces Croquantsmaltraités par Henri IV, les nobles et leshistoriens, la vérité sur leurs ancêtres et vengeaitleur mémoire. Et il faisait de même pour toutes lesépoques; pour les temps des comtes de Périgord etles seigneurs pillards qui rançonnaient sans pitié lespaysans et leur faisaient subir des traitements barbares,et pour ceux des guerres de religion où le pauvrepaysan était pillé, incendié, torturé, massacré, tour àtour par les papistes et les parpaillots.
Quand il parlait de l’amiral Coligny, M.Malaroche,les yeux lui flambaient: on nous a apitoyés dans leshistoires sur sa mort, disait-il. C’est vrai que Guisel’a fait lâchement assassiner, mais en fin de compte,ce n’était qu’un brigand tué par d’autres brigands.
Nous autres Périgordins nous devons nous souvenirque, sous prétexte que les paysans du côté de Mensignac,de Tocane et de Saint-Aquilin, avaient aidél’armée catholique à exterminer les bandes huguenotesprovençales à Chante-Géline, près de Fayolle,en 1568; lorsqu’il traversa le Périgord venant duLimousin, il massacrait tout sur son passage; on nevoyait que gens occis par les chemins. Rien qu’àLachapelle-Faucher, dans une salle du château, il fit tuer de sang-froid deux cent soixante paysans, aprèsles y avoir gardés tout un jour!
Qu’a fait de plus le féroce Montluc, le Bouchercatholique? Qu’on nous laisse donc tranquilles avecce brigand hypocrite, sa barbe blanche et son cadavrejeté par la fenêtre. Gardons notre compassion pourses malheureuses victimes, pour ces deux centsoixante compatriotes, parmi lesquels nous avionspeut-être des ancêtres!
À propos de ces rois qui font si bonne figure danscertains livres, je me souviens qu’un dimanche sur laplace, il nous fit bien rire. Voyez-vous, qu’il faisait,quand on regarde de près notre histoire, on est del’avis de ce Dauphin qui disait à son précepteur: mais,père Corbin, dans tous ces rois de France, je n’envois aucun de bon!
Quand la question du régent, ou plutôt de l’instituteur,car moi je parle à l’ancienne mode, fut réglée,Fournier s’occupa de l’école et des chemins. Il fallutemprunter pour ça, mais quand on vit de belles sallesde classe où les enfants étaient à l’aise, et les cheminsbien arrangés et réparés, les gens dirent: à la bonneheure; nous voyons maintenant que notre argentest bien employé.
On pense bien qu’au Frau nous étions contents devoir les choses marcher comme ça, et d’autant plusque c’était notre gendre qui faisait tout. On ne pouvaitpas dire que nous avions les préférences,puisque notre chemin avait été radoubé le dernier,et on ne pouvait pas dire non plus que nous cherchionsà nous faufiler partout, puisque nous n’étions rien.Mon oncle avait depuis quelques années renoncé àêtre du Conseil, disant qu’il fallait faire place auxjeunes, et moi je ne pouvais pas en être, puisque mongendre en était.
Je me trouvais donc heureux, car chez nous c’étaitcomme dans la commune, tout marchait bien. Les droles venaient à souhait. François, qui était né en1860, avait tout près de dix-neuf ans, et c’était un fiergarçon qui nous aidait bien au moulin et partout.Celui qui venait après, Yrieix, avait trois ans de moinset commençait aussi à s’occuper: les deux derniersallaient encore en classe.
Mon oncle, lui, portait bravement ses soixante-treizeans passés, mais il ne faisait plus rien quequelque gigognerie pour s’amuser. Les droles luidisaient toujours: — Oncle, repose-toi, tu as asseztravaillé, c’est à notre tour maintenant! Et lui lesécoutait, et s’asseyait par là au moulin sur un sac, etleur parlait de choses et d’autres, mais ayant soinque ce fût quelque affaire propre à les instruire ouà leur donner de bons sentiments. Des fois il causaitavec les gens qui venaient faire moudre, et quelquefoisaussi, il dévalait jusqu’au bourg pour voir lesanciens.
Ma femme, elle, était toujours la même. Je croisbien qu’elle avait quelque peu vieilli, mais moi jen’y connaissais rien. Elle était toujours vaillante,active, avisant au bien-être de chacun et de tous,aimant sa nore autant que sa fille, et ne sortantjamais de chez nous. Quelquefois les gens lui disaient:— Vous n’êtes jamais allée à Périgueux? oubien: vous n’allez point à Excideuil? ou ici, ou là? etelle leur répondait:
— Que voulez-vous que j’y aille faire? j’ai toutmon monde autour de moi.
Mais le contentement ne peut pas durer toujours;les hommes étant toujours heureux, se trouveraientmalheureux, faute de comparaison; il faut donc qu’ily ait de temps en temps quelque méchante affaire quis’en mêle.
Un jour je revenais de porter de la farine et j’étaistranquillement sur ma mule, jambe de ça, jambe delà, regardant devant moi notre maison, dont la cheminée fumait, les termes au-dessus avec leurs boischâtaigniers, et la gorge boisée de la rivière, lorsqueétant à un tout petit quart de lieue de chez nous, jeportai mes yeux sur nos vignes de la Côte, et là, aumilieu, je te m’en vais voir une place ronde, grandecomme un sol à battre cinquante gerbes, où les feuillesétaient jaunâtres, au prix des autres d’autour quiétaient franchement vertes. Ça me donna un coupdans l’estomac: c’est la maladie de la vigne! que jeme dis: Nous avions bien ouï dire que dans le Midielle avait fait crever toutes les vignes; nous savionsque du côté de Bergerac elle ravageait tout, mais jene sais pas pourquoi, moi, comme bien d’autres, nousne pouvions pas nous mettre dans l’idée qu’elle viendraitjusque chez nous.
Et pourtant c’était bien elle, c’était bien la maladie,marquée par cette tache ronde qui d’année en annéeallait s’élargir comme l’huile sur une touaille, et tuertoutes nos vignes! Je finis d’arriver chez nous toutennuyé, ne pensant plus à faire péter mon fouet,comme de coutume, pour m’annoncer. Après avoirmis la mule à l’écurie, je montai à la maison, et aprèsm’être lavé les mains, je m’assis à table pour dîneravec les autres. Moi, je déteste tellement de tromper,que sans que je m’en doute, sur ma figure on connaîtquand j’ai quelque chose. Ma femme vit bien quej’étais tracassé, mais elle ne me dit rien devant cheznous. Quand j’eus mangé un morceau lentement,pensant en moi-même à ce gueux de phylloxera, Hélieme versa à boire un plein gobelet de vin.
— Doucement, petit, que je lui dis, il faut le ménager,car bientôt nous n’en aurons plus; la maladieest dans nos vignes.
— Comment! que dis-tu? firent-ils tous.
— Oui, malheureusement, je l’ai vu tout à l’heure.Dans nos vignes de la Côte il y a une tache jaune,d’ici deux ou trois ans tout sera mort.
— Nous voilà bien plantés, dit mon oncle; au lieude vendre quelques barriques de vin, il nous faudraen acheter.
— Mais peut-être, reprit ma femme, que d’ici là,on aura trouvé un moyen de guérir cette maladie.
— Il ne faut pas compter là-dessus, réponditl’oncle, il y a quinze ans que les savants cherchentle moyen de tuer le phylloxera, et ils ne l’ont pastrouvé.
— Je me demande de quoi ils servent, alors, ditnotre aîné.
Ça se passa bien comme je l’avais dit: l’annéed’après nous ne fîmes pas le quart de vin commed’habitude et encore pas bon, parce que les vignesmalades ne pouvaient plus faire mûrir le raisin; etpuis l’année qui suivit, rien. Je parle des vignes dela Côte, car la vieille vigne dans le terme, au-dessusde la maison, résista un peu plus, mais au bout detrois ans elle était comme l’autre: en tirant sur lespieds, ils suivaient comme qui arrache une rave.
Voyant ce qui nous attendait, je ne vendis pas devin, me disant que celui que nous avions, il fallait legarder pour le temps où il n’y en aurait plus du tout:et puis, afin de le ménager, on fonça de la vendangedans des barriques pour faire de la piquette toutel’année. Nous avions aussi une demi-barrique de vinde la vieille vigne qui avait quatre ans, et d’autre dedeux ou trois ans. Mon oncle me dit qu’il fallaittirer cette demi-barrique en bouteilles afin de legarder pour quelque grande occasion ou en cas demaladie. Quand ce fut fait, on mit les bouteilles dansdes caisses avec de la paille.
La jeunesse qui a le temps devant elle, ne se tracassepoint comme nous faisons pour beaucoup dechoses, nous autres gens âgés. Peut-être si nousétions sages, devrions-nous faire comme elle, etporter les traverses qui surviennent sans nous en troubler. Ce qu’il y aurait de mieux, ça serait de regarder tranquillement les accidents et de tâcherd’en tirer le meilleur parti qui se puisse. Mais voilà,celui qui a la charge de la maison, porte le poidsdes inconvénients pour lui et pour les siens. Lesjeunes gens libres de ce souci ont encore dans lesyeux l’espérance, qui trompe souvent, comme lesfeux-follets qui dansent dans les prés, mais qui, enattendant, les fait marcher joyeux.
Les droles donc, chez nous, ne se faisaient pasbeaucoup de mauvais sang de cette affaire, au moinsen ce qui les touchait. Ils buvaient de la piquette aulieu de vin, et n’y faisaient pas attention. Nousbuvions bien quelque peu de vin, le dimanche, pourfaire chabrol, et puis s’il venait quelqu’un chez nous;mais autrement de la piquette. Il n’y avait que mononcle qui ne bût que du vin, parce que l’ayant decoutume depuis si longtemps, ça aurait pu le fatiguer,joint à ça que l’on dit que le vin est le lait des vieux.
Au carnaval de l’année 1881, Bernard demanda unepermission et vint nous voir sans nous avoir écrit.Il descendit du chemin de fer à Thiviers et vint deson pied pour nous surprendre. Il venait d’êtrenommé sergent-major, mais nous n’en savions rien.Le dimanche gras au soir donc, nous étions à souper,quand nous entendons japper la Finette, puis quelqu’unmontant l’escalier et ouvrant la porte: Bernard!Tout le monde fut bientôt debout. Lui, courutà sa mère et l’embrassait comme du bon pain, tandisqu’elle, fière de son drole et heureuse de le revoir,avait les yeux mouillés. Après la mère ce fut le tourde la belle-sœur Victoire et puis nous autres. Quandil eut fait ses amitiés à tous, la grande Mïette lui mitune assiette à côté de sa mère et il s’assit à table.Tout en mangeant, on lui fit fête à cause de ses galons;lui, cependant, nous expliqua qu’il allait sepréparer pour une école où vont les sous-officiers, afin de passer officier. C’est maintenant, dit-il, queje vais me servir de ce que j’ai appris à Excideuil, etje tâcherai que vous ne plaigniez pas l’argent que jevous y ai mangé.
Officier! avec une épaulette d’or! cette idée faisaitgrande joie aux petits, et à nous autres, ça nous faisaitquelque chose aussi. Le fils d’un paysan, d’unmeunier, officier et en passe de monter haut; quevoulez-vous que je vous dise, on est des hommes.
— Qui sait, dit mon oncle, vous autres le verrezpeut-être commandant ou colonel; sous la grandeRépublique, il ne manquait pas de fils de paysansmontés jusque-là et plus haut. Pour moi, tout ce queje demande, c’est de le voir simple officier avant dem’en aller.
— Oh! oncle, dit ma femme, vous êtes fier etbien en santé, vous le verrez mieux que ça.
— Oui, ma fille, je suis fier, mais j’ai soixante-quinzeans, et je ne suis plus qu’une vieille lure.
— Voyons, dit François, on a mis en bouteilles, ily a deux ans, une demi-barrique de vin vieux pourquand on serait malade. Personne ne l’a été, Dieumerci, et il faut espérer que personne ne le sera delongtemps. Mais comme ça on n’en boirait jamais etil se gâterait. D’ailleurs, il vaut mieux boire le bonvin quand on est fier que quand on est malade, onle trouve meilleur. Si le père le veut, je vais en allerchercher deux ou trois bouteilles pour arroser lesgalons de Bernard.
— Vas-y mon drole, tu as une bonne idée.
Et quand il fut remonté, on trinqua et on but à lasanté du sergent-major.
Le lendemain je fus avec Bernard à la Fayardie, etle mardi Fournier vint faire carnaval chez nous avecNancette et le petit. Nous étions treize de la familleen le comptant, ça faisait une jolie tablée. La grandeMïette au fond faisait quatorze. Ce soir-là, nous bûmes de bons coups, comme si jamais de la vie onn’eût ouï parler de phylloxera. L’ennui des premierstemps était un peu amorti, et après avoir attendu inutilementla guérison des vignes, nous nous prenionsmaintenant à espérer qu’on pourrait les refaire,comme de fait ça arrive.
Quelques années se passèrent comme ça, sans riend’extraordinaire au Frau. Depuis assez longtemps,nous n’avions plus de métayers, et mes garçons etmoi nous travaillions seuls tout notre bien. D’ailleurs,c’était toujours notre même train de vie d’autrefois;aussi je ne rapporterai pas des choses journalièrespareilles à d’autres dont j’ai parlé déjà, ne voulantpas, si je puis, rabâcher encore. C’est bien assez quej’aie raconté des affaires qui, probable, n’intéresserontpersonne que les miens. Et puis, il faut que je ledise aussi, je me rappelle bien tout ce qui s’est passédans le temps chez nous; je me souviens très bien detoutes nos anciennes affaires; mais pour celles d’hier,de l’année passée, d’il y a deux ans, même dix ans,je les ai quasi presque oubliées, et quelquefois jesuis obligé de les demander à ma femme: je mentionneraidonc seulement les choses marquantes pournous.
En 1882, il me naquit deux petits-enfants: une drolede ma nore Victoire, et un drole de Nancette. Ellequi avait déjà un garçon aurait tant aimé une fille, etHélie, pour son premier enfant, aurait voulu un mâle;mais ces affaires-là ne s’arrangent pas comme onveut.
À la fin de 1883, Bernard fut nommé officier dansun régiment qui était à Brive. Ça fut une grandeaffaire chez nous, et bien des gens m’en firent compliment;mais je ne fais pas grand état de toutes cesfélicitations, parce que je sais que parmi les complimenteurs,il y a d’ordinaire beaucoup de flacassiers.
Lorsqu’il vint en permission, il y eut grande fête à la maison et à la Fayardie, comme bien on pense, etnous étions tous glorieux du cadet. Lui était plusraisonnable que ses frères, et le lendemain de sonarrivée il prit ses anciens habillements de civil, et semit à chasser pour se reposer d’avoir beaucoup travailléà l’école. Qui l’aurait rencontré dans les boissans le connaître, avec une groule de veste et unméchant chapeau, n’aurait jamais dit que ça fut unjeune officier de l’armée. Il n’alla pas tant seulementse montrer à Excideuil, comme ça aurait été pardonnablede le faire, preuve que la gloriole ne lui tournait pas la tête.
L’année d’après, François se maria avec la fille d’unmeunier de sur la Cole, et s’en fut demeurer chezson beau-père, que j’avais connu dans le temps, à lanoce de mon cousin de Brantôme. François entraitchez de braves gens, et le moulin était bien en pratiques.Ils n’étaient pas riches si on veut, mais avecça la fille n’était pas un mauvais parti, parce qu’elleétait pour lors seule de famille, son frère étant mortl’année d’auparavant.
En 1885 ça fut une bonne année pour les naissances.Il nous naquit un drôle de Victoire. Nancetteeut une fille, et mon autre nore, qui s’appelait Clara,en eut une aussi.
Mais l’année d’après ne fut pas aussi bonne. Unjean-foutre de boulanger avec qui je faisais du commerce,fit banqueroute et me fit perdre près de quarante pistoles. J’eus comme les autres, onze pour cent,deux ans et demi après: le reste se mangea en frais,comme c’est de coutume.
Dans ce même temps, notre Yrieix, qui avait pourlors ses vingt-trois ans, s’amouracha d’une fille dubourg qui était bien une drole tout à fait comme ilfaut, et jolie de figure, mais qui n’avait pas un solvaillant. Comme tous les soirs presque, il descendaitla voir et revenait des fois assez tard, je m’en aperçus vite et je lui en parlai. À la première parole il meconfessa la vérité: cette fille lui convenait, et avecnotre permission il voulait la prendre pour femme.Moi je lui dis qu’il fallait bien y penser avant de fairecette affaire; que de prendre une fille n’ayant rien,lui qui n’aurait pas grand’chose plus tard, c’était semettre dans la misère, les enfants venant; que dansla vie on ne pouvait pas toujours suivre ses goûts;qu’il fallait penser à l’avenir et consulter la raison,attendu que le mariage avait ses charges et qu’ilétait bon de se mettre en mesure de les supporter.
Je sais bien, continuai-je, que tu pourrais me direque je n’ai pas tant calculé que ça pour prendre tamère quoiqu’elle n’eût rien. Ça, c’est vrai; mais moij’étais dans une autre position que toi, mon pauvredrole, ayant quelque dizaine de mille francs de mamère, et assuré de plus de l’avoir de mon oncle.
Là-dessus il me répondit que j’avais bien raison ence que je disais, mais que pourtant, si on ne semariait jamais qu’ayant l’avenir assuré, il y auraitles trois quarts des gens qui ne se marieraient pas.Quant à lui, il se sentait force et courage pour nourrirune femme et des enfants; il affermerait un moulin etse tirerait d’affaire; il ne me demandait seulementque de lui aider un peu.
Le voyant décidé, je lui dis alors que dans tous lescas rien ne pressait; qu’il fallait attendre quelquetemps, afin de ne pas prendre un caprice passagerpour une amitié solide.
Il me répliqua qu’il attendrait donc, bien résoluqu’il était de ne rien faire sans mon consentement.
— Écoute, lui dis-je, puisque c’est comme ça, etque tu es bon drole, voici ce qu’il faut faire. Ça n’estpas en trimant dans un petit moulin de par là, que tute tireras d’affaire. Il te faut voir un peu la minoterieet travailler dans les grandes usines; tuapprendras là quelque chose qui pourra te servir à entreprendre les affaires pour ton compte. Je te chercheraiune place, soit à Barnabé ou à Sainte-Claire,ou bien à Saint-Astier; je connais les messieurs et jepense y arriver.
— J’aurais mieux aimé attendre ici, qu’il dit, mais jevois que tu as raison, je partirai quand il le faudra.
Je ne trouvai pas à le placer dans les minoteriesd’autour de Périgueux, et il lui fallut aller du côté deRibérac.
C’était un garçon sage, Yrieix, attentionné à sontravail et sachant se faire aimer. Aussi, d’abord qu’ilfut là-bas, son bourgeois prit confiance en lui, si bienque l’année d’après, il lui augmenta ses gages.
Et puis il se maria avec sa bonne amie. Sa mèreétait veuve, et elles étaient si pauvres que ma femmeen avait compassion; et, voyant cette fille rester sagependant un an que notre drole fut là-bas, sans parlerà personne, elle l’affectionna, et en cachette, pour nepas la mortifier, elle lui donna des nippes et tout lelinge pour monter son petit ménage. La noce sefit au Frau, bien entendu, et puis après Yrieix emmenasa femme.
Voilà comment ça va dans les familles; il y en a quimontent et d’autres qui descendent. La Nancette avaitpris un homme riche, Bernard était officier, et lepauvre Yrieix, lui, était garçon dans une minoterie.Fournier élevait ses enfants bien simplement, à lamode campagnarde; mais avec ça, il les faisait instruireen pension et leur donnait des idées sur deschoses dont la femme d’Yrieix n’avait jamais ouïparler; de manière que plus tard, les cousins germains,fils de Nancette et fils d’Yrieix, venant à serencontrer, il y aurait eu tant de différence entre euxqu’ils ne se seraient jamais pris pour parents. J’imagineque beaucoup de gens pauvres, qui portent lemême nom que des familles riches, proviennent dela même souche et de frères qui n’ont pas réussi ou se sont ruinés, tandis que les autres faisaient fortune.
Cependant, mon oncle avait ses quatre-vingt-deuxans passés, et il était toujours en bonne santé. Sabarbe et ses cheveux étaient blancs comme neige;mais au demeurant il n’avait point de grandes infirmités,entendant bien, lisant sans lunettes et marchantencore avec son bâton, quoiqu’il eût quelquefoisdes douleurs. Son ami Masfrangeas était mort il yavait un an, et il disait quelquefois que ça seraitbientôt à son tour.
— Bah! faisait Hélie, toi, oncle, il faudra te tuer àcoups de bonnet de coton!
Et ça le faisait rire, car rien ne plaît plus aux vieuxque de leur dire qu’ils sont bien fiers. C’était la purevérité pour mon oncle, mais, à cet âge, il ne faut pasgrand’chose pour les déranger.
Dans le commencement de l’année 1889, il sentitquelque peine à remuer son bras gauche: encoretant mieux, dit-il, que ça ne soit pas le droit. Il nesortit pas de tout l’hiver, ayant peine à se réchauffer,de manière qu’il fallait lui mettre le moine dans lelit. Nous avions fait arranger à Périgueux un de cesgrands fauteuils qu’il y avait dans le grenier de Puygolfier,et il passait ses journées devant le feu, tisonnant avec son bâton, et quelquefois lisant quelquespages dans ses vieux livres, qui étaient marqués auxendroits qu’il prisait le plus. Dans la journée, mafemme ou Victoire, ou la grande Mïette, étaienttoujours là, et ça le gardait d’ennuyer. Le soirnous autres lui lisions le journal, et comme, dansl’Avenir, il était souvent question du Centenaire de laRévolution, il disait quelquefois:
— Je voudrais bien tout de même aller jusqu’auquatorze juillet!
Ça le réjouissait de savoir qu’on fêtait la République,et les souvenirs de la Révolution qu’il tenaitde son père et de son grand-père, lui revenaient à la mémoire, et il nous les disait, s’arrêtant parfois defatigue, et continuant à les suivre dans sa pensée.
Il vit ce quatorze juillet qu’il voulait tant voir. Cejour-là, c’était fête chez nous, et les droles avaientdébarrassé l’auvent des seilles et de la grande oulle,et l’avaient arrangé avec des branches de chêne. Surla cime d’un piboul ou peuplier, qui était en face dela maison, au coin du pré, touchant le chemin, ilsavaient monté un drapeau. Ce piboul était un maiqu’on avait planté en quarante-huit à mon oncle,lorsqu’il fut conseiller. Comme on l’avait planté avecses racines, il avait pris, et avait profité beaucoup,de manière que maintenant il était très gros. Dans letemps nous l’avions entouré d’une petite muraillepour le garder d’accident, et depuis, nous l’appelionsl’arbre de la Liberté.
Après dîner, sur les une heure, l’oncle nous dit:
— Menez-moi sous l’auvent que je voie ça.
Et tous deux, l’aîné, le tenant sous les bras, nousle menâmes sous l’auvent, où Victoire avait déjà portéson fauteuil. Une fois assis, il regarda un moment ledrapeau qui flottait au vent et puis nous parla ainsi:
— Ça n’est pourtant que trois morceaux d’étoffecousus ensemble, mais ces trois couleurs ont faitreculer les Autrichiens et les Prussiens! Il faisaitbon vivre et être Français, quand nos volontaires,sans souliers, les abordaient à la baïonnette, les drapeauxau milieu des bataillons, tambours battant, etquarante mille voix chantant la Marseillaise!… Queltemps!… Un de mes oncles fut tué à Jemmapes, etquand la nouvelle en vint à la maison mon grand-pèredit: C’est une belle mort! Vive la République!
Il resta un moment sans rien dire, perdu dans sessouvenirs, puis, voyant le feuillage dont les garçonsavaient guirlandé les piliers de l’auvent, il reprit:
— Du chêne, à la bonne heure!… Le chêne estfort comme le peuple… Point de laurier, c’est l’arbre des empereurs, des tyrans… La branche de chêne,c’est la marque du citoyen! Vous m’en mettrez surma caisse, quand je serai mort!
Il faisait bon là, à l’ombre. Dans la plaine, les blésmûrs se balançaient doucement, les cigales chantaientaprès le tronc des arbres, les eaux de l’éclusebruissaient, et on entendait au bourg péter le petitcanon que Fournier avait acheté exprès.
Ma femme prit une chaise et vint se mettre prèsde l’oncle, pour lui faire compagnie, et Victoire enfit autant, ayant son drole sur les genoux. Nousautres, nous étions assis sur le petit mur ou appuyéscontre, et nous regardions l’oncle, tranquille et content,avec sa bonne figure, tandis qu’un petit ventdoux agitait un brin sa barbe et ses cheveux blancs.
De temps en temps, il nous disait quelques paroles:
— Cette fois, mes droles, la République a gagnépour toujours… Ils auront beau faire, les nobles, lescurés et les autres, ils n’y pourront rien… Je suiscontent d’avoir vu ça… Mais il y a quelque choseque j’aurais voulu voir aussi… Là-bas, vous savez,les sales Prussiens!… J’aurais voulu les voir partir!Mais je suis trop vieux… Vous autres, vous verrezça. Quelle belle fête, ce jour-là!
Il resta comme ça, l’après-dînée, se remémorantles choses d’autrefois, et de temps en temps nous faisantpart de ce qu’il pensait.
Depuis, il continua de décliner peu à peu, toutdoucement. D’un jour à l’autre on ne s’en apercevaitpas, mais si bien de mois en mois, lorsqu’on voyaitqu’il ne pouvait plus mettre ses souliers tout seul,ou ne se levait de son fauteuil qu’avec le secours dequelqu’un de nous. Lorsque Bernard vint en permissionau mois d’octobre, il ne se levait plus que lesjours où il faisait beau soleil, et seulement vers midi.Quand je dis qu’il se levait, il faut dire qu’on le levait, car il ne pouvait guère s’aider, surtout d’unbras. Il ne mangeait pour ainsi dire plus, de manièrequ’il allait s’affaiblissant toujours davantage. Il leconnaissait bien, car sa tête était toujours bonne, etil disait qu’il n’irait pas loin.
Il avait demandé qu’on le mît dans la grandechambre, parce que c’était la plus plaisante, et quede son lit il voyait la plaine des bords de la rivière etle moulin. Lorsqu’il ne put plus se lever du tout, ily avait toujours quelqu’un avec lui, ma femme principalement,ou Victoire, et leur compagnie lui faisaitplaisir. Dans les derniers temps, il dormait beaucoupdans la journée, et ça nous annonçait sa fin, vu leproverbe: Jeunesse qui veille, vieillesse qui dort,sont près de la mort.
Un matin, avant jour, il dit à ma femme qui l’avaitveillé la nuit avec la grande Mïette, chacune la moitié:— Ma pauvre Nancy, je crois que je ne passerai pasla journée… Avant de m’en aller, je voudrais vousvoir tous à table… là, près de moi. Envoie quérirNancette, qu’elle vienne avec ses droles… et puisFrançois aussi.
On fit comme il l’avait dit. À une heure, Françoisétant arrivé, on se mit à table pour dîner. Le petitbout était contre son lit avec son assiette et sonverre; lui était accoté sur des coussins. Fournierétait venu avec sa femme et les petits, et quand ils’approcha du lit, mon oncle lui dit en plaisantant,mais bien bas: — Salut, Monsieur le maire! je vaisvous donner de la besogne. Et comme il vit que mafemme et Nancette s’essuyaient les yeux, il leur dit:— Mes enfants, ne vous faites pas de peine… j’ai faitmon temps… je m’en vais dans ma quatre-vingt-quatrièmeannée… vous laissant heureux… je ne suispas à plaindre.
Il ne voulut pas qu’il fût dit qu’il n’eût pas mangéavec nous autres une dernière fois. Bernard avait tué des cailles, et on lui en avait fait rôtir une. Aprèsavoir pris un peu de bouillon de poule, il mangea lamoitié d’une aile de cette caille; ça fut tout ce qu’ilput faire. Quand ce fut sur la fin du dîner, il me dit:Va quérir du plus vieux vin… que nous trinquionsensemble.
Quand le vin fut versé dans les verres, on luidonna le sien, et tous, petits et grands, nous vînmeschoquer avec lui. Après avoir bu une gorgée, ilrendit son gobelet et se laissa aller sur les coussins.
— Mes enfants, je suis content de vous avoir vustous, autour de moi… manque Yrieix… Mais le pauvredrole, je ne l’oublie pas. Écoute, Hélie, dansmon tiroir, il y a des valeurs, tu sais, qui me sontdues… pour une douzaine de cents francs approchant:c’est pour Yrieix qui a pris une femme pauvre…pour lui aider à s’établir plus tard… fais-jebien?
— Oui, oui, oncle, dîmes-nous tous.
— Donc, alors, tout va bien, mes enfants… moije pars la conscience tranquille… et je vais aller dormirà côté de nos anciens… Je ne regrette qu’unechose… vous savez quoi!
— Hélie, mon fils, le jour où on aura chassé deFrance, de là-bas, d’Alsace… les derniers Prussiens,tu viendras sur ma fosse, et te penchant vers moi,tu me diras:
— Oncle! ils sont partis!
Il avait parlé fort, et ça l’avait fatigué. Un momentaprès, il nous dit:
— Ouvrez les fenêtres, que je voie encore lesoleil.
C’était un de ces beaux jours de l’été de la Saint-Martin,qui sont communs en Périgord. Le soleilrayait fort, séchant le long de la rivière les regainsdont l’odeur montait jusqu’à nous. Le moulin étaitarrêté, et on n’entendait que le bruit des eaux tombant de l’écluse. En face de la fenêtre, le vent faisaitbruire les feuilles de notre arbre de la Liberté quicommençaient à jaunir. Tout à la cime de l’arbre, ledrapeau que les droles y avaient monté le quatorzeJuillet flottait toujours au vent. L’oncle regarda toutça un moment sans rien dire, puis il appela bien basbien bas le pauvre, l’aîné de Fournier, qui avait sesquatorze ans:
— Viens là, mon Robertou.
Quand le drole fut là, penché sur le lit, l’oncle luidit tout doucement, comme un souffle:
— Chante la Marseillaise.
Et le drole émotionné, les yeux brillants, deboutauprès du lit, commença de sa voix claire et tremblante un petit:
Allons, enfants de la Patrie
Le jour de gloire est arrivé!
Tandis qu’il chantait, l’oncle, les yeux perdus auciel du lit, une main sur la tête du drole, écoutait enextase.
Lorsque le petit fut à la fin:
Nous entrerons dans la carrière
Quand nos aînés n’y seront plus!…
l’oncle se rit un peu et ferma doucement les yeux. En nous approchant, nous voyions bien qu’il n’était pas mort, mais il ne parla plus. De temps en temps il ouvrait les paupières, et, nous voyant tous autour de son lit, et ma femme dans la ruelle lui tenant la main, il les refermait, tranquille. Au bout d’une heure son souffle devint à rien, et, puis s’arrêta tout doucement: il était mort.
Nous avions mandé la triste nouvelle à Yrieix parle télégraphe, de manière que le lendemain toute lafamille était réunie. Sur les quatre heures du soir,l’oncle fut porté en terre par nous autres, mes six garçons et moi, aidés de nos cousins de Tourtoiracet de Génis: aucun d’étranger n’y toucha.
C’était beau de voir le cercueil de cet ancien, couvertde branches de chêne, comme il l’avait demandé,porté par les siens, les uns en veste blanche de meuniers,les autres en sans-culotte brun ou noir, et,parmi ces habits paysans, un uniforme d’officier àdeux galons d’or.
Il n’y avait point de curé. Fournier marchaitdevant, ceinturé avec son écharpe, et toute la communesuivait nos femmes derrière le cercueil. Aprèsqu’aidé de mes garçons, j’eus descendu tout doucement le pauvre oncle dans la fosse, Fournier, montésur la terre déblayée, lui fit l’adieu dernier et voicice qu’il dit, tel que je l’ai ouï, tel qu’il me l’a répétépour le coucher par écrit:
«Ce n’est pas la coutume, mes chers citoyens,de faire de discours sur la tombe d’un homme dupeuple, d’un travailleur, d’un paysan. Jusqu’à présent,cet honneur était réservé aux rois, aux grands,aux puissants de la terre, gens inutiles ou nuisibles.Il est temps, maintenant que la République luit pourtout le monde, comme le soleil, de prendre d’autresmœurs, d’autres usages et de rendre à nos morts, àceux qui ont vécu, souffert, travaillé avec nous, l’hommagequi leur est dû.
«Si quelqu’un a mérité ce dernier souvenir, meschers amis, c’est celui qui est là couché dans ce cercueilque la terre va recouvrir tout à l’heure. Nogaretnaquit en 1806, à une époque qu’on appelle glorieuse,parce qu’alors un homme insensé, traînant à sa suitedes centaines de mille soldats, en faisait tuer beaucoup,et tuait encore plus d’ennemis, pour rien. Maisson père était un volontaire de 1792; mais un de sesoncles était mort à Jemmapes pour la France; maisson grand-père était un patriote; et dans cette humblemaison du Frau on conservait le culte de la République étranglée par Bonaparte. Il fut donc élevé dansla pratique des vertus civiques, et dans des idées deliberté, de fière indépendance et de dévouement à laPatrie, qu’il a gardées jusqu’à sa dernière heure.
«Je ne vous retracerai pas la vie de Nogaret, vousla connaissez tous; j’en rappellerai seulement un épisodedont certains de vous ont été témoins, mais quetous savent par ouï-dire. Un jour de décembre, il y ade cela trente-huit ans, cet honnête homme, ce boncitoyen, fut arraché à sa famille, à sa maison, et menéen prison, les mains enchaînées comme un malfaiteur.
«Quel était son crime? C’était un ferme républicain,un homme libre, un bon Français, et c’en étaitassez en ces temps maudits.
«Mais la justice a son heure. Tandis que le criminelde décembre 1851 et de juillet 1870 est en horreur à tout citoyen, à tout patriote; tandis que samémoire est exécrée des mères dont il a fait tuer lesfils, et des Français que son crime a arrachés à leurpatrie, autour du cercueil d’une de ses obscures victimesse presse une commune entière.
«Il y a là, mes chers citoyens, une leçon pournous tous. Il est bon de constater que si l’expiationdu crime arrive infailliblement, la glorification deceux qui ont toujours suivi le devoir austère, arriveaussi, au seul moment où elle est légitime et enviable,à l’heure de la mort!
«Et il ne faut pas nous laisser imposer par lesfausses grandeurs du pouvoir. La tombe égalitairen’admet point de privilèges, et les cadavres qu’ondescend dans la fosse ne doivent être jugés que surleurs actes. Si donc nous qui sommes vivants à cetteheure, nous avions le choix entre la renomméesinistre du dernier Bonaparte et celle du pauvre paysan,qui est là dans ce cercueil, nous n’hésiterions pas;nous voudrions que notre mémoire fût bénie et honorée comme celle de Nogaret.
«Peut-être, citoyens, notre hommage suprêmes’adresse-t-il moins au prisonnier de Décembre, aubon citoyen, qu’à l’honnête homme, au voisin obligeant;cela se peut. Notre éducation civique a étémal faite; la noble indépendance de nos pères de laRévolution a été ridiculisée; leur désintéressementoublié; leur héroïsme bafoué; leur simplicité égalitairetaxée de grossièreté; enfin le souvenir des grandesactions de la génération révolutionnaire tant calomniée,s’est perdu, obscurci et étouffé par les gouvernementsqui se sont succédé et les prêtres, leurs complices;aux tyrans, il faut des sujets et non des citoyens.
«Mais il faut nous relever, mes chers amis. Quela vie de Nogaret nous enseigne. Il ne s’est pas contentéd’être un homme probe et juste, il a encore étéun citoyen courageux. Il n’a jamais oublié dans lecours de sa longue vie, qu’à côté des devoirs del’homme envers ses proches, envers ses voisins, devoirsd’humanité et de fraternité, il y a d’autres devoirsessentiels à remplir, qui sont ceux du patriote etdu bon citoyen. Il s’est toujours souvenu que l’intérêtprivé disparaît devant l’intérêt général: avant lui, safamille, avant sa famille, la Patrie! Cette grandeurde sentiments s’est affirmée il y a quelques annéesd’une façon éclatante: on lui proposait de lui fairedonner une pension comme victime du Deux-Décembre;il répondit: — Je suis content d’avoir souffert gratis pour la République!
«Tel Nogaret s’est montré dans cette circonstance,tel il a vécu, tel il a été jusqu’à la fin. C’estaux accents de la Marseillaise qu’il s’est endormi dudernier sommeil.
«Citoyens! que cette vie nous soit en exemple;que la foi républicaine dans laquelle Nogaret a vécu,et dans laquelle il est mort, nous soutienne jusqu’ànotre dernière heure; et puissions-nous mourir commelui dans la communion de la Famille et de la Patrie!»
Ainsi parla Fournier. Tandis qu’il était là, debout,les yeux enflambés de lueurs, les gens le regardaientfixement, tout saisis. Ses paroles simples et mâlesleur répondaient dans le creux de l’estomac. Pourbeaucoup il disait des choses nouvelles et dures peut-être,car on ne déracine pas en un jour l’égoïsmeet l’esprit de sujétion dans lesquels les anciensgouvernements ont entretenu le peuple pour ledominer. On voyait bien cependant que les plusarriérés, les plus durs, étaient attrapés par la beautésévère de ce prêche civique. Le fond du paysan estbon, et s’il est encore en retard sur des choses, çan’est pas sa faute, c’est son malheur; mais patience,avant peu, il sera la véritable force du pays, en toutet pour tout.
Lorsque Fournier eut fini de parler, il prit une poignéede terre et la jeta sur la caisse en disant:— Adieu Nogaret! tu as bien vécu, repose en paix! Etnous autres après, nous fîmes comme lui: — Adieu,oncle, adieu! Puis tous les hommes qui étaient làvinrent aussi jeter un peu de terre sur le cercueil,tandis que les femmes à genoux parmi les tombes,dans les hautes herbes, faisaient une prière, oudisaient un chapelet pour le vieux Nogaret.
XI
Me voici au bout de mon écriture, et, arrivé là, jeregarde derrière moi comme le bouvier qui a fait sadérayure. Je me vois tout petit, petit drole, me roulantdans le sable au bord de l’eau, et cherchant descailloux verts, jaunâtres, ou suivant ma grand’mèreen la tenant par son cotillon. Il y a longtemps deça. J’ai aujourd’hui soixante-deux ans, et, entre cesdeux époques, s’est écoulée la plus grande et la meilleurepartie de ma vie. Je dis la meilleure, parce qu’elleenferme le temps de ma jeunesse, et qu’il m’est avisque l’homme ne fait pas comme le vin, il ne se bonifiepas en vieillissant. En prenant de l’âge, nous devenonsdurs, égoïstes: la bonté, la pitié, la générosité s’émoussenten nous, comme l’ouïe, la vue et la mémoire.Je dis ce qu’il m’en semble quant à moi; je ne sais siles autres valent mieux.
Mon existence n’a point été sans peines, mais elles’est écoulée du moins sans regrets et surtout sansremords, ce qui n’est pas peu de chose. Bien desaventures de mon jeune temps me font rire maintenant,comme par exemple ma passion bêtasse pourl’aînée des demoiselles Masfrangeas, qui, pour le direen passant, a coiffé depuis longtemps sainte Catherine, et n’est plus qu’une vieille fille dévote et pastrop facile. Il en est d’autres dont la souvenance mefait plaisir, comme mon adoration d’enfant pour lademoiselle Ponsie.
Je compte pour beaucoup d’avoir vécu chez moi,libre, indépendant, sous le soleil, point riche, maisn’ayant besoin de personne. J’ai travaillé, mais je n’aijamais eu quelqu’un derrière moi pour me commander.Quand le temps ou les occasions le requéraient,j’ai quelquefois donné de bons coups de collier, maisc’était de ma volonté, personne ne me poussait; je lefaisais par raison, pour les miens et pour moi. Demême dans des circonstances, il m’est arrivé de laisserla besogne pour un jour, quitte à rattraper letemps perdu le lendemain: comme ça c’est un plaisirde travailler.
Je me suis marié avec une paysanne sans le sou,mais c’est la meilleure affaire que j’aie faite de ma vie.Ma femme a fait prospérer la maison par l’ordrequ’elle y a apporté, par son travail de bonne ménagère,et elle l’a rendue plaisante en la tenant bien, en l’arrangeantjoliment, et surtout par sa bonne grâce etson bon cœur.
Et puis il y a autre chose que je compte pour ungrand profit: elle m’a porté huit enfants dont il mereste sept, tous bien fiers, bons droles, vaillants etsachant se retourner. C’est elle-même qui les a tousnourris, élevés, et soignés quand ils avaient larougeole, la coqueluche ou quelque autre petitemaladie, sans jamais trouver que ça fût trop pénible;toujours contente pourvu que les autres le fussent.Ça n’est pas pour dire, mais je crois qu’il n’y a guèrede femme comme ça. Quoique j’aie soixante-deux anset elle cinquante-huit, je l’aime toujours, et je le luidis quelquefois. On se moquera de moi si on veut,mais je n’ai point connu d’autre femme dans toute mavie; elle est la seule.
Maintenant que je commence à être vieux, je meretire un peu du travail du moulin, pour ne m’occuperque de notre commerce des blés qui va bien,Dieu merci. Il faut de bonne heure laisser un peu demaîtrise aux jeunes, ça les encourage, et puis ilsapprennent à gouverner les affaires. Ma femme faitde même pour la maison; elle laisse faire notre nore,et s’occupe surtout de nos petits-enfants: c’est ellequi les tient, les soigne, et les fait coucher avec ellequand il faut les dététiner. Ainsi, nous reposant unpeu tous les deux, nous laissons notre existencecouler en paix, sans trouble aucun, comme l’eaudans le goulet du moulin.
Une chose que je mets en ligne de compte quandje regarde en arrière, c’est d’avoir mené la vie quime convenait le mieux. Il ne faut pas croire que çane soit rien. Souvent le malheur de la vie provientde ce qu’on n’est pas à sa place; comme si un, quiaurait été un bon marin, était employé de bureau; ouqu’on ait fait un curé d’un jeune homme qui auraitété un bon officier de dragons. Pour moi, j’ai vécuen paysan, et c’est cette vie qui allait le mieux à mesgoûts simples et à mon caractère sauvage un peu.Chacun a ses défauts; il y en a qui sont trop façonniers,moi je ne le suis pas assez. Je ne sais pas négocierles affaires, ni jouer au plus fin, soit en politique,soit autrement; je ne sais qu’aller rondement, ettout droit devant moi. Je ne vaux rien pour tenirquelque place que ce soit, et je serais du tout incapabled’être maire de la plus petite commune dudépartement, qui est je crois celle de Saint-Étienne-des-Landes,où ils sont une soixantaine d’habitantsavec les femmes et les petits enfants.
La vie de campagnard est une vie large, santeuseet libre; le paysan en sabots et en bonnet de laineest roi sur sa terre: une fois qu’il a porté son argentau Moulin du Diable, autrement dit qu’il a payé sa taille au syndic, il est tranquille. Au lieu de rechercherles emplois, de galoper après les places, depuiscelle d’homme d’équipe ou de recors, jusqu’à cellede collecteur ou de préfet, la jeunesse de toute conditiondevrait se tourner vers la terre. Que de gensayant un bien, petit ou grand, où ils vivaient tranquilles,s’en vont dans les villes, croyant faire fortune,ou bien attirés par le plaisir, et finissent pars’y ruiner le corps et la bourse; pour un qui réussit,vingt qui se noient. Et après tout, à quel prix laréussite souvent? au prix de la santé et de la libertéqui sont les premiers des biens.
Ceux qui regardent les choses à la légère, et ilssont en grand nombre, se figurent que l’état de cultivateurest celui qui demande le moins de savoir etd’intelligence. Ils croient bonnement qu’il faut plusd’esprit pour vendre du poivre, ou des étoffes, ou pourgratter du papier, ou pour fabriquer des bonnets decoton, que pour travailler la terre: c’est justementle contraire qui est vrai. On nous prend pour desimbéciles, nous autres paysans, parce que nousn’avons pas les façons des gens des villes, et quenous ne savons pas un tas de rubriques et de mots àla mode; mais si on y regardait de près, on verraitque nous ne sommes pas aussi bêtes que nous enavons l’air, et que nous savons plus de choses utiles,que ceux qui se moquent de nous, quelquefois.
Pour moi, l’existence de propriétaire paysan, petitou grand, est la première de toutes. Je le dis en toutevérité, quand je devrais revenir dix fois au monde,dix fois je voudrais vivre de la même vie. Comme çane se peut pas, j’ai du moins toujours engagé mesdroles à ne pas abandonner la terre qui est notrebonne mère nourrice, et ils m’ont écouté. Tous sontmeuniers et travailleurs de terre, manque Bernardque le hasard a poussé dans l’état militaire, ce que jene regrette pas; il faut qu’il y en ait pour monter la garde à seule fin que les autres travaillent tranquilles.Celui de mes enfants qui était le plus mal loti, Yrieix,s’est tiré d’affaire, et maintenant il fait marcher unmoulin pour son compte. Je suis content de les voirtous établis comme ça, parce que j’ai toujours estiméqu’il vaut mieux être paysan en sabots chez soi, quemonsieur en bottes chez les autres; qu’il vaut mieuxtravailler dur pour soi et les siens, que vivre fainéantementaux dépens de quelqu’un ou du public;et enfin qu’une bonne frotte sous sa tuilée vaut mieux que des poulets rôtis chez autrui. Il y en aqui peuvent trouver ça rude, mais tout est facile àcelui qui n’a pas besoin de choses inutiles. Le pauvrechez lui est aussi à son aise que le riche, s’il a peu debesoins. Le bonheur ne consiste pas à avoir debeaux habits, des meubles de prix, de belles maisons,des chevaux de cent louis pièce, un ordinaire de carnaval,un grand train de maison, et autres chosespareilles; ça n’est que par comparaison que ceux quienvient ces choses aux riches se trouvent malheureux.
Comme disait mon pauvre défunt oncle, troischoses seules sont désirables: la santé, l’indépendanceet la paix du cœur.
C’est tellement vrai, ce que je dis, que c’est parcomparaison seulement qu’on se trouve à plaindre,qu’en ce moment, n’est-ce pas, personne n’est malheureuxde ne pouvoir voler en l’air; mais qu’onvienne à inventer une machine bien chère, pour ça,et tous ceux qui n’auront pas le moyen d’en avoirune se trouveront grandement à plaindre. Aujourd’huinous avons un petit chemin de fer le long de notreroute, pour aller soit sur Périgueux, soit sur Excideuil. Ça va plus vite que les anciennes diligences,cette affaire-là, mais quand nous allions sur l’impériale,causant avec le défunt La Taupe, nous n’étionspas malheureux de n’avoir pas ce petit chemin de fer qu’ils appellent d’un nom anglais, comme si on nepouvait pas le baptiser en français.
De même avant qu’il y eût des routes et des voiturespubliques, ceux qui s’en allaient à cheval ou depied n’en sentaient pas la privation. On a augmentébeaucoup, et trop selon mon petit jugement, lesjouissances, les plaisirs, les satisfactions de luxe,mais on n’a pas ajouté un fétu à notre bonheur.Toutes les commodités, toutes les facilités que nousavons de faire ceci ou ça, ne font que nous en dégoûterde bonne heure, parce que ce qui ne coûte aucunepeine finit par ne donner aucun plaisir.
Mais en voilà assez là-dessus, les longs prêchessont ennuyeux.
D’après tout ce que je viens de dire, on voit queje n’ai pas eu à me plaindre du sort, ni pour les miensni pour moi, et que nos affaires domestiques ontmarché à peu près. Depuis le procès avec Pasquetou,nous n’avons eu d’affaire avec personne, et pour ce quiest des médecins, nous ne les avons jamais fait travaillerdepuis mon coup de fusil. Quand nous étionsfatigués les uns ou les autres, nous restions au litattendant que ça passât, et en fait de remèdes nousfaisions une trempette avec du bon vin. Maintenantnotre famille croît et augmente à force. Pour en finirlà-dessus, j’ai en ce moment déjà neuf petits-enfantset d’après les apparences, l’année qui vient j’en auraidouze, et ça me réjouit le cœur: qu’est-ce qu’on veutde mieux?
Pour ce qui est des affaires publiques, nous avonseu des traverses pas mal, et la politique nous a faitpasser de mauvais moments quelquefois. Les gens duDeux-Décembre et ceux du Seize-Mai ont grêlé fermesur notre persil, mais maintenant que la Républiqueest solidement plantée et qu’elle pousse ses racinesjusqu’au plus profond de la terre française, tout estoublié.
Pourtant, il en est qui nous haïssent, de ce quenous n’avons pas leurs idées; d’autres qui sont nosennemis, parce que nous ne sommes pas de leuropinion. Les uns et les autres nous ont fait tout lemal qu’ils ont pu, et moi je me suis défendu et lesmiens, quelquefois en les goguenardant fort, et d’autresfois plus sérieusement, de manière qu’il a dûleur en cuire: qu’ils me pardonnent comme je leurai pardonné. L’égoïsme m’indigne, la méchancetém’exaspère, l’injustice me révolte, la misère me saignele cœur; mais si j’ai eu quelquefois des parolesde colère ou d’amertume, je n’ai point de haine pourles personnes, ni en général, ni en particulier depuisque le fameux Lacaud est mort.
Pour en revenir, il y en a qui ne sont pas contentsencore des progrès réalisés, ce sont les jeunes gensqui ne peuvent prendre loin leurs points de comparaison,de manière qu’il leur semble qu’on n’a rienfait; c’est à eux maintenant de pousser en avant.Mais pour moi, quand je regarde vers le passé, quelledifférence avec le temps d’aujourd’hui!
Je suis né dans les dernières années de la Restauration,vers le temps des Missions, et j’ai vu l’époquede ce Polignac qui voulait faire marcher la France,comme d’autres se sont vantés de le faire depuis;mais ils ont été bien mouchés tous. J’étais tout petitalors et je ne savais pas tant seulement ce que c’étaitque ce Polignac dont on avait tant parlé; mais je mesouviens qu’après la Révolution de 1830, étant dansla voiture de Périgueux, sur les genoux de ma mèrequi me ramenait de Limoges où travaillait pour lorsmon père, le postillon qui conduisait, tapait à grandscoups de fouet sur un vieux cheval blanc rétif encriant: Hue! Polignac! et ça me faisait rire.
Les Bourbons ont été renversés, Philippe a étéchassé, la deuxième République a été égorgée unenuit de décembre, Bonaparte est tombé dans la boue de Sedan: voilà tout en gros; et, entre ces événements,que de choses tristes j’ai vues! que de misèresle peuple a supportées! Aujourd’hui, après avoirpassé par les étamines de l’ordre moral, et s’êtretirée heureusement des coupe-gorge monarchistes, laRépublique est sauvée: c’est beaucoup pour ceux quiout vu les tristes temps de Charles X, de Louis-Philippeet de Bonaparte, mais ce n’est pas tout.
On a fait déjà quelques bonnes lois, mais il enreste pas mal à faire, pour protéger le travail et lespetits; elles se feront sans doute, mais il faudrait sepresser, ceux qui souffrent sont impatients, ça se comprend.Une des premières que je voudrais voir mettresur le chantier, c’est celle qui, à l’avenir, soustrairaità l’hypothèque la maison du paysan. Il faudrait quecette maison, le jardin et un morceau d’enclos, ayantété constitués insaisissables, fussent toujours francset libres; que le propriétaire ne pût emprunter dessus,et par ainsi qu’un créancier ne pût les faire vendrepour dettes. De cette manière, la famille, les petitsdroles auraient toujours un abri. Nos hommes sonttellement vaillants, qu’avec cette loi, solidementplantés sur leur peu de terre, comme nos chênes,ceux qui auraient été malheureux se relèveraient.Comme ça, on ne verrait pas des troupes de pauvresgens qui ne demandent qu’à travailler, jetés hors dechez eux, prendre le bissac et se disperser de çà, delà, et souventes fois mal tourner par suite de lamisère.
Mon gendre m’a dit avoir vu dans le journal, il y aquelque temps, qu’une loi dans ce genre existe enAmérique, et qu’un député de la Seine, avocat distingué,en avait proposé une semblable à la Chambre.Ça me fait plaisir de me rencontrer, moi pauvremeunier, avec un monsieur aussi haut placé; et çame console un peu de ce que quelques amis se sonttout doucettement gaussés de moi à cette occasion.
Mais, comme je ne serais peut-être pas toujoursaussi heureux, je m’en tiendrai là. Chacun son métier,les brebis seront bien gardées du loup, commedisait le pauvre défunt Lajarthe qui avait bien quelquefoisdes idées un peu farouches que je ne partageaispas, mais qui, au demeurant, était un bravehomme.
À propos de ce pauvre ami, je me souviens qu’unjour d’élection, devant chez Maréchou, il disait quetout le mal existant sur la terre provenait d’unmanque d’équilibre. Il y avait des pays trop froids,d’autres trop chauds; des terres trop légères, d’autres trop fortes; des étés trop secs, d’autres tropmouillés; des hommes trop forts, d’autres tropfaibles; des gens trop habiles, d’autres trop innocents;des citoyens trop riches, d’autres trop pauvres;et ainsi de suite. Et il ajoutait que s’il avaitété là, lorsque le bon Dieu fit le monde, il lui auraitdonné quelques bons conseils.
Tout le monde riait, et moi comme les autres. Maisdepuis, songeant à ça quelquefois, je me disais qu’ilpourrait bien avoir quelque peu raison. Les villes sesont gonflées outre mesure aux dépens des campagnesqui se sont dépeuplées. Sans doute il y a bien d’autrescauses, mais je crois qu’une des raisons du malaisedont on se plaint vient de là. La populationouvrière rurale s’étant jetée dans les villes, y aamené le chômage; et le manque de bras dans lescampagnes y a fait négliger la terre: ce qu’il y a detrop d’un côté manque de l’autre. Il faudrait, selonmoi, remédier à ça, et par tous les moyens possiblesfavoriser le retour à la terre de tous ces pauvres gensqui l’ont abandonnée dans un temps de crise, las detravailler beaucoup pour les autres, et de crever lafaim. Maintenant que le moment le plus dur est passé,en revenant dans leur endroit, ils pourraient encorevivre heureux en contribuant à la prospérité du pays; et en même temps ils soulageraient les travailleursdes villes auxquels ils font une concurrence qui estla misère pour tous.
Oui, ça serait une bonne chose de dégager un peules villes. Il y en a qui se carrent de ce que Périgueuxa augmenté de vingt mille habitants depuis cinquanteou soixante ans, et qui sont tout fiers de ce queParis en a tout près de deux millions cinq centmille; moi pas. Ces gros rassemblements d’hommesne me disent rien de bon; c’est dans les campagnesque je voudrais voir s’accroître la population. Deuxmillions cinq cent mille habitants à Paris, le quinzièmede la population totale du pays, c’est comme sila France avait un érysipèle à la tête: aussi Parisa-t-il toujours un peu la fièvre, — et nous la donne-t-ilquelquefois.
Mais s’il y a à faire, il y a à défaire aussi. Beaucoupd’anciennes lois devraient être abolies, comme quisarcle la mauvaise herbe dans un champ de blé. Deles dire toutes, ça serait long, car déjà toutes ont étéfaites dans un esprit qui n’est plus celui d’aujourd’hui,et par des gens qui n’étaient pas trop amis du peuple.Il y en a de ces lois qu’il faudrait retourner de fonden cime, comme une peau de lièvre, pour en tirerquelque chose de bon; et encore je ne sais.
Mais les lois ça n’est pas tout. Ce que je voudraisbien voir changer aussi, c’est nos usages civiques,nos habitudes politiques, nos mœurs publiques. Oubien on s’insulte à plate couture, on s’agonise desottises, ou bien on s’accable de politesses affectées,de compliments à n’en plus finir. Ça se voit dansles journaux; jamais on ne s’est tant servi de toutesles expressions de flagornerie monarchique que maintenant.Nos députés se traitent d’honorables, groscomme le bras, comme s’il était besoin de constaterça à chaque instant. Qu’est-ce que je dis? on n’oseplus mentionner publiquement un brave conseiller municipal de Marsaneix ou de Périgueux, sans lequalifier aussi d’honorable. Députés et conseillers lesont, je le veux, je le sais, mais le diable si je comprendsla nécessité de rappeler ça à tout bout dechamp, comme si on avait peur que la chose s’oublie!
Jusque dans nos campagnes, on se met à parlercomme à Paris ou à Périgueux. Nous avons dansnotre conseil de la commune un brave homme toutà fait, mais qui, à chaque réunion, y va de son petitdiscours, quoiqu’il soit comme moi, pas des plussavants, et il tâche de parler comme à la Chambredes députés, disant toujours: l’honorable M.le Maire;notre honorable collègue Roumy; l’honorable adjoint;et ainsi de tous. Ces grimaces font suer déjà quandça se passe dans la haute; je vous demande un peul’effet que ça fait dans un conseil de douze bonspaysans!
Mais ce n’est pas tout. Du monde de la politiqueoù on fait la pluie et le beau temps, cet usage flacassierdes qualifications élogieuses s’est étendu à lafoule nombreuse des gens en place, des petits auxgrands. Lorsqu’on en parle, tout ce monde est habile,intègre, distingué, sympathique, est-ce que je sais?et les gros bonnets sont très honorables, hautementdistingués, éminemment sympathiques! Quoi deplus? Jusque dans les relations entre simples citoyens,cette mode s’est répandue. C’est au pointqu’il semble qu’on veuille mal à quelqu’un, si on parlede lui sans coudre à son nom un de ces mots flatteurs;entre braves gens d’ailleurs, on se gratte l’unl’autre où ça nous démange fort. On voit venir letemps où l’oubli d’une de ces formules flagorneusesfera déclarer des duels.
Et dans les lettres donc, il faut voir ces civilités dela fin; ces: agréez, veuillez agréer, daignez agréer,ces salutations distinguées, ces hautes considérations, ces respects, ces profonds respects, et lereste!
Lorsque j’entends, ou que je lis dans le journal,toutes ces cagnardises et toutes ces rubriques platescomme des punaises, et puantes comme elles, il mesemble qu’on me passe un chat dans l’échine en letirant par la queue. Hé foutre! ça me fait jurer. Pastant de fadaises verbales, qu’on en revienne plutôtà la simplicité fière de nos anciens de la Révolution,qui disaient: tu, citoyen, et: salut et fraternité!
Et puis, si toutes ces platusseries n’étaient qu’enparoles seulement!
Il y a encore quelque chose qui me dérange bien.Les Français sont tous égaux, c’est entendu, aussichacun cherche à se hausser au-dessus des autres.Jamais, au grand jamais, on n’a vu tant de gens décorésqu’au jour d’aujourd’hui. Ceux qui n’ont pas lachance d’accrocher la croix d’honneur française sejettent sur ces croix étrangères, dont on tient boutique.Et puis, pour faire prendre patience à ceux quidemandent le ruban rouge, on a inventé des petitesaffaires, qui se mettent à la boutonnière, avec unruban couleur d’évêque. Je ne sais pas ce que c’est,ni ne tiens à le savoir; c’est assez que ce soit unmoyen de se distinguer des autres citoyens. Mais il ya autre chose encore. Depuis quelques années on fabriquedes chevaliers du Mérite Agricole. Moi je ne suisqu’un coyon de meunier, mais cette chevalerie dulabourage me fait crever de rire. Franchement, onaurait pu épargner ce petit ridicule à l’état de cultivateurqui est le premier de tous.
Je ne parle pas de la manière dont les croix et lereste sont distribués, ça porterait trop loin. J’en saisdes décorations qui sont bien placées, mais le diableme crâme, il y en a trop qui me feraient dire commele défunt Barrière, un vieux retraité du premier Empire: — Aouro n’en fan paillado! — ce quiveut dire: Maintenant on en fait litière!
Mais ce n’est pas fini. Après toutes ces décorations,il y a encore des médailles d’honneur de tous lesgenres, de toutes les classes, de tous les calibres etde tous les métaux; des diplômes d’honneur aussi,des mentions honorables; — que d’honorabilité! —des témoignages de satisfaction, des félicitations officielles,est-ce que je sais! Il semble que nous soyons,non pas des citoyens, des hommes libres, mais desécoliers à qui on distribue des récompenses, s’ils sontbien sages.
On me croira si on veut, mais moi je préfère àtoutes ces simagrées monarchiques, à toutes cescroix, à toutes ces médailles, le franc-parler et larude égalité républicaine de Quatre-vingt-treize, etles épaulettes de laine des généraux, et la cocarde aubonnet de la Liberté: oui, je regrette les caractèresfiers et les cœurs hautains, et la saine rusticité deceux de cette époque.
À force de nous vouloir adoucir et polir, on nousa amollis, pauvres gens, et nous ne sommes plusque des chiffes. Nous n’avons plus cette hainefarouche de nos anciens, pour l’intrigue, la sujétion,les usages du beau monde et l’esprit courtisan: nousnous laissons piper par des paroles, et attacher avecdes rubans.
Il me peine fort de voir qu’au lieu de tâcher defaire passer la mode de toutes les distinctions etdécorations; qu’au lieu de nous dététiner tout bellementdes croix et des médailles, on les a prodiguées,et, par-dessus le marché, on a inventé un tas d’enginsdécoratoires: J’ai ça sur l’estomac.
Enfin, c’est comme ça et mes jérémiades n’y fontrien. Pourtant, ça m’étonne quand j’y pense, de voirdes gens sérieux s’amuser à ces choses-là, dans letemps où nous sommes; de même que ça me surprend de voir encore des royalistes, des bonapartistes,des orléanistes, des carlistes, des Louis-dix-septistes,des républicains, enfin des braves gens detoute couleur et de toute opinion, s’attraper aux cheveuxà propos de personnes et de choses prêtes à disparaître.Hé! Messieurs, ce n’est plus le temps dedisputer sur l’étiquette et les préséances; sur le traitéd’Utrecht, le droit divin ou les Constitutions défuntes;c’est vers l’avenir qu’il faut regarder. Moi je chevauchemieux ma mule que la bourrique de Balaam,pourtant il me semble qu’une rénovation socialegerme dans les esprits. Les ouvriers de terre, métayers,bordiers, tierceurs, journaliers, domestiques,commencent à réfléchir sur l’arrangement présent deschoses, et ils font des comparaisons qui leur donnentfort à penser. C’est pourquoi, il serait juste et sagede faciliter au paysan son accession à la propriété;car, quoique je ne sois qu’un pauvre oison, il metombe quelquefois dans l’idée, que cette grosseboule de terre grise sur laquelle nous vivons n’apas été pétrie et lancée dans l’espace à raison devingt-sept mille lieues à l’heure, pour que ceux-làdont je parle, qui font métier de travailler la terre,précisément n’en aient pas une picotinée. Je mefigure qu’ils auraient droit à une petite part pour celaseul qu’ils sont hommes.
On a formé des sociétés pour aider aux ouvriers del’industrie à acquérir des maisons payées par termesannuels dans de bonnes conditions. Qui ferait çapour les pauvres Jacques-sans-terre; qui leur procureraitles moyens de devenir petits propriétaires, enattendant mieux, ferait une grande chose, une trèsgrande chose.
Mais que ça arrive ainsi, ou autrement, comme ilest d’un intérêt vital pour le pays, que le paysanmercenaire soit fixé au sol par la propriété, et qu’ainsis’achève la conquête de la terre française par sa pioche vaillante, cela sera donc. Lorsque ce tempssera venu, les inégalités sociales, étant moins choquantes,n’engendreront plus de ces haines férocesqui épouvantent. Grâce au progrès des idées demutualité, de solidarité, de justice, la vie sera moinsdure pour les faibles, meilleure pour tous. Alors, nulne pouvant se soustraire à la grande loi du travail,des millions de bras fainéants seront rendus aulabeur, à la production, et les pauvres femmes quis’exterminent aux champs et dans les ateliers serontrenvoyées à leur ménage; et puisqu’on parle que lapopulation diminue, au lieu de faire l’ouvrage deshommes, elles feront des enfants…
Mais de quoi vais-je me mêler? Ça n’est pasà un chétif meunier de raisonner de toutes ceschoses, et j’entends qu’on me crie depuis un moment:
— Vieille baderne, retourne à ton moulin!
— Un petit instant, et j’y vais.
Moi je ne compte pas voir se réaliser tout ce dontj’ai parlé, et je le regrette, mais mes enfants le verront,j’en ai la foi. Ça me console tout de même, depenser qu’un jour viendra où l’égalité n’offusqueraplus personne, où le travail primera l’argent, et oùla charité, devenue inutile, ne sera plus qu’un souvenir.Ce jour venu par la marche sûre et pacifique deschoses, on ne verra plus de gros rentiers inutilescomme les Lacaud, ni de mendiants à bissac commeNicoud, mais davantage de gens ayant moyennementde quoi. Il y aura peut-être encore de la pauvreté, decette pauvreté digne qui n’effraie pas les vaillantshommes, mais plus de misère imméritée. Le mondene sera pas parfait, bien sûr, mais il aura fait ungrand pas dans le chemin du progrès, en prenant laJustice pour la seule règle de tous les rapports de lavie sociale.
Mais si je ne vois pas ces grandes choses, j’espère du moins vivre assez pour faire la commission dontmon oncle m’a chargé à son lit de mort.
Je m’en irai content, lorsque j’aurai pu aller là-bas,au cimetière, lui crier sur sa tombe:
— Oncle, ils sont partis!
FIN
TABLE DES MATIÈRES
(ne fait pas partie de l’ouvrage original)
Pages
Avant-propos
i
Chapitre I
1
Chapitre II
45
Chapitre III
96
Chapitre IV
132
Chapitre V
177
Chapitre VI
217
Chapitre VII
258
Chapitre VIII
286
Chapitre IX
362
Chapitre X
389
Chapitre XI
419